Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Léo Mesguich

De quoi le terrain est-il le nom ?

What is the Terrain called ?
Mathilde Roussigné, Terrain et littérature, nouvelles approches, Paris : Presses universitaires de Vincennes, coll. « L’imaginaire du texte », 2023, EAN 9782379243516.

J’ai longtemps rêvé de terrains vagues1.

Michel Volkovitch

1Tiré de sa thèse de doctorat, l’ouvrage de Mathilde Roussigné se présente comme une ample traversée des liens entre la littérature contemporaine et la notion de terrain, véritable « mot mana » (p. 17) du contemporain, dont l’autrice entreprend de révéler tant les richesses que les contradictions. Des « enquêtes » littéraires aux multiples manières de rendre publique la littérature (ateliers, résidences, festivals), en passant par de nouvelles postures d’auteurs (l’écrivain public, l’arpenteur…), force est de constater qu’en littérature contemporaine, le terrain se rencontre partout et que l’on peut donc en faire « une notion capable d’embrasser les mutations du littéraire contemporain » (p. 9). Mais cet ouvrage se présente moins comme une « simple » étude du terrain en littérature qu’une étude de la littérature contemporaine par le prisme du terrain — la question étant de savoir ce qu’implique cette notion quand « les écrivains et la littérature [sont] de sortie » (p. 6).

2L’intérêt majeur de l’approche très large de l’autrice réside ainsi avant tout dans la défamiliarisation de cet objet faussement intuitif : plutôt que de partir d’une définition stabilisée du terrain, il s’agit au contraire tout au long du livre de chercher à savoir ce que recouvre la notion et donc de perpétuellement se demander de quoi elle est le symptôme ou l’indice. Elle propose pour cela de façon originale d’aborder les corpus littéraires à la manière des anthropologues : il s’agit d’esquisser une « anthropologie littéraire » (p. 9) de la littérature « de terrain », approche qui n’est bien sûr pas sans lien avec le corpus étudié. Son objectif dépasse de surcroît l’étude d’un corpus et même d’une notion dans la mesure où le terrain renvoie aussi à une matrice de recherche, un réservoir de pistes pour renouveler nos approches des textes.

3Les trois moments qui scandent l’ouvrage sont l’occasion de mettre à chaque fois l’accent sur un aspect de l’idée de terrain, l’autrice examinant trois façons d’arpenter ce dédale que se révèle être la confrontation de la littérature avec le terrain, pour filer la métaphore spatiale, ou pédestre, qu’on décèle dans les titres de chapitre (« Marche d’approche » ; « Volte-face » ; « Site »). Le livre s’ouvre par un état des lieux de ce qu’induit le terme de terrain dans le discours des écrivains contemporains : il s’agit d’une plongée de l’intérieur dans un imaginaire et des pratiques. La seconde partie, plus foucaldienne, propose une généalogie du concept de terrain ; Mathilde Roussigné établit en effet que se sédimente dans ce concept tout un héritage, à la fois d’idées et de pratiques. L’approche réflexive qui affleure dans le livre culmine dans le dernier temps où il s’agit d’étudier le terrain en tant qu’objet académique : que dit et que permet l’intérêt des études littéraires pour le terrain ?

Ce qu’est le terrain (pour les écrivains)

4Le livre s’ouvre par un tour d’horizon des usages contemporains du terme de terrain. Un utile préambule met au jour le détournement axiologique de la notion dans nombre de discours contemporains : il est en effet paradoxal de voir une notion historiquement vectrice de déstabilisation et de mise à l’épreuve des savoirs (le terrain comme « sanction du réel ») être présentée par une certaine doxa politique et médiatique comme un gage de quiétude ou de réconfort. Mot magique, le terrain en vient ainsi bien souvent à évoquer (et donc conjurer) ce qu’il ne serait pas : le virtuel, le numérique, l’abstrait. Cette entrée en matière livre une des constantes de l’étude de Mathilde Roussigné : déployer toutes les riches facettes de la notion de terrain, mais sans jamais perdre de vue sa dimension fétichiste, voire mythologique, au sens de Barthes.

5Ces retournements sémantiques indiquent en tout cas que le terrain est une notion jamais bien loin de la polémique, et dans laquelle se cristallisent valeurs et prises de position. Se revendiquer du terrain, pour un auteur, est un positionnement dans le champ littéraire qui revient souvent à s’opposer à un certain ethos d’écrivain, celui du notable ou de l’esthète notamment2, ainsi qu’à l’imaginaire de la tour d’ivoire. C’est ce qui permet de comprendre que certains auteurs comme Bernard Werber ou Emmanuel Carrère mettent en avant leur ancienne carrière de journaliste, réelle ou fantasmée : il s’agit de se construire comme écrivain du dehors, au contact avec le monde. Mathilde Roussigné souligne à juste titre que ce parti-pris du réel et du dehors chez les écrivains peut d’ailleurs rapidement virer à la mythologie, ce que Camille de Toledo pointait du doigt sous le nom d’« idéologie du réel » (cité p. 23).

