Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Justine Huppe

Un art qui construit la vie (et aussi des salles de bain)

Art Thats Builds Life (and Bathrooms Too)
Boris Arvatov, Art et Production, traduit du russe par Claire Thouvenot, Marseille-Paris-Genève, Sans Soleil, 2022, 135 p. EAN : 9782957950027.

1Dans Qu’est-ce que la littérature ? [1948], érigé par l’histoire en véritable compendium de l’engagement littéraire, Jean-Paul Sartre négociait avec deux modèles qu’il mettait à distance, pris comme autant d’écueils concernant la marge de liberté laissée à l’écrivain : celui de la littérature galvaudée en divertissement par purisme esthétique et celui de sa transformation en véritable propagande politique (en l’occurrence communiste). Si l’engagement était donc par définition une manière d’entaille dans l’autonomie des écrivains, il s’agissait d’une entaille contrôlée, à rebours des esthétiques promues par la Russie soviétique des années 1930 et 1940. Les premières lignes du texte sartrien ironisent d’ailleurs sur le malentendu d’une assimilation de l’un à l’autre : y est ainsi convoqué un « grand écrivain » croyant faire mouche en sollicitant l’exemple des « peintres soviétiques » pour prouver à Sartre que « Les plus mauvais artistes sont les plus engagés1 ».

2Recenser une publication originale de 1926 dans un dossier consacré aux « nouvelles perspectives théoriques » sur les articulations entre littérature et engagement n’est donc pas si paradoxal que cela2. En traduisant pour la première fois en français Art et Production du théoricien productiviste Boris Arvatov, les éditions Sans Soleil remettent sur le devant de la scène une théorisation soviétique de l’art avant-gardiste, trop souvent oblitérée par la mémoire du réalisme socialiste et par son influence sur le champ artistique français des années 1930. Ce faisant, elles suivent de près l’intérêt porté au productivisme dans le monde anglophone, où le livre a été traduit chez Pluto Press en 2017, grâce à l’impulsion du théoricien de l’art contemporain John Roberts3. Avec un retard conséquent sur les espaces germano-, italo- ou encore hispanophones (dans lesquels Art et Production fut traduit dès les années 1970), le champ intellectuel francophone a donc désormais accès à la pensée de Boris Arvatov. Auparavant, seuls des textes de Walter Benjamin4 ou de Peter Bürger5 et le travail d’un poète et revuiste comme Henri Deluy6 avaient permis de se sensibiliser le public francophone à l’histoire du Lef (« Front de gauche de l’art ») et à celle de quelques-un·es de ses membres.

3Pour beaucoup, Boris Ignat’evitch Arvatov (1896-1940) est donc un inconnu, dont il est significatif que le lieu de naissance soit incertain et qu’aucun portrait photographique ne circule. Celui qui fut surnommé le « Saint-Just de l’avant-garde » (Préface, p. 8) fut pourtant l’une des chevilles ouvrières du productivisme, sorte de pendant théorique du mouvement constructiviste7. Dès 1918, Arvatov intègre le mouvement du Proletkoult (Culture prolétarienne), organisation artistique et littéraire née à la veille de la révolution d’Octobre qui entendait théoriser et défendre une culture prolétarienne par et pour le prolétariat. Quelques années plus tard, il participe à la fondation de la revue LEF (« Levy Front Ikousstv », « Front de gauche des arts ») avec Maïakovski, Serguei Tretiakov ou encore Ossip Brik. Le mouvement rassemble à la fois des théoriciens de l’art, des formalistes (comme Tynianov ou Chklovski), des artistes futuristes ou anciennement futuristes et des constructivistes. La revue défend un art qui soit organisateur et constructeur de la vie — motif d’ailleurs omniprésent dans Art et Production. Pour le Lef, il s’agit très clairement de prendre acte de la 11e thèse de Marx sur Feuerbach, et d’appeler les artistes à sortir de leur rôle de représentant pour véritablement transformer le monde. Tretiakov résumait bien ce programme lefiste, qui allie à une grande méfiance envers les esthétiques contemplatives une grande confiance dans les capacités productives et révolutionnaires de l’art :

L’objectif essentiel du Lef, c’est d’approfondir au maximum du possible la tranchée de classe sur le théâtre des opérations militaires de l’art. Ne pas cesser de répéter que chaque lettre et chaque trait, chaque geste et chaque thème dans le processus de consommation accomplissent soit un travail révolutionnaire, soit un travail contre-révolutionnaire ; réorganisent le psychisme des travailleurs et visent le maximum de productivité, d’esprit d’invention, de fermeté dans le but à atteindre, ou bien les affaiblissent en créant des pauses esthétiques dans la pratique, et, par là même, opposent l’illusion esthétique à la réalité concrète vivante8.

