Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Janvier 2024 (volume 25, numéro 1)
titre article
Mikołaj Wyrzykowski

Une question de goût, ou la réalité retrouvée

A matter of taste, or the reality regained
Claudine Tiercelin, Post-vérité, ou le dégoût du vrai, Paris : Intervalles, coll. « Le point sur les idées », 2023, 112 p., EAN 9782369563181.

1Le relativisme ambiant dans lequel baigne notre société depuis au moins le désenchantement annoncé par Max Weber, accompagné de l’infodémie récente dévoilée par la Covid-19 et suivie du déluge des fake news et des théories les plus farfelues nous a révélé le nouveau Graal, la quête duquel mènent à la fois les sceptiques et les dogmatiques : la post-vérité. C’est bien à elle que s’attaque Claudine Tiercelin – titulaire de la chaire de Métaphysique et philosophie de la connaissance au Collège de France, « héritière des Lumières » (et donc de Kant), se réclamant du pragmatisme américain (Pierce) et du rationalisme français (Bouveresse) – dans son dernier (très court) ouvrage qui, dans la veine des moralistes classiques et dans un style mêlant, si l’on peut dire, un « coup de gueule » féroce, une moquerie et une analyse sociologique et sémiotique, dénonce et décortique les phénomènes sociaux ainsi que médiatiques, en donnant aux lecteurs des conseils philosophiques sur « comment survivre » à l’âge de la désinformation.

2Les causes de cette « perte de sens » – mot-clé incessamment répété à notre époque, comme le dit l’autrice, non sans ironie – sont identifiées, sans pourtant entrer dans la généalogie du postmodernisme, dès les premières pages : l’hétérogénéité sans limites prônée par les penseurs de la French Theory et le relativisme pragmatique de Richard Rorty auquel l’autrice n’a cessé de s’opposer (p. 8). En effet, depuis que Jacques Derrida a annoncé la fin du « logocentrisme », « l’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification »1 ; tout devient alors échangeable, transmutable et, allons encore plus loin : fonctionnel, transactionnel et même machinique. Nous pourrions multiplier les adjectifs à l’infini. Le postmodernisme ne fait-il pas place au post-humanisme, annoncé par Foucault à la fin des Mots et des Choses puis clamé par tant de « nomades » s’adonnant à l’hypermobilité perpétuelle, selon le slogan appelant à « ne jamais faire racine, ni en planter2 » ? Paradoxalement, à l’époque de la multiplication multivers et du scepticisme grandissant envers toute institution qu’on qualifie de « totalitaire », de même que toute tradition est « normative », on fait néanmoins appel à plusieurs héros (des soi-disant « experts » dans un domaine ou un autre ayant trouvé la solution idéale) ou hérauts (tel ou tel autre oracle du postmodernisme dénonçant l’oppression du pouvoir et, donc, de la « Vérité »), comme s’ils pouvaient nous sauver de ce monde discontinu et liquéfié en nous apprenant les règles du jeu et en nous montrant le « droit chemin »3. Or, si tout n’est que discours ou interprétation, et chaque expert a raison, le travail de vérité, dont se réclament les diverses commissions ou les sites de fact-checking tels que Conspiracy Watch, ne sera pas possible.

3Afin d’apprendre à naviguer dans ce maquis de croyances et à lutter contre le « dégoût du vrai », nous allons suivre la pensée de Claudine Tiercelin en nous concentrant, tout d’abord, sur les phénomènes sociaux au cœur de la crise ; ensuite, nous passerons à la dénonciation des malentendus philosophiques qui ne font que nous induire en erreur ; pour finir, nous évoquerons les conseils donnés dans l’espoir de la responsabilisation et de la démocratisation de la société.

