Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Marine Meunier

La galaxie des structures transnationales : excursions dans la pensée d’Abram de Swaan

Abram de Swaans galaxy of transnational structures
Abram de Swaan, La Société transnationale : Langues, cultures et politiques, traduit du néerlandais par Bertrand Abraham et de l’anglais par Sophie Renaut, Seuil, coll. « Liber », Paris, 2022, 240 p., EAN 9782021089554.

1Les publications rassemblées d’Abram de Swaan dans La Société transnationale : Langues, cultures et politiques (éditions du Seuil, 2022) répondent à, au moins, deux objectifs. Elles rendent accessible au public francophone la pensée importante du sociologue néerlandais, professeur émérite de l’Université d’Amsterdam, assez peu connu à l’international bien qu’il ait enseigné longtemps aux États-Unis et en France. Elles permettent également de souligner la forte cohérence de son œuvre, pourtant marquée par la grande hétérogénéité de ses objets d’étude. La langue et la culture, l’école et l’histoire de son modèle, la mondialisation et le monde de l’art, l’État-providence, ou encore la culture politique de l’Union européenne sont les principales thématiques abordées. L’ouvrage rassemble des articles, des communications et des chapitres de volumes collectifs, en traduction française pour la plupart, dont les parutions originales (en anglais ou en néerlandais) s’échelonnent de 1988 à 2008, offrant ainsi un échantillon sur vingt ans d’un travail immense et éclectique. Le propos de ce compte rendu ne sera pas d’en résumer le vaste contenu, mais d’en présenter les grands axes afin d’inciter à la lecture de cette référence incontournable de la sociologie européenne.

Pour une sociologie transnationale : un nécessaire divorce entre États et sociétés

2La clé de voute de la réflexion repose sur une sorte d’impensé de la sociologie. Dans le premier article, qui sert aussi d’introduction générale, Abram de Swaan avance qu’une « société », ou « l’unité d’analyse la plus étendue » (p. 21) de sa discipline, correspond généralement à la collectivité des citoyens d’un même État, collectivité ainsi définie, plus ou moins explicitement, dans l’espace et dans le temps par les frontières dudit État. Cela revient à dire que le concept même de « société » n’est en réalité pas très éloigné de celui de « peuple » ou de « nation », et que la sociologie est de fait fortement marquée par la perspective nationale – contrairement à la discipline connexe de l’anthropologie, par exemple, qui s’occupe, pour sa part, des collectivités qui ne sont pas marquées par le modèle de l’État-nation, généralement situées en dehors du continent européen. C’est cet angle mort de sa discipline que Abram de Swaan entend mettre en lumière et dépasser dans l’ensemble de ses travaux, en abordant les faits de société par le prisme de ce qu’il appelle la perspective transnationale.

3En Europe aujourd’hui, et en Amérique du Nord dans une moindre mesure, les « cultures nationales » (p. 20) sont « très marquée[s] par l’État dans lequel elle[s] [se sont] déployée[s] » (p. 20). Le sociologue rappelle, pour commencer, que le phénomène est historique. Avant le xixe siècle, la culture européenne était nettement partagée entre des formes d’art populaire, attachées à des régions et à des terroirs, et le « continentalisme prénational » (p. 28) de ses élites savantes et intellectuelles. Depuis la fin du Moyen Âge, celles-ci allaient se former dans toutes les grandes villes du continent en un Grand Tour, qui concernait certes une portion « très réduite du clergé, de la noblesse et du monde artistique et scientifique » (p. 28). Avant d’avoir un « esprit », les peuples ont donc d’abord eu un territoire, et Abram de Swaan donne pour point de repère 1815, la date du congrès de Vienne, qui vint rétablir les monarchies afin de stabiliser un continent exsangue après la longue période des guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes. Des frontières furent alors tracées entre les États, comme des barrières qui figèrent progressivement les territoires au sein desquels l’expression de la culture prospéra. Le paradoxe est qu’à la même époque, cependant, les États européens étendaient déjà leurs marchés au-delà de leurs nouvelles frontières – dans les possessions coloniales notamment –, donnant ainsi son premier essor au capitalisme industriel.

