Colloques en ligne

Christophe Ippolito

Littérature comparée politique et politique de la littérature comparée en Amérique du Nord et en Europe

Political Comparative Literature and the Politics of Comparative Literature in North America and Europe

1Près de trente ans après la publication aux États-Unis de l’ACLA Report (1993, republié dans Bernheimer, 1995) de Charles Bernheimer sur le rapprochement stratégique (et la complémentarité) entre comparatisme et cultural studies1, et la levée de boucliers qui l’a suivie, des propos d’Anthony Appiah à ceux de Michael Riffaterre, il peut paraître hasardeux de s’interroger sur le bien-fondé d’un autre rapprochement, cette fois entre comparatisme et politique en Europe, où la discipline est née, reflétant majoritairement lors de sa fondation un Geist occidental. Cependant, il n’est pas douteux que l’argument politique qui avait originellement été développé par Raymond Williams pour les cultural studies, et qui a été relayé par Mary Louise Pratt en littérature à propos de la citoyenneté globale (voir Pratt, 1995), ou bien par d’autres à propos du cosmopolitisme (voir Appadurai, 1996 ; Appadurai, 2011 ; Appiah, 2006 ; et Beck, [2004] 2006), ait une importance déterminante dans la grande péninsule européenne, mosaïque de cultures et de situations politiques et carrefour de trois continents. Et cela au moment où les projets littéraires ou critiques uniquement axés sur des visées esthétiques sont de plus en plus contestés, au moment où la critique se fait de plus en plus politique (voir Rancière, 2007). La définition romantique traditionnelle de la littérature faisait de cette dernière un domaine autonome exclusivement centré sur la fonction esthétique, or la littérature comparée, qui a pris son essor avec le romantisme, était une image idéale de ce domaine. Aujourd’hui, la discipline se cherche, elle est en crise, elle disparaît parfois : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître ; pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés [La crisi consiste appunto nel fatto che il vecchio muore e il nuovo non può nascere : in questo interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati] », écrivait Gramsci (1983, p. 283). Tentons donc d’éviter la morbidité, et examinons les arguments politiques et autres qui ont soutenu la démarche de Bernheimer, ainsi que ceux qui, y compris parmi ces derniers, peuvent renforcer le développement d’une littérature comparée plus axée sur l’étude du politique. Tout dépend, il est vrai, du contenu qu’on voudra ou pourra donner à cette politisation a priori bienvenue de la littérature ou du comparatisme : c’est ce qu’on examinera ici.

2Il faut d’abord remarquer que Charles Bernhneimer est critique sur ce qu’il construit comme une littérature comparée « dépassée », et sur l’hégémonie des littératures européennes qu’elle aurait mise en place. Il souligne que les deux rapports sur la littérature comparée aux États-Unis qui ont précédé le sien, celui de Harry Levin en 1965 (repris dans Bernheimer, 1995) et celui de Thomas Greene en 1975 (repris dans Bernheimer, 1995), avaient mis l’accent sur une nouvelle perspective internationale, mais que cette perspective était limitée à l’Europe et n’intégrait pas les littératures non européennes (voir Bernheimer, 1995, p. 39-40). Autrement dit, le seul internationalisme qui valait alors excluait l’universalité, et n’était en fait qu’un retour aux sources européennes de la littérature comparée : une régression, en somme.