6Au-delà du positionnement des auteurs, le terrain est également une revendication transgénérique, qui essaime aussi bien en poésie que dans le théâtre contemporain : c’est que l’emploi du mot terrain ne renvoie pas qu’à la préparation du texte, à « l’enquête » qui précèderait l’écriture, mais également aux modalités du présent de l’œuvre, voire à ses futurs développements, par exemple chez Joy Sorman ou Rachid Santaki. D’où le fait que chez Charles Robinson ou François Bon, le terrain concerne en fait l’ensemble des activités sociales de l’écrivain : résidences, enquêtes, ateliers, lectures publiques. Ainsi, en ce qu’il déstabilise une vision linéaire de la littérature, centrée sur la publication du livre, le terrain peut donc même évoquer le numérique.

7Pour témoigner de la reconnaissance des écritures et pratiques du terrain, Mathilde Roussigné s’attarde sur deux événements révélateurs du « devenir-Littérature du terrain » (p. 34) : le prix Nobel décerné à Svetlana Alexievitch en 2015 et la sortie de L’Atelier de Laurent Cantet en 2017. Si la consécration d’Alexievitch relève de phénomènes verticaux (légitimation des pratiques, consécration de nouvelles formes et émergence d’une autre figure de l’écrivain engagé, dont l’autorité est la conséquence, et non plus la cause, de son contact avec le terrain), Mathilde Roussigné voit dans le succès de L’Atelier le pendant horizontal du phénomène, le film avec Marina Foïs consacrant la généralisation d’un imaginaire et de stéréotypes. L’écrivain est désacralisé, et malgré le sujet du film (un atelier d’écriture dans un lycée de La Ciotat), il est peu question de littérature et d’écriture, le film étant révélateur d’« un nouvel imaginaire de l’écrivain de terrain en acteur social » (p. 47).

8Afin de terminer cette saisie endogène du terrain pour les écrivains, Mathilde Roussigné analyse les filiations littéraires et partages disciplinaires mis en avant par les auteurs eux-mêmes. Concernant les inspirations revendiquées, si l’échantillon évoqué n’est peut-être pas le plus représentatif (essentiellement À bord du Roissy-Express de Maspero et Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly), l’autrice souligne bien que les références les plus courantes sont la plupart du temps des grands auteurs, masculins pour l’écrasante majorité. Quant aux filiations disciplinaires, elles révèlent un intéressant chassé-croisé entre littérature et démarches scientifiques et factuelles. En effet, si les auteurs instrumentalisent bien souvent des démarches scientifiques (géographie, anthropologie), pour légitimer leur propre pratique, Mathilde Roussigné montre que la littérature et le livre constituent réciproquement un refuge, ou une zone de repli, pour certains journalistes : le livre devient pour eux le support de prédilection du grand reportage, ce dernier trouvant de moins en moins sa place dans la presse.

Ce dont le terrain hérite (sans le savoir ?)

9À la perspective synchronique de la première partie succède une partie généalogique, plus diachronique, dans laquelle il s’agit de savoir ce que recouvre le concept de terrain. Mathilde Roussigné montre que le terrain est d’abord l’histoire d’une idée, celle de la possibilité, en reprenant une belle expression d’Halbwachs, d’un « savoir en touchant les choses » (p. 75). Cette idée est exposée à travers cinq antagonismes. D’abord, celle entre les mots et les choses : le terrain stipule une approche du monde qui distingue choses muettes et mots pour les exprimer. Cette confrontation nécessaire des mots avec le monde rapprocherait alors le terrain de l’idée même de littérature, entendue comme travail de la représentation : « l’idée de terrain et l’idée de littérature, lorsqu’on les réduit à deux thèses très simples, sont deux conséquences enchevêtrées […] de la séparation, dans le champ de la pensée humaine, des mots et des choses » (p. 78). L’idée de terrain adviendrait donc historiquement quand, selon la chronologie des Mots et des Choses de Foucault, on considère que la vérité réside dans les choses et non plus dans les mots, d’où l’impossibilité, dans cette approche, d’envisager une saisie purement théorique ou spéculative du réel.