4Au sein des différents courants rassemblés au sein du Lef, Arvatov apparaît comme l’un des principaux théoriciens du productivisme, théorie de l’art influencée à la fois par la culture prolétarienne, les pratiques artistiques futuristes et surtout constructivistes, mais aussi dans sa dimension littéraire par le formalisme russe — dont il tente une sorte d’« encastrement9 » avec le marxisme.

5Dans son éclairante préface à Art et Production, la traductrice Claire Thouvenot tente d’anticiper quelques obstacles qui pourraient gêner la lecture du public contemporain : l’apparent « optimisme technologique » d’Arvatov (p. 15), sa confiance dans la rationalité technique et scientifique, sa foi dans la jonction entre l’art et l’industrie, etc. Elle rappelle utilement que l’importance accordée par Arvatov à la technique (il écrit : « La cohérence socio-technique, voilà la seule loi, le seul critère de l’activité artistique », p. 97), n’implique en réalité pas de le réduire à une pure action instrumentale, mais bien à un agir créateur (Arvatov dit d’ailleurs aussi que l’art doit mettre sa technique au profit d’une existence quotidienne « sans cesse recréable », p. 120). Dans le sillage de ce geste pourvoyant à la réception et à l’actualisation de l’esthétique d’Arvatov, on voudrait ici choisir quelques problèmes littéraires contemporains à partir desquels sa pensée peut nous interpeller — sans nous être ni directement, ni nécessairement secourable.

Monisme radical et continuisme pragmatiste

6Dans un entretien accordé à la revue Période publié au moment de la traduction en anglais d’Art et Production, John Roberts indiquait combien le changement d’agenda de l’art contemporain, infléchi par les esthétiques participatives et (post-) relationnelles depuis la fin des années 1990, avait en quelque sorte contribué à une réception à nouveaux frais de l’esthétique arvatovienne10. Face au constat partagé d’une extension du domaine des lettres par-delà l’écrin du livre11 et d’un désir pour certaines écritures de se reconnecter à l’expérience de la vie ordinaire12, on peut se demander si Arvatov ne pourrait pas recouvrer dans le domaine littéraire une forme d’abrasivité critique. C’est qu’une mutation au long cours du champ intellectuel, bien résumée par Alexandre Gefen dans L’Idée de littérature (2021) et son sous-titre significatif (« De l’art pour l’art aux écritures d’intervention »), met à distance ce qui était devenu le parangon de l’esthétique et de l’art pur depuis le mitan du xixsiècle. Contre le pacte de « dépragmatisation13 » imposé usuellement par la fiction et l’expérience esthétique, les études et les pratiques littéraires contemporaines seraient en effet de plus en plus soucieuses de penser l’intrication de la littérature dans la praxis. L’actuel regain d’intérêt que connaît la philosophie pragmatiste de John Dewey au sein des études littéraires le démontre exemplairement.

7Les convergences entre l’esthétique de Dewey et la pensée d’Arvatov sont par ailleurs assez saillantes. Comme Dewey, Arvatov se désole d’un processus d’autonomisation qui contribue à désarrimer l’œuvre de la vie ordinaire et de ses usages. Certains textes d’Arvatov s’attachent ainsi à historiciser ce processus, révélant par exemple comment l’émergence d’un marché privé d’œuvres d’art et d’une classe urbaine de commerçants et de marchands a accéléré la désarticulation de l’art à ses conditions matérielles14. L’art est alors devenu portable : la peinture comme la sculpture se sont mises à produire des objets autonomes et transportables, de sorte que c’est toute l’idéologie bourgeoise qu’Arvatov vilipende à travers celle de « l’art de chevalet » (p. 56-79). Malgré d’apparentes ruptures esthétiques, de Delacroix à Kandinsky, le même processus serait en cours, dans lequel les rapports de production ont « mis un terme à la création artistique dans la sphère sociale quotidienne » (p. 64), quitte à aboutir à des formes pures et abstraites, fermées sur elles-mêmes, ne reflétant plus que l’âme d’un·e créateur·rice détaché·e de toute vie et de tout enjeux collectifs. En découle une condamnation de l’art d’ornementation (capable de s’ancrer dans n’importe quel lieu ou support), mais aussi une critique des institutions muséales. Comme chez Dewey, qui regrette le geste fétichisant, capitaliste et impérialiste de l’exposition en musées ou galeries15, Arvatov écorne ces lieux où les œuvres se trouvent paradoxalement privées à la fois de leurs capacités d’organisation du social, mais aussi de la singularité qu’elles désiraient pourtant ardemment atteindre (p. 70).