4La perspective du sociologue n’est toutefois pas historique. Elle n’est pas non plus « internationale », au sens où ce ne sont pas les relations entre les États qui l’intéressent, mais celles qui existent « entre [leurs] ressortissants » (p. 26), de façon directe (les liens interpersonnels) et surtout indirecte. Abram de Swaan s’intéresse en particulier « au rôle que jouent les États, les entreprises et les institutions internationales dans l’établissement de ces rapports » (p. 26). C’est donc dans la perspective du supra, par-delà les frontières, et non de l’inter, que le sociologue définit sa méthode, qui croise les relations internationales, l’économie, les sciences politiques ou encore le droit. Il définit aussi son objet d’étude, la « société transnationale », constituée de près de huit milliards d’habitants aujourd’hui répartis à la surface du globe, et à la fois organisés en quelques deux cents sociétés étatiques et/ou nationales. Celle-ci est appréhendée de façon interdisciplinaire et systémique, par une étude qui ne se limite pas à ses seuls aspects culturels ou anthropologiques, mais qui entend en faire apparaître les structures1.

Deux exemples de structures transnationales : le système scolaire et l’État-providence

5Quelque chose comme un « système mondial des États » (p. 69) fait ainsi l’objet des investigations de Abram de Swaan, qui travaille sur différents exemples : le système scolaire moderne (chapitre 2), ou le développement de la protection sociale à l’échelle nationale (« l’État-providence ») et les possibilités de son extension à l’international (chapitres 7 et 8)2.

6Le deuxième chapitre, en particulier, met l’accent sur l’école comme un formidable facteur d’égalisation, opérant à deux niveaux. Prise en charge par l’État, depuis que l’instruction des enfants a été retirée des institutions religieuses traditionnelles, l’école primaire fonctionne comme une machine à créer des citoyens. Elle fait des élèves « un produit national » (p. 61), en leur apprenant, grâce aux matières communes, à se situer au sein de leurs sociétés respectives, indépendamment des régions ou des milieux socio-économiques d’origine. À l’école, on apprend l’histoire et la géographie, qui sont presque toujours celles de la nation, ainsi que la grammaire, l’orthographe, et toutes les règles de la langue qui a été standardisée et érigée en langue d’État. Les mathématiques, les sciences naturelles et l’anglais aujourd’hui sont, pour leur part, enseignés dans des programmes relativement identiques dans toutes les écoles du monde, comme des sortes de langages universels. Si le système scolaire s’avère donc une affaire intérieure avant tout, il participe aussi d’une égalisation à l’échelle mondiale, en donnant conscience aux futurs citoyens que « la société à laquelle j’appartiens n’est qu’une société parmi de nombreuses autres, qui lui sont plus ou moins équivalentes » (p. 59).

7Il en va de même pour ce qui est de l’État-providence, qui fonctionne comme « un mécanisme redistributif de richesses, tant que ça dure, sinon de pauvreté » (p. 178). Son instauration résulte d’« un processus de collectivisation de la santé publique, de l’enseignement et des mesures sociales » (p. 159), et fait ressortir l’interdépendance inévitable « entre riches et pauvres, entre puissants et faibles » (p. 161). L’État(-nation) s’est bâti en élaborant des moyens technico-administratifs, ou « des réseaux bureaucratiques reliant les individus en tant que contribuables, soldats, étudiants, patients, demandeurs, électeurs » (p. 160-161), qui sont ainsi formés en tant que citoyens dans une sorte de compétition mutuelle au sein comme au-delà des frontières nationales. Sur le plan international, les États ayant adopté ce modèle contribuent au jeu de « la concurrence capitaliste et des rivalités entre nations » (p. 169), du fait que « l’accentuation des particularités d’une nation permet dans le même temps à celle-ci de trouver pleinement sa place au sein d’une communauté mondiale de peuples » (p. 68). La question de l’interdépendance sinon entre individus, du moins entre États, est enfin rendue sensible par l’examen de questions d’actualité, l’écologie ou les flux de migration vers l’Europe, qui ne peuvent être adressées par les seules politiques intérieures, mais appellent une réponse globale.

8Avec ces quelques exemples, Abram de Swaan fait ainsi la démonstration probante de structures qui organisent la société transnationale au moyen d’un modèle politique, l’État-nation, tel qu’il a été élaboré en Europe et en Amérique du Nord au cours du xixe siècle. Ce modèle s’accompagne d’un réseau d’organisations internationales afférentes chargées de délivrer la légitimité des instances politiques à travers le monde – l’ONU, l’UNESCO ou encore l’UNICEF en matière d’éducation. On peut toutefois noter que l’analyse repose essentiellement sur un comparatisme entre les pays de l’Europe continentale et les États-Unis, même si le regard porte aussi sur certains espaces anciennement colonisés, où les États, pour la plupart, ont importé les institutions de l’ancienne puissance coloniale au moment de l’indépendance. Malgré une analyse qu’on pourrait donc trouver fort centralisée, la démonstration majeure toutefois effectuée est que ce ne sont ni la société ni le peuple qui font l’État, mais précisément le contraire.