10Le terrain hérite également de l’opposition entre dedans et dehors : savoir du dehors et du toucher, le terrain s’opposerait à l’érudition en cabinet, ce qui réactive le débat épistémologique ayant présidé à la naissance de la géographie, entre ceux qui pensent et ceux qui explorent. « L’épreuve du terrain » vient ensuite rejouer l’opposition entre l’étude de l’humain et l’étude de la nature qui n’a été résorbé qu’à la fin du xviiie siècle : longtemps, une étude « de terrain » de l’homme, que réclamait Rousseau, était inconcevable, à la différence du travail des naturalistes. C’est à la Révolution que le paradigme scientifique naturaliste s’étend à l’homme, et le terrain va ainsi fournir une légitimation scientifique à cette étude. Sauf que l’anthropologie instaure un humain sujet et un humain objet du terrain, et bien souvent une dichotomie entre homme civilisé et homme sauvage : l’entreprise épistémique rejoint ainsi souvent une entreprise de domination. Résultat, « le terrain devient ainsi progressivement l’étude ‟de l’homme” qui n’est pas soi, l’étude de l’Autre » (p. 97). L’idée de terrain resterait ainsi hantée par cette distinction entre sujet et objet du terrain : l’imaginaire de l’homme de terrain blanc et solitaire reste encore présent chez les écrivains contemporains, avec le risque latent de réactiver un imaginaire colonial réifiant. Enfin, l’idée de terrain implique un partage entre ce qui est vécu par le sujet et ce qui est ensuite raconté : Mathilde Roussigné revient ainsi sur l’exemple célèbre des discordances entre Les Argonautes de Malinowski, livre-clé dans la diffusion de l’imaginaire du terrain et ce que le Journal de l’ethnologue révèle des années après sur la réalité de son expérience en Mélanésie.

11Mais l’idée de terrain est aussi une histoire de pratiques, de gestes : Mathilde Roussigné en dégage trois que sont contrôler, connaître et éprouver. Le terrain puise ainsi en partie son origine dans l’enquête judiciaire et sa volonté de mise en ordre. Faire « du » terrain, c’est toujours implicitement vouloir ordonner, du point de vue narratif. D’où le fait que l’écrivain de terrain réactive l’image du détective ou du policier, figures du dehors. Croisant les travaux de Dominique Kalifa et Carlo Ginzburg, Mathilde Roussigné montre habilement que le terrain a ainsi autant à voir avec le paradigme indiciaire qu’avec le récit policier et réactive tout un imaginaire — genré — de l’enquête. Mais le terrain est aussi hériter d’un ancrage médical car comme en médecine, il ne s’agit pas que d’observer mais également d’agir sur le terrain. En tant qu’opération de contrôle, le terrain est ainsi hanté par les trois figures masculines que sont le policier, l’enquêteur et le médecin, rejetant dans l’ombre les pratiques de femmes du terrain, proche du travail social, du soin et de l’écoute.

12Si le terrain peut aussi être conçu comme une opération de connaissance et de pensée, c’est qu’il met en jeu des options épistémologiques fortes : la tension entre révéler et construire le sens (chez Éric Chauvier) ; celle entre connaissance par induction et par déduction (chez Philippe Vasset et Sylvain Prudhomme) et celle entre intensivité (étude de cas approfondi) et extensivité (reproductibilité de l’opération). Enfin, le terrain hérite d’une histoire d’expériences, sensitives et perceptives. En s’appuyant sur Une île une forteresse d’Hélène Gaudy, Mathilde Roussigné montre qu’explorer le terrain social implique une confusion entre dedans et dehors, entre terrain et sujet et que c’est par l’affect et le sentiment que l’expérience du terrain peut être vecteur de connaissance. L’autrice constate ainsi que s’estompe progressivement chez les auteurs contemporains une pure vision positiviste du terrain, discriminant sujet et objet, dedans et dehors :

« L’imaginaire malinowskien de l’homme de terrain produisant un savoir objectif dans son arpentage solitaire a considérablement reflué dans les sciences humaines et sociales. L’opération de terrain s’apparente désormais à une expérience relationnelle : celle d’une collaboration en vue de l’élaboration d’un savoir » (p. 152)

13Les questions de genre ont partie liée à cette évolution : en effet, si « le terrain masculiniste s’est fondé sur un régime scopique exclusif » (p. 153), la place du care dans les nouvelles pratiques de terrain permet de s’éloigner de l’obsession visuelle et réifiante des débuts de l’ethnologie. La généalogie des gestes du terrain laissent donc apercevoir une trajectoire qui va de l’obsession du contrôle à une plus grande réflexivité.