3La seconde critique de Bernheimer porte sur l’usage des traductions, que Levin puis Greene condamnent dans l’ensemble, malgré de petites concessions. Bernheimer ne manque pas de relever une phrase rétrospectivement peu « politiquement correcte » de Harry Levin : selon ce dernier, à partir du moment où la littérature comparée « inclut une proportion substantielle de travail sur les textes originaux [en langues européennes], ce serait témoigner d’un purisme excessif que d’exclure quelques lectures en des langues moins communes [includes a substantial proportion of work with the originals [in European languages], it would be unduly puristic to exclude some reading from more remote languages in translation] » (Bernheimer, 1995, p. 40, nous traduisons). Bernheimer critique ce point de vue en soulignant la réduction de la tradition internationaliste de la littérature comparée à quelques littératures européennes que cette position opère, et ce à tel point que « les cultures soi-disant éloignées sont périphériques à la discipline [comparatiste] et peuvent donc être étudiées en traduction [so-called remote cultures are peripheral to the [comparativist] discipline and thence can be studied in translation] » (Bernheimer, 1995, p. 40, nous traduisons). Cela ne signifie pas que Bernheimer s’oppose à l’usage des traductions – mais il s’oppose à l’idée selon laquelle on peut se permettre de n’étudier certaines littératures que dans des versions traduites parce qu’elles sont somme toute marginales. C’est une chose que l’ACLA a modifiée en allant dans le sens de Bernheimer, puisqu’on propose de nos jours un équilibre entre textes occidentaux et non occidentaux, équilibre qui toutefois est loin d’être vraiment respecté2 (et on voit combien cette formulation et l’utilisation du terme « occidental » posent problème, ce qui pourra alimenter de futurs rapports).

4Bernheimer veut donc ouvrir la littérature comparée à toutes les littératures, à toutes les cultures. C’est peut-être l’une des plus grandes innovations du rapport Bernheimer que de (faire) voir la littérature comme « un paradigme pour des problèmes plus larges3 affectant la compréhension et l’interprétation à travers différentes traditions discursives [a paradigm for larger problems of understanding and interpretation across different discursive traditions] » (Bernheimer, 1995, p. 44, nous traduisons). Et cette approche redéfinit aussi ce que vise la littérature comparée : selon le rapport, le but de la littérature comparée est « d’expliquer ce qui est perdu et gagné dans les traductions entre les systèmes de valeurs distincts de différents médias, cultures, disciplines et institutions [to explain both what is lost and what is gained in translations between the distinct value systems of different cultures, media, disciplines and institutions] » (Bernheimer, 1995, p. 44, nous traduisons). Une telle approche, peu centrée sur la littérarité (on en verra plus loin un exemple, avec deux médiums différents, livre et film), participe également d’une redéfinition de la littérature, ce qui est, en fait, la part la plus audacieuse de ce que Bernheimer avance :

[les] différentes manières de contextualiser la littérature dans les champs élargis du discours, de la culture, de l’idéologie, de la race et du genre sont si différentes des anciens modèles des études littéraires centrés sur les auteurs, les nations, les périodes et les genres, que le terme « littérature » ne peut plus décrire adéquatement notre objet d’étude [[the] different ways of contextualizing literature in the expanded fields of discourse, culture, ideology, race, and gender are so different from the old models of literary study according to authors, nations, periods, and genres, that the term « literature » may no longer adequately describe our object of study]. (Bernheimer, 1995, p. 42, nous traduisons.)

5Bien sûr, ce rapport eut le don de faire violemment réagir un Michael Riffaterre, pour qui toute véritable littérature était liée à une forme de littérarité qu’il fallait étudier (voir Riffaterre, 1995).

6On voudrait donner ici un bref exemple d’une démarche traditionnelle, ou du moins qui va dans le sens d’une étude centrée sur la littérarité. Prenons le roman Inferno (1897), rédigé en français par Strindberg, qui y réécrit notamment la Bible, Dante et Nerval. On pourrait examiner comment l’imaginaire de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement décadent modèle et colore ce texte dont le cadre principal est Paris, où Strindberg s’était alors « exilé », en montrant comment des figures de style fréquentes dans les textes décadents (oxymores et inversions, par exemple), et les représentations de certains lieux (des cimetières aux jardins), y traduisent et amplifient les contradictions de l’antimodernité. On sait que la création de nouvelles images était l’un des topoï favoris de la décadence. Or, placé sous le signe du bref mystère qui l’introduit (pièce absente de la version suédoise du texte), Inferno semble refaire la Création contre la nature (ce qui n’étonnera pas dans un roman qui discute de la fin du naturalisme), et cette (re)Création, qu’on peut analyser comme l’ultime entreprise téléologique du récit, est déclinée plusieurs fois sous plusieurs formes différentes. Comme dans À Rebours (1884), le narrateur rendu à sa solitude « renaît », « crée un univers ». Paris même, ou du moins l’antinaturel Jardin des Plantes, est ici le microcosme d’une (re)Création. On pourrait soutenir que c’est ainsi, en représentant la ville comme un enfer étranger à ses habitants, que ce roman tisse cette forme de surprise que Benjamin pensait être inhérente à la beauté moderne.