8À l’instar de Dewey, toujours, on trouve chez Arvatov un lexique de la « vie » dans lequel certain·es ont pu craindre un penchant vitaliste16. Dans le cas de Dewey, on a pu montrer que l’influence effective du darwinisme ne relevait pas d’un néolibéralisme naturalisé, comme chez son rival Walter Lippmann17. Pour le cas d’Arvatov, la seule lecture d’Art et Production ne permet pas de statuer sur la définition de la vie qui y est engagée18, mais à tout le moins pourrait-on signaler qu’elle paraît moins directement organique que dans l’esthétique pragmatiste de L’Art comme expérience. Le « monisme radical » d’Arvatov implique de décloisonner les techniques artistiques et les techniques sociales, ce qui se traduit par un appel à ce que les collectifs d’artistes prolétariens s’associent aux branches de la production : l’action quotidienne pour le théâtre, les revues et la presse pour la littérature, la confection d’outils ou de vêtements pour les arts plastiques, etc. Rien de très biologisant, donc. Lorsqu’Arvatov prend pour modèle les vêtements de travail ou les salles de bain construites pour de grands complexes d’habitation, à la fois commodes, efficaces, sans luxe ostentatoire ni désir de distinction, on mesure son intérêt pour des formes inventées à partir de besoins collectivisés (et pas seulement à partir d’une quelconque expérience d’être vivant).

9Autrement dit, là où Dewey pense l’art comme un intensificateur de relations à l’environnement, Arvatov le définit comme un moyen de mise en forme de la vie en fonction des forces productives (p. 120). L’analogie est donc limitée, comme sont distinctes les situations d’énonciation de l’un et l’autre : si Dewey écrit depuis les USA des années 1930 et s’oppose à la parcellarisation de l’art par les intellectualismes et les logiques d’expertise, Arvatov écrit depuis la fenêtre de tir ouverte par la révolution d’octobre 1917. Son idéal d’une fusion complète de la production de la création artistique implique une société pleinement socialisée, qui mettra fin à la fascination pour l’objet d’art à exemplaire unique, qui se détournera de toute sacralisation des instruments ou des matériaux pour se lancer dans l’invention de formes socialement actives. À le lire, on devine que son esthétique est assez peu compatible avec l’existence d’institutions culturelles dédiées, quand bien même celles-ci se montreraient hospitalières pour l’art de situation ou d’intervention. L’horizon d’Art et Production, c’est d’abord et avant tout la révolution — avec un abolitionnisme culturel pas seulement requis par l’économie capitaliste et autoritaire (comme dans le bel et récent essai de Guillaume Maraud19), mais défendu et autorisé par l’économie socialisée.