Ce que pourrait être le terrain (pour les études littéraires)

14La partie conclusive est l’occasion d’évoquer le terrain depuis le champ académique : il s’agit de voir la notion à la fois comme un symptôme qui renseigne sur les études littéraires actuelles mais également comme une opportunité d’amender nos approches du contemporain. Deux questions, plus spéculatives mais passionnantes, sont donc abordées : que dit l’intérêt de la recherche actuelle  pour les textes littéraires « de terrain » ? Comment adapter nos travaux et nos méthodes à ces objets ? Ce dernier moment plutôt prospectif constitue également d’une certaine manière les prolégomènes de l’étude que l’on vient de lire.

15Prolongeant l’idée de Bachelard selon laquelle « l’objet nous désigne plus que nous ne le désignons3 », Mathilde Roussigné montre que l’intérêt pour le terrain des études littéraires prétend découler d’une observation neutre et objective des œuvres, mais sans jamais envisager la part agissante des critiques dans ce nouvel objet d’étude. Pourtant, l’antienne du supposé « retour au réel » dans les textes contemporains, duquel découle cet intérêt pour le terrain, a pu autant être analysée comme une caractéristique des textes que comme une nécessité pour les études littéraires elles-mêmes. De la même façon que la supposée transitivité retrouvée des textes ou la proclamation de la nécessité de l’interdisciplinarité ont pu être vues comme des solutions de crise4 (Viard, 2011), l’autrice montre bien que la question du terrain en elle-même s’inscrit dans une certaine lignée de la recherche contemporaine dont les présupposés ne sont pas purement scientifiques. Il ne s’agit pas ici de proclamer un total antiréalisme des études littéraires — « la multiplication des approches de la littérature comme fait social [ayant] suscité certaines des avancées les plus significatives de ces dernières années dans les études littéraires » (p. 167) — mais plutôt de rappeler d’où vient son propre intérêt pour cette question, dans quel courant, hétérogène, son propos s’inscrit.

16Mathilde Roussigné dresse par la suite un panorama de la manière dont le terrain a jusqu’ici été abordé dans les études littéraires : apparu en 2007 sous la plume de Christine Jérusalem, le terme est ensuite utilisé et conceptualisé par Dominique Viart et Florent Coste, toujours pour baliser des pratiques et des corpus, et oscille toujours entre une acception thématique et intentionnelle. Le point commun de ces approches est pragmatique, car c’est en tant que pratique d’enquête et moins en tant que structure formelle que la littérature de terrain est abordée, ce qui aboutit à la « double reconnaissance — de la pratique du terrain en littérature, de la littérarité de l’écriture du terrain » (p. 175). L’optique de ces différents travaux apparaissant souvent trop restreinte, l’autrice explique ainsi pourquoi elle a privilégié d’historiciser ce que recouvre la notion, d’élargir sa définition afin de ne pas limiter le terrain à l’enquête, et de réfléchir à la manière d’ajuster notre regard sur ces nouveaux objets.

17Le problème crucial qu’aborde la fin du livre est donc de savoir comment être à la hauteur de ces nouvelles pratiques littéraires. Dans le sillage de ce qu’encouragent Alexandre Gefen5 ou Pascal Mougin6, il s’agit de voir dans certains traits saillants des textes contemporains l’occasion de faire évoluer nos pratiques de recherche, plutôt que de tenter à tout prix de les étudier avec les catégories habituelles de la modernité littéraire (autonomie et autotélisme, communication in absentia, « littérature-texte »…). En effet, l’épreuve du terrain — et Mathilde Roussigné donne un sens très fort à la notion d’épreuve — constitue un nouvel objet pour les études littéraires : la confrontation de la littérature avec le terrain, c’est précisément la confrontation avec ce qu’on a longtemps tenu pour le dehors de cette littérature, ce que le paradigme critique moderne empêche de concevoir — la prétention à tenir un discours de vérité (p. 186), la sanction du monde réel, la subversion d’un ordre social ou un engagement collectif qui dépasse celui de l’auteur.

18Par conséquent, « difficile de s’en tenir à l’exploration de la bibliothèque » (p. 233) pour de tels objets littéraires en situation. Pour éviter le double écueil d’une vision trop décontextualisée et de la patrimonialisation précoce, Mathilde Roussigné propose une approche qui emprunte ses présupposés à l’écologie : penser écologiquement les corpus littéraires, c’est être attentif à la « bibliodiversité » (p. 208), comprendre et étudier les textes depuis leur « milieu » originel, sans les en couper. D’où un portrait du chercheur en permaculteur (plutôt qu’en savant devant sa paillasse) qui envisage la diversité des corpus retenus comme autant d’écosystèmes, pour préserver tant l’homogénéité que la diversité des productions littéraires retenus (p. 217). Une approche écologique des corpus induit donc prise en compte de références variées, d’œuvres-clé ou structurantes pour la recherche (pour l’étude du terrain, les œuvres de François Bon, d’Hélène Gaudy, d’Olivia Rosenthal ou d’Éric Chauvier…), et attention aux contextes socio-historiques de publication et d’émergence des textes. « L’écologisation » (p. 208) des études littéraires permettrait ainsi de sortir de l’opposition galvaudée entre approches internes et externes des textes.