7Compare-t-on encore ainsi de nos jours ? Oui certes – mais, avec un peu de recul, il est clair que la position plus politique de Bernheimer a gagné du terrain, y compris parce que la critique s’est en général politisée. Et ce même si, avant l’an 2000, nombreux étaient ceux qui soutenaient encore la position de Riffaterre. Il existe aussi d’ailleurs des voies moyennes, comme celle que prit, il y a vingt-cinq ans à peu près, Jeffrey Schnapp à l’Université de Stanford. Schnapp admet que le « canon » n’est plus tout-puissant, que l’usage des traductions dans les études littéraires s’est répandu, que l’étude des langues doit rester centrale, et que les études portant sur des corpus non européens changeront la discipline. Mais il défend d’une certaine manière la littérature « d’élite », critique l’usage que fait Bernheimer du mot « multiculturalisme », voit mal comment amener tous les étudiants à apprendre au moins une langue non européenne, et se méfie de l’aspect moral que le rapport a tendance à survaloriser (voir Schnapp, 1998).

8Dans ce débat, qui porte en particulier sur la question de la diffusion des littératures écrites dans des langues peu pratiquées, et donc sur le problème de la traduction, c’est l’émergence possible des littératures « mineures », ou du minoritaire en général, qui se joue. Bernheimer écrit ceci : « Il peut être préférable, par exemple, d’enseigner une œuvre en traduction, et ce même si on n’a pas accès à la langue originale, que de négliger les voix marginales [It may be better, for instance, to teach a work in translation, even if you don’t have access to the original language, than to neglect marginal voices]4 » (Bernheimer, 1995, p. 44, nous traduisons). Ce souci de la minorité et ce problème posé par la traduction (ne pas étudier certaines littératures en traduction, ce serait ne pas les étudier du tout, mais les étudier en traduction, c’est marginaliser les langues dans lesquelles elles sont écrites en ne les apprenant pas) sont sans doute liés au fait que, dans certains pays, il semblerait que la littérature comparée soit elle-même dans une situation de minorité. Ainsi, selon Yves Chevrel (2007, en ligne), « la littérature comparée reste marginale dans les universités françaises, où la tradition classique imprègne les études littéraires (au sens large) ». Ce qui veut dire qu’institutionnellement, la connaissance du latin et du grec est mieux considérée que celle de deux ou trois langues vivantes. Et Chevrel rappelle que « J.-M. Carré, dans le premier numéro de la Revue de Littérature Comparée qui reparaît en 1946, évoque la vie discrète” de l’Institut de littérature comparée de la Sorbonne ».

9L’argument minoritaire est politique, et pas seulement parce que c’est l’argument du pauvre, du déshérité. C’est certes celui qui permet de continuer le débat avec la majorité, de lui assurer une vie renouvelée. Mais il y a, en rapport avec la question de la minorité, tout un arsenal d’arguments politiques plus complexes pour une littérature comparée politique. Une telle littérature comparée pourrait ainsi offrir la possibilité d’un retour à la racine des cultural studies au Royaume-Uni (avant qu’elles ne perdent une grande partie de leur visée politique en traversant l’Atlantique) ; d’un retour à Raymond Williams, à la culture populaire, à la lutte des classes, à la perspective marxiste. En effet, il faut prêter attention aux dérives des cultural studies. Ainsi, le multiculturalisme dans sa version dominante américaine peut être une façon de passer à une définition apolitique de l’identité, et d’instaurer un tout culturel réduisant le politique à la portion congrue, ou le traduisant en codes éthiques assez généraux. Certes, ce serait là une simplification, certains livres redéfinissant le comparatisme dans une perspective politique (voir par exemple Gilroy, 1993). Toujours est-il qu’il faut être vigilant, et s’assurer que l’adjectif « politique » garde tout son sens quand il est accolé à la locution « littérature comparée ».