La concurrence des langues à l’international

9Une autre des démonstrations majeures et transversales de l’ouvrage concerne ensuite le sujet des langues. La réflexion du sociologue à cet égard s’inscrit dans la continuité des travaux d’Immanuel Wallerstein sur les systèmes-mondes3, qu’elle vient prolonger en se penchant sur les divers rapports de compétitivité entre les langues à l’échelle de la planète. Celles-ci aussi sont une affaire transnationale, car, d’une part, ce sont les personnes polyglottes « qui assurent la cohésion de l’espèce humaine, en mettant en liaison les différents groupes linguistiques » (p. 71), et, d’autre part, il existe de fortes convergences entre les grandes aires linguistiques et la carte des États dans le monde. « L’État a réussi à façonner la langue à son image » (p. 80) ; une langue régularisée par un État occupe le même territoire, elle est séparée de ses voisines par les mêmes frontières (p. 80).

10Dans le troisième chapitre du recueil, qui correspond, par ailleurs, à la leçon inaugurale prononcée par Abram de Swaan (en français) au Collège de France où il a enseigné en 1997‑1998, l’auteur synthétise certaines de ses recherches4 en filant une métaphore astronomique. Pour illustrer ce qu’il appelle la « constellation mondiale des langues » (p. 71), il propose un modèle dynamique permettant de hiérarchiser la concurrence des langues à l’international, une réalité « en évolution constante » (p. 71). Il tient non seulement compte du fait que les langues sont en compétition quand elles sont en contact, mais aussi que les rapports de force qui les opposent ne sont pas les mêmes selon les endroits du globe où elles entrent en contact. Les quelques sept mille idiomes pratiqués dans le monde sont ainsi classifiés en catégories dites « satellite », « planétaire » ou « solaire », selon les relations qu’ils entretiennent entre eux, en différents lieux, et à différentes échelles5.

11Fort de son analyse, Abram de Swaan débusque ainsi certains mythes (et non des moindres). Le quatrième chapitre, « le sentimentalisme des langues », s’attaque, par exemple, au phénomène de la disparition des langues. Les langues menacées sont couramment « comparées à des espèces végétales et animales en voie d’extinction » (p. 94), une métaphore « tenace mais trompeuse » (p. 81) puisque la notion est tirée de la biologie ou de l’écologie « où l’on parle de l’extinction d’une espèce » (p. 81). Or, dire qu’une langue « meurt » ou « s’éteint » décrit, en réalité, une situation où « les individus qui la parlent cessent simplement de le faire » (p. 90). Le phénomène serait donc plus adéquatement décrit comme « un processus d’abandon » (p. 90), quand les locuteurs d’une langue « l’utilisent de moins en moins, commencent à négliger ses subtilités, ont de plus en plus recours à une autre langue rivale, et finalement n’enseignent plus la langue d’origine à leurs enfants, pour finir par l’oublier eux-mêmes » (p. 90).

12Si le sociologue ne dément pas que la disparition d’une langue représente assurément « une perte culturelle irréversible » (p. 91), il invite néanmoins à sortir des considérations émotionnelles, en particulier dès qu’il s’agit de promouvoir la diversité linguistique. Celle-ci est généralement érigée comme une sorte de rempart face aux progrès inexorables d’une culture de masse ou mondialisée (anglophone), qui serait elle-même une menace pour l’ensemble du patrimoine culturel de l’humanité. Dans cette vision des langues, vecteurs de culture et dont l’« usage tient lieu d’identité » (p. 100), aucune intervention ne saurait être décidée en matière de gestion linguistique ; « plus les langues prolifèrent, mieux c’est. Toutes [devraient] être entièrement pourvues et dotées de droits absolument égaux » (p. 100). Mais dans la confusion générale d’un multilinguisme non régulé, ou tel qu’il peut être encouragé par certaines organisations internationales6, « l’anglais s’impose automatiquement comme solution unique et incontestable » (p. 100) pour assurer la communication au-delà de toute barrière linguistique.

La place de l’anglais dans le monde

13Le deuxième mythe ainsi débusqué est à cet égard celui de l’anglais, « le grand glottophage, l’insatiable dévoreur de langues » (p. 101). Il est indéniable qu’au xxie siècle, l’anglais est la première langue mondiale7, que le sociologue caractérise de langue « hypercentrale » puisqu’elle est la seule qui lie, par exemple, « les arabophones avec les sinophones, les hispanophones avec les russophones et les francophones avec les locuteurs de l’hindi » (p. 73). Sa métaphore astronomique permet encore de situer l’anglais comme le « pivot de ces langues solaires, axe de la galaxie linguistique » (p. 73), en le qualifiant de trou noir, cet objet céleste au champ gravitationnel si compact qu’il « avale tout ce qui l’approche de trop près » (p. 73). Alors que, pour comprendre le phénomène, on accuse volontiers l’impérialisme à peine dissimulé d’une culture dite « américaine » ou « anglo-américaine » – mais qu’on a quand même du mal à définir8 –, Abram de Swaan propose de regarder du côté des politiques linguistiques, ou plutôt de leur absence.