19On comprend donc que le but de l’étude n’est pas seulement théorique mais méthodologique : il s’agit de puiser dans le corpus étudié des approches critiques, de « faire du terrain depuis la discipline littéraire » (p. 240). Rejetant une approche purement objectivante, l’autrice voit dans les œuvres étudiées autant des objets d’étude que des sujets desquels s’inspirer, à ceci près que l’approche « de » terrain proposée pour les littéraires reste essentiellement d’ordre métaphorique (« il ne s’agit pas d’imiter les sortes d’écrivains sur le terrain ni de prétendre que leurs textes appellent nos propres expéditions », p. 241).

***

« L’indéniable polysémie de la notion de terrain, […] est à la fois un piège et une chance. Un piège si l’on entend identifier une nouvelle catégorie […] dans l’histoire littéraire. Une chance si l’on comprend qu’il s’agit d’une notion à la croisée d’une multiplicité de traditions et de trajectoires » (p. 51).

20 Étude au long cours d’une idée, saisie ambitieuse d’un (très) large corpus, multiplication d’approches diverses et propositions de nouveaux gestes critiques : le livre de Mathilde Roussigné force l’admiration. Outre qu’il multiplie hypothèses stimulantes et lignes de fuites à explorer, il s’apparente de surcroît à une compilation des plus importants travaux ayant croisé littérature et sciences humaines ces vingt dernières années (quarante pages de bibliographie !). Le lecteur découvrira donc forcément une multitude de textes ou de travaux, même si cette profusion contribue aussi parfois à donner une prose un peu trop dense ou allusive.

21 On peut pour finir revenir sur la mise en abyme que constitue son approche : faire une étude de la littérature de terrain qui emprunte beaucoup à l’anthropologie, c’est reconduire d’une certaine façon une des grandes tendances de cette littérature, ou du moins l’étudier selon certains de ses présupposés. Un jeu de miroirs s’instaure ainsi entre l’approche choisie et le corpus ; il s’agit de renoncer à une approche purement externe de son objet pour penser avec lui. En d’autres termes, la manière d’aborder la littérature de terrain doit être à l’image du terrain littéraire tel qu’il est pensé actuellement, comme « une expérience relationnelle : celle d’une collaboration en vue de l’élaboration d’un savoir » (p. 152, déjà cité). C’est ce qui explique que Mathilde Roussigné présente son approche, en reprenant une expression de Tim Ingold, comme une étude avec les textes plutôt qu’une étude des textes, pour ainsi sortir de la dialectique entre close reading et distant reading (voir p. 10). Cette ambivalence était en fait constitutive de l’expression même d’« anthropologie littéraire », à laquelle on peut appliquer la même remarque qu’avait faite Michel Charles à propos du terme de théorie littéraire7 : l’épithète peut autant renvoyer à l’objet de ladite anthropologie qu’à elle-même.

22 Reste que si la méthodologie envisagée par l’autrice (une écologie des corpus, le critique comme permaculteur) paraît tout particulièrement justifiée pour le corpus qu’elle envisage, elle va au-delà de la traditionnelle mise en abyme du corpus par le discours critique8. En effet, la prégnance de l’imaginaire du terrain et l’élargissement de la notion qu’illustrent l’ouvrage rendent très convaincants la généralisation d’une telle approche « écologique » pour le contemporain en général. C’est peut-être sur cette belle idée des corpus comme écosystèmes que l’on pourrait conclure : si l’image frappe, ce n’est pas tant parce qu’il faudrait désormais sanctuariser les textes et les garder de tout interventionnisme critique, que parce que l’analogie vient condenser le regard neuf qu’il s’agit de porter sur ce qui correspond à la littérature d’aujourd’hui. Alors que s’estompent l’ère de la « littérature-texte9 » et le séparatisme historique entre la littérature et les autres arts10, considérer les œuvres littéraires « à l’état sauvage » devient indispensable. C’est sans doute à ce prix que l’on peut éviter de traiter « du présent avec les outils du passé11 ».