10Proposons donc un exemple de question potentielle de littérature comparée qui cette fois montrerait comment l’idée de minorité peut fonctionner comme un horizon politique pour le comparatisme. Le corpus serait pris dans les domaines français et anglo-saxon et l’opération de comparaison porterait principalement sur deux médiums différents : films et livres. Il s’agirait d’examiner comparativement les représentations du malaise dans les zones urbaines sensibles à différents moments à partir des années 1960. Pour le domaine français, les œuvres considérées pourraient être Les Petits Enfants du siècle de Christiane Rochefort, le documentaire Le Joli Mai de Chris Marker, Le Thé au harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef (le livre et le film, avec leurs différences), Un papillon dans la cité de Gisèle Pineau, et La Haine de Mathieu Kassovitz. Et on pourrait comparer ce « réalisme urbain » français parfois aux frontières de la sociologie avec ce que font dans ce domaine des romanciers anglo-saxons : Edward P. Jones pour Washington, Leonard Gardner pour Stockton (en Californie du Nord, dans la « vallée centrale »), Zadie Smith pour Londres5. L’analyse insisterait notamment sur le couple notionnel minorité/périphérie, dans le contexte des glissements différentiels des rapports entre identités et communautés périurbaines, et serait attentive à l’évolution de la condition féminine et immigrante dans le cadre considéré. Comme Le Joli Mai le montre, les racines du malaise dans les cités plongent dans la reconstruction de l’après-guerre et les choix politiques, économiques et sociaux qui y ont présidé. Il faudrait d’ailleurs aussi intégrer au corpus le volume dirigé par Bourdieu, La Misère du monde (1993), dont le succès, qui fait écho à celui du roman de Rochefort trente ans plus tôt, est symptomatique des attentes d’une société qui reste divisée par ces choix. Cet ouvrage collectif traite en effet des zones urbaines sensibles et de leurs minorités, et mêle, dans ce qui peut être perçu comme de la sociologie narrative, l’analyse à des récits qui offrent de nombreux points de comparaison avec les romans et films mentionnés ci-dessus ; sans compter qu’une partie du livre porte sur des minorités et des zones urbaines sensibles d’Amérique du Nord6.

11Il semble bien que ce qui pourrait être en jeu ici, aussi bien que les phénomènes d’aliénation et de subordination, serait la valorisation des idéaux minoritaires et le recentrement de l’idée même de minorité, quand bien même cela serait au détriment d’une culture nationale universaliste mythique qui est dans le contexte actuel une justification partielle pour oublier la « misère du monde ». À la différence de ce que propose Jacques Rancière, ce serait là une façon de faire de la politique en littérature, avec la littérature (et pas seulement avec celle-ci, mais aussi avec le film, la sociologie, et bien d’autres disciplines et pratiques, de la photographie à l’urbanisme et à l’ethnologie), plutôt que de se limiter à faire une politique de la littérature. Mais comment le faire sans formuler en termes politiques les débats que littérature et film représentent ? Pendant longtemps, par exemple, les efforts de l’État français ont tendu à remplacer subrepticement les catégories ethniques par des catégories et classements géographiques. On se souvient ainsi de la loi de 1978 contre la classification ethnique de certaines archives, et de la création administrative des zones d’éducation prioritaire (ZEP) en 1981 : deux événements contemporains du roman de Charef mentionné ci-dessus. Comme si la géographie était neutre et impartiale. La géographie est le contraire du neutre. Notons aussi qu’on ne peut pas toujours (ou seulement) projeter la notion de littérature comparée (et la pratique qu’elle induit) dans un ailleurs : on devrait aussi avoir la possibilité de s’engager dans un comparatisme « réflexif ». Pour reprendre une formulation aujourd’hui bien désuète, faut-il séparer un comparatisme internationaliste d’un comparatisme « dans un seul pays » ? Et, pour aller plus avant encore, pourquoi ne pas tirer parti hic et nunc de ce qui est usuellement réservé à des objets de comparaison éloignés ?