14Un phénomène très souvent négligé est, par exemple, « la remarquable persistance de la langue coloniale dans les anciennes colonies » (p. 87), l’anglais étant encore la première langue concernée puisque l’Empire colonial britannique, à l’aube de la décolonisation, était encore le plus étendu. Un schéma identique se repère dans de nombreuses sociétés décolonisées, généralement composées de plusieurs communautés linguistiques qui ont chacune promu leur langue comme nouvelle lingua franca autochtone au moment de l’indépendance. Souvent confrontées à l’impossibilité de savoir laquelle choisir à l’échelle du nouvel État, ces communautés ont conservé, de façon plus ou moins tacite, la langue de l’ancienne administration, dont les élites se servaient déjà pour communiquer entre elles (p. 203‑204).

15Par ailleurs, et même si on peut regretter que Abram de Swaan ne fournisse pas plus d’exemples, il mentionne que la disparition avérée des langues relève généralement du micro-phénomène, et n’est pas due à « la confrontation avec l’anglais, ou avec toute autre langue de dimension mondiale » (p. 101). En Afrique, les langues les plus vulnérables sont souvent des vernaculaires absorbés par d’autres vernaculaires, plus dominants à l’échelle locale mais tout aussi mineurs à l’international, qui n’ont pas forcément de contact avec les grandes langues véhiculaires du continent, c’est-à-dire l’anglais, le français ou l’arabe (p. 101 sq.). L’apprentissage de ces dernières étant, enfin, un indicateur d’évolution socio-économique, il faudrait souhaiter, pour préserver une langue, que « les conditions sociales, ou si l’on préfère l’habitat humain dans lequel cette langue a fonctionné, soient aussi conservées » (p. 81), les locuteurs devant ainsi « maintenir leurs anciennes manières de vivre […] comme dans une réserve » (p. 81). La disparition des langues et la diffusion de l’anglais dans le monde sont ainsi deux phénomènes qu’il importe de distinguer, mais qui font ressortir – et c’est là le point essentiel à retenir – qu’une absence de politique permettant de trancher la question de la hiérarchie linguistique profite au développement d’une langue unique.

La politique linguistique de l’Union européenne

16La démonstration est d’importance car c’est ainsi qu’Abram de Swaan cible, en dernier lieu, l’objet de ses attaques les plus franches : l’Union européenne. Dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage, le sociologue déplore le fait qu’il « n’existe pas encore d’espace public européen » (p. 191) puisque, s’il y a bien une culture politique en Europe, l’UE est minée par « la force gravitationnelle de la culture nationale » (p. 221) de chacun de ses États-membres. Les débats publics se limitent systématiquement aux enjeux nationaux, la politique européenne résultant, pour sa part, de directives adoptées à huis clos dans les salles et les bureaux de ses institutions, par des juges, des administrateurs et des experts en tout genre. Pour Abram de Swaan, cette « manière d’éviter de faire de la politique tout en en faisant » (p. 198) dépolitise la gouvernance de l’Union, qu’il juge bureaucratique, légaliste, technocratique, voire autocratique. Il suggère de passer par une réflexion sur les langues et par une politique linguistique volontaire pour déconfiner les opinions publiques, et remédier à ce qu’il considère un véritable « déficit démocratique » (p. 215) ; l’UE « fascine parfois ses citoyens, les irrite le plus souvent, et, le reste du temps, les ennuie » (p. 191).