Remède à la nostalgie

10Un autre aspect crucial d’Art et Production est son opposition à toute nostalgie et à tout retour à des formes archaïques. Arvatov redessine le processus historique par lequel l’art s’est autonomisé — on utilise ici un vocabulaire bourdieusien tout à fait congruent, bien qu’inemployé par l’auteur —, en montrant combien la subordination de l’art au marché a produit des artistes cantonnés de gré ou à de force à la production d’articles de luxe et désireux de se distancer de l’imaginaire industriel. Là où Arvatov se moque du prosateur fier de ne pas faire de la publicité ou de l’artiste heureux de se différencier du peintre en bâtiment (p. 103), on se rappelle des jugements discréditant au même moment une littérature qualifiée d’« industrielle20 ». Le modèle de l’artisanat a donc pu servir de refuge et d’outil de distinction (ce que Barthes décrit bien à propos de « l’artisanat du style » de Gautier, Flaubert, Gide ou Valéry21), comme il a pu ouvrir un espace fantasmatique pour le socialisme utopiste de William Morris. L’opposition d’Arvatov à Morris est particulièrement instructive, non seulement parce qu’elle déplie des arguments contre une éventuelle future « craftification » de la littérature (à l’instar de certaines propositions en vogue dans l’art contemporain22), mais aussi parce qu’elle met en évidence deux spécificités de l’esthétique du LEF : son attachement à la technique mais aussi aux masses. Rien n’est plus opposé au programme du Front de gauche des arts que la haine des machines et les nostalgies folklorisantes et/ou médiévalistes. Ainsi, le fonctionnement des guildes au Moyen Âge intéresse Arvatov, mais moins comme un modèle à romantiser qu’un horizon pour l’avenir. À ses yeux, les ateliers d’art artisanal diligentés par Morris posent un double problème tout à la fois esthétique et politique (p. 80-82), puisqu’ils ne peuvent rivaliser avec les capacités productives de l’industrie (et recréent donc un marché de niche) et tendent à la reproduction ou à l’imitation de formes anciennes. Si le goût de la technique et de l’innovation d’Arvatov peut sembler déroutant (comme l’anticipe Thouvenot), il est aussi un bon antidote aux replis et nostalgies d’un quelconque paradis perdu (un peu comme de la cire permettant ne pas céder aux trémolos dans la voix de Philip Roth quand il déclare qu’il y aura dans vingt-cinq ans autant de lecteurs de romans que d’actuels férus de poésie latine23).

Un art d’action directe

11Enfin, à l’heure où se sont multipliées les théorisations de la fonction politique des textes littéraires et, plus récemment, la mise en garde contre le caractère parfois scolastique de ces professions de foi, Arvatov réintroduit dans notre répertoire partagé un modèle de politisation des textes. Peu transposable à la situation en cours (puisqu’il implique la socialisation révolutionnaire des moyens de production), ce modèle n’en est pas moins inspirant en ce qu’il prend le contrepied de tout imaginaire pédagogique ou réaliste d’un art qui devrait éclairer ou conscientiser le peuple. Parce que l’art n’est pour lui pas affaire de thème mais de forme, pas de moyen de conscientisation mais de production, Arvatov raille tout désir de vouloir « mett[re] en forme la conscience de la classe ouvrière » par le choix d’un sujet (p. 71) et argue, avec un certain sens de la formule, que « Delacroix peignant des Scènes de barricades n’a pas plus aidé le mouvement révolutionnaire français que Géricault avec ses chevaux de course » (p. 72). À sa façon, Arvatov met donc en garde contre l’art qui, matériellement détaché du social, peut prendre les atours de la plus grande radicalité sans jamais rien changer au monde.

12D’où une leçon douce-amère, au sortir de cette lecture, qui prend la forme de deux pistes. La première est qu’un art et une littérature politiques relèvent moins de la conviction que de la construction : c’est dans ce sens que Walter Benjamin interprètera le travail de Brecht mais aussi du LEF à travers la figure de Tretiakov (qu’il a pu voir lors de sa tournée allemande en 193124). L’efficacité politique de l’art ne se mesurerait donc pas à ses idées mais à son action directe sur les rapports de production, par exemple en parasitant immédiatement le langage ou des formats de communication : montage littéraire, artivisme, détournements – encore faudrait-il se doter d’une compréhension fine de ces rapports de production pour mesurer comment les possibilités d’y intervenir ont évolué.

13L’autre leçon, moins optimiste, est que d’un point de vue révolutionnaire, l’activité artistique en tant que sphère séparée doit disparaître, toute stratégie de conservation étant par essence bourgeoise et réactionnaire. Ceci est assurément moins heureux pour tou·tes les travailleurs et travailleuses de la culture, même fédéré·es autour de l’impression qu’elle n’est plus l’apanage d’une quelconque bourgeoisie y puisant des moyens de domination symbolique... Reste, dans tous les cas et à un siècle de distance, le plaisir intellectuel de goûter à l’enthousiasme du programme révolutionnaire du LEF et à une prose bien déterminée : « Il ne faut pas que la vie quotidienne ouvrière soit détournée sur les planches de théâtre, mais inversement. Il faut qu’à la place des romances de salon et des variétés des chansons largement diffusées dans la vie quotidienne fassent leur apparition. Il faut que l’artiste prolétarien soit un constructeur du quotidien au même titre que les autres, et non un prêtre » (p. 128).