12Ainsi, la notion de périphérie, essentielle dans le discours colonial et postcolonial, peut aussi être utilisée en France métropolitaine, comme l’ont notamment montré les récents travaux de Christophe Guilluy sur la France périphérique et les fractures sociales (voir Guilluy, 2013 ; Guilluy, 2015 ; et Guilluy, 2016). L’Autre (la « France d’en bas », la France des « quartiers », des banlieues) est périphérique et/ou subalterne par rapport au « colonisateur » ou (comme on voudra) à l’élite dirigeante dont les membres ont le pouvoir de choisir ceux qui peuvent être « nous » et ceux qui doivent être « eux » (voir Spivak, 1988, p. 273). Paradoxalement, les deux instances, « nous » et « eux », se renforcent mutuellement, parce que l’identité d’un individu se construit par le regard de l’autre (voir Boehmer, 1995, p. 21). Ici, il est probable que certains pourraient vouloir nuancer ces jugements, distinguer entre colonisateur en contexte colonial et postcolonial et élite dirigeante dans le contexte français. Pourtant, ce type de rapprochement est assez courant dans les études littéraires et les cultural studies en Amérique du Nord (sinon en Europe de l’Ouest), où il sert aussi bien souvent des desseins et des logiques interdisciplinaires. Dans la perspective d’une littérature comparée renouvelée, la comparaison se mondialise, comme se mondialisent les rapports engendrant des formes de domination.

13En fait, tout au moins sur certains sujets, il devient difficile à qui veut (faire) comprendre la littérature de ne pas faire de références directes à la politique comme discipline et comme pratique, car ce serait se priver d’outils indispensables pour bien mesurer des problèmes qui sont au cœur de représentations littéraires traversant plusieurs cultures. Il semble donc fondamental que la littérature comparée renforce sa dimension interdisciplinaire. Ainsi, sur cette question des minorités, s’il n’existe pas de notion de minorité en droit international, il est clair que de récents développements font progresser les choses dans cette direction. Considérons l’état préparatoire de la définition des minorités ethniques, religieuses et linguistiques soumis à la sagacité d’une sous-commission des Nations Unies en 1984 :

A group of citizens of a State, constituting a numerical minority and in non-dominant position in that State, endowed with ethnic, religious or linguistic characteristics which differ from those of the majority of the population, having a sense of solidarity with one another, motivated, if only implicitly, by a collective will to survive and whose aim is to achieve equality with the majority in fact and in law7. (Deschênes, 1985, cité dans Schabas, 2000, p. 117)

14On peut penser que cette définition est plus politiquement correcte que l’expression « minorités visibles », que les institutions provinciales canadiennes utilisaient encore dans les années 1980 pour parler des minorités non blanches8 (voir Bauer, 1994, p. 20 et p. 45). Cependant, une définition claire et reconnue universellement de la notion de minorité ferait avancer des débats sur les minorités aujourd’hui souvent limités à des conjectures sur l’identité culturelle des groupes concernés. Le mot « minorité » n’est pas dans la Charte des Nations Unies, mais une telle définition pourrait prendre appui sur l’article 7 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme sur l’antidiscrimination et l’égalité devant la loi, comme sur les divers textes onusiens antidiscriminatoires (textes qui par ailleurs offrent des voies de recours pour le moins limitées). C’est un point d’autant plus sensible que la discrimination ethnique en matière de travail, de logement ou d’accès à certains lieux et services est une réalité dans de nombreux pays y compris en Europe ; et lorsque des lois existent, elles sont peu ou mal appliquées. Cette situation a été dénoncée par des instances européennes9.