17L’Union compte aujourd’hui vingt-quatre langues officielles, qui sont toutes défendues au même titre pour assurer la représentation égale et symbolique de l’ensemble des citoyens, quand il y a, en réalité, plus de soixante langues autochtones et/ou régionales parlées dans ses pays-membres. Dans les faits, ses langues de travail sont au nombre de trois (le français, l’allemand et surtout l’anglais), à partir desquels on traduit les textes officiels dans les langues-relais d’abord (l’espagnol, l’italien ou le polonais), et dans les plus mineures ensuite. Se faire le chantre du multilinguisme s’avère ainsi contre-productif, en une logique que le sociologue résume par une maxime – « la diversité des langues s’expose, l’anglais s’impose » (p. 102). Cela conduit aussi à négliger qu’une langue est quand même avant tout un instrument de communication, qui « n’existe qu’à travers l’usage que les individus en font entre eux » (p. 90), et à jouer le jeu du repli identitaire, perceptible dans l’ensemble des pays-membres avec la montée des extrêmes-droites, et l’adoption de politiques assez déplorables en matière d’immigration notamment. Abram de Swaan souligne l’urgence de dénationaliser les langues (ou de désolidariser les langues et les identités), en commençant par « désangliciser l’anglais », dit-il en reprenant le mot de Bourdieu. L’anglais « n’est pas le problème, il est la solution », d’autant plus qu’il est désormais « la première seconde langue » de tout un continent « où il n’est la première de personne » (p. 233). Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, dont la parution originale remonte à 2007, le sociologue anticipe qu’il pourrait s’agir de l’une des rares leçons positives à tirer du Brexit.

18Malgré un ton polémique et parfois acerbe dans la critique des mesures européennes9, il faut toutefois noter que le propos est motivé par le désir d’une Union plus forte, engagée à faire de l’Europe un espace culturel véritable – où la culture des uns serait vraiment connue des autres, par exemple –, et surtout un acteur politique à même d’affronter les difficultés du xxie siècle et de la mondialisation.

La culture à l’ère de la mondialisation : une enquête à prolonger

19Le dernier thème abordé, dans les chapitres 5 et 6, concerne l’homogénéisation culturelle de la planète à l’ère de la mondialisation10. Abram de Swaan inscrit sa réflexion dans la continuité de celle de Walter Benjamin sur les arts du xxe siècle (la photographie et le cinéma), dont il reprend le concept d’« aura » – l’aura étant ce qui dépérit des œuvres d’art du fait de leur reproductibilité technique11. Il considère que « l’avènement de l’internet [représente] un point de bascule qui nous fait entrer dans l’ère de la disponibilité sans limites » (p. 144) des œuvres d’art, et que cette disponibilité désormais permanente « [nous] submerge et [nous] stupéfie », nous « empêche d’entrer en prise directe » avec les œuvres, et nous transforme en « une masse d’individus cloisonnés chez eux, confrontés à une profusion d’images, de sons et de textes qui [nous] rend sourds et aveugles » (p. 155). Comme le montrent ces quelques phrases, le ton se fait volontiers alarmiste – « Le monde est littéralement en miettes » (p. 155) –, et les chapitres sont peut-être les plus faibles de l’ouvrage dans la mesure où l’auteur semble livrer ses opinions plutôt qu’il ne se prête à une démonstration argumentée. Il en convient, exposant « davantage le préambule d’un programme de recherches qu’un relevé de constatations effectives » (p. 151). Son exposé attire néanmoins l’attention sur plusieurs effets notables de la mondialisation dans le domaine de la culture au sens large.

20Depuis la fin des années 1970, les biens culturels s’avèrent toujours plus divers à l’échelle locale, alors qu’à celle de la planète, ils sont dans l’ensemble de plus en plus homogènes. La croissance exponentielle des moyens de transport et de communication, qui accélère toujours plus le libre échange des marchandises, capitaux, services, techniques, et – peut-être un peu moins depuis la pandémie de covid-19 – des personnes, conduit à un « état permanent de surinformation » (p. 137). Elle ne permet toutefois pas de saisir « l’impact qu’exerce ce flot continu d’informations […] sur le public » (p. 30). Rien n’est consommé passivement, « ni sans nouvelles intermédiations » (p. 25), et Abram de Swaan note qu’il « existe un contre-courant constant de biens de consommation, de musique, de danse, de sport, de littérature, de cuisine, de vêtements, d’objets de décoration, etc., qui part de la zone périphérique pour revenir au centre, avant de repartir vers d’autres régions périphériques » (p. 40). Outre que le modèle centre-périphérie ne semble donc pas adéquat pour évaluer l’évolution culturelle d’un monde en transformation rapide, les réflexions du sociologue invitent à considérer plusieurs pistes pour poursuivre l’investigation. À l’ère des « youtubeurs », « influenceurs » et autres « producteurs de contenu numérique », qui élaborent sans nul doute les principaux lieux de la culture du xxie siècle, il importe peut-être de distinguer les « œuvres » de ces contenus, en se penchant sur l’asynchronicité de leur consommation (p. 144). Celle-ci n’est pas toujours la même selon les consommateurs et les espaces dans lesquels ils s’inscrivent. Ce qui reviendrait à dire que pour « penser le monde », il faudrait peut-être quitter la perspective du hors-sol et s’intéresser aux pratiques transnationales in situ.