15Élargir ainsi l’analyse littéraire au politique (on pourrait dire plus précisément « à ses implications politiques ») implique de repenser le rôle de la littérature (ou du moins de la critique). Car, comme le remarque Martha Nussbaum,

[n]ous avons l’habitude à présent de penser à la littérature comme optionnelle : comme grande, précieuse, divertissante, excellente, mais comme quelque chose qui existe de son côté, séparé de la pensée politique, économique et juridique, dans un autre département de l’Université, dans une fonction de servante plutôt que de compétitrice [[w]e are accustomed by now to think of literature as optional : as great, valuable, entertaining, excellent, but something that exists off to one side of political and economic and legal thought, in another university department, ancillary rather than competitive]10. (Nussbaum, 1995, p. 2, cité et traduit dans Bouveresse, 2008, p. 151)

16Or si la politique peut mieux faire comprendre la littérature, la littérature peut elle aussi mieux faire comprendre la politique. Jacques Bouveresse, s’inspirant d’une analyse de Hilary Putnam, montre que Le Carnet d’or [The Golden Notebook] (1962) de Doris Lessing donne une représentation si adéquate de la condition de communiste au Royaume-Uni dans les années 1940 que, sans pouvoir donner une véritable connaissance de cette condition, elle en présente les enjeux principaux de manière extrêmement convaincante (voir Putnam, 1978, p. 91).

17Que peut-on donc conclure de ce rapide parcours ? On a tenté d’analyser les arguments politiques qui peuvent soutenir la démarche de Bernheimer en mesurant la validité de leur application en Amérique du Nord et en Europe, sans négliger les résistances potentielles, institutionnelles ou autres, qui peuvent notamment dériver des origines élitistes de la discipline qu’est la littérature comparée. Ce qui change dans une telle perspective, c’est assurément non seulement la visée (et les fins dernières) de cette discipline, mais aussi son corpus et son rapport à la théorie (on a ainsi intégré dans un corpus potentiel donné en exemple ci-dessus un ouvrage de sociologie). Or ce changement a déjà commencé. L’évolution du rapport du comparatisme à la théorie a déjà bouleversé son profil de recherche, sinon son profil institutionnel. Il resterait à faire descendre tout à fait la littérature comparée de ce qui apparaît parfois encore comme un piédestal ou une tour d’ivoire, pour lui redonner une urgence que Semprún avait su formuler en parlant de la façon dont lui et ses compagnons récitaient Baudelaire, Valéry ou Heine dans l’un de ces camps où l’identité européenne s’est transformée et ressoudée :

C’est dans les latrines collectives, dans l’ambiance délétère où se mélangeaient les puanteurs des urines, des défécations, des sueurs malsaines et de l’âcre tabac de machorka que nous nous sommes retrouvés [...].
C’est là, un soir mémorable, que Darriet et moi [...] avons découvert un goût commun pour la musique de jazz et pour la poésie. Un peu plus tard, alors qu’on commençait à entendre au loin les premiers coups de sifflet annonçant le couvre-feu, Miller est venu se joindre à nous. Nous échangions des poèmes, à ce moment-là : Darriet venait de me réciter du Baudelaire, je lui disais « La fileuse » de Paul Valéry. Miller nous a traités de chauvins en riant. Il a commencé, lui, à nous réciter des vers de Heine, en allemand. Ensemble, alors, à la grande joie de Darriet qui rythmait notre récitation par des mouvements des mains, comme un chef d’orchestre, nous avons déclamé, Serge Miller et moi, le lied de Lorelei. (Semprún, 2012, p. 59)