Un panopticon de croyances

4Y croire, ou ne pas y croire ? Malgré la prétendue fin de la métaphysique, telle semble être la question de notre époque où les faits tels que la crise climatique ou l’existence même des pensionnats indiens au Canada sont mis en doute par les négationnistes pour qui cette réalité – si réelle pourtant, car faisant objet d’une expérience pratique (« Ça existe, en vrai, des gens égorgés, décapités, défenestres, violés, enlevés, massacrés ? Vous m’en direz tant ! ») (p. 14) – est une question de croyance. Le « tripatouillage des données » d’un côté par les cercles complotistes visant à déstabiliser la démocratie et la « cancel culture » d’un autre côté provoquant l’amnésie et l’incapacité à faire du lien sous le slogan de la « sécurité » submergent, désorientent et finalement manipulent un citoyen lambda, s’informant selon l’algorithme des réseaux sociaux, qui en conséquence ne croit plus en rien et devient alors, en survivaliste américain, capable de croire en tout : que l’eau de Javel est un meilleur remède contre la Covid ou que Trump est un élu de Dieu4. Dans un monde dépourvu d’objectivité morale, tout est en effet possible. Tiercelin, à la suite de Pierce, identifie deux logiques qui soutiennent l’existence de telles croyances : la première est le « raisonnement motivé », « purement décoratif où c’est la conclusion qui détermine l’argument plutôt que l’inverse » ; la seconde, « l’effet râteau », ne retient, « dans une série d’événements aléatoires, que la distribution qui va dans le sens d’une cause commune qui en annule le hasard » (p. 17). Une telle pensée téléologique profite de la mode, le contre-narratif compense le manque de preuve empiriques (ou leur échantillonnage bien sélectif) « par le foisonnement de données ou par le recours à une foultitude de disciplines » (p. 18). Le greenwashing existe bel et bien. Le problème est que l’on cherche des faits alternatifs de ceux transmis par les scientifiques et les chercheurs reconnus – l’université même étant en ruines car fonctionnant dans une visée capitaliste et utilitaire, comme l’a remarqué Michel Henry (1987) – et l’on trouve la « vérité » (ô le paradoxe !) chez les experts qui s’autoproclament rebelles du système socio-capitaliste. Foucault avait raison, Arendt aussi : le nouvel épistème est celui d’un di-vidu5 produit d’un entrechoquement de forces et de relations. Or, Tiercelin nous met en garde : le relativisme et le cynisme mènent tous les deux vers le nihilisme, et l’abolition des limites ne garantit pas la liberté.

5Comme il est de coutume, nous pourrions cibler les réseaux sociaux comme cause principale de ces problèmes. En effet, « le syndrome multiforme de la post-vérité » (p. 29) est provoqué en partie par « les médias aimant plus la controverse que la vérité » (p. 23) : cherchant telle ou telle autre « prophétesse écologique » (p. 24) on est vite pris au piège par l’algorithme qui nous enferme dans une bulle informationnelle où tout n’est que confirmation de nos croyances, ou alors on se laisse leurrés par le greenwashing du néo-libéralisme. Si chaque information trouve son contraire, s’appuyant elle aussi sur des « preuves » dans ce « Waste Land » d’Internet,

[…] comment ne pas croire à quel point tout cela contribue aussi à faire accroire l’idée que le savoir s’acquiert sans effort, à entretenir illusions, frustrations et déceptions, à se leurrer sur la réalité de ses compétences, à engendrer un sentiment de légitimité souvent abusif, tous facteurs qui ne sont pas pour rien dans l’érosion que l’on constate de l’esprit critique et dans la fragilisation croissante des individus à sombrer dans l’emprise et à faire le jeu des pires manipulateurs(p. 27)

6Dans la première partie de son ouvrage, au caractère plus sociologique et psychologique, Tiercelin fait référence aux études expérimentales de Tversky et de Kahneman mettant à la lumière nos biais cognitifs (p. 31) – l’amnésie de la source ; l’effet de répétition ; l’effet rebond ; l’effet « Dunning-Kruger », pour en nommer quelques-uns – qui nous font rejeter les preuves empiriques les plus parlantes au cas où elles risqueraient de saper nos convictions. Oublier ces manipulations et ces limites seraient une forme de « mégalomanie délirante » (p. 50). Le doute – qui n’est plus cartésien, concernant le sujet, mais provoqué par la « perte du réel »6 – s’allie ainsi aux plus fortes convictions, condamnant l’individu à la « solitude morale », ou alors à un panopticon d’idées libres, égalitaires et fraternelles, mais avant tout interchangeables, où chacun est expert de tout et de rien, le monde étant devenu un spectacle sans participants.

7Il est alors nécessaire de revenir sur les concepts de base, « [c]ar la connaissance, […] ce n’est pas l’information ni seulement des croyances vraies (éventuellement obtenues par hasard), mais des croyances “justifiées” (ou assorties de “raisons”) (Platon) » (p. 35).

Entre quête et enquête

8Comme c’était le cas pour la connaissance, Claudine Tiercelin définit la vérité selon la rhétorique de la théologie négative : « non, la vérité, ce n’est pas ce qui correspond à la réalité, ce qui en serait le miroir ou la copie ; ce n’est pas ce que l’on vérifie ou qui est vérifiable ; ni ce qui est utile, qui marche ; ni ce qui est cohérent, ni ce qui est assertable de façon garantie » (p. 71). Au tout début de l’ouvrage déjà, elle affirme que « le respect des faits, des preuves empiriques, de la vérité objective, de la science, mais bien plus largement, de la connaissance, sont somme toute fort banales » (p. 6, nous soulignons). Elle y revient à la fin, en répétant que la « “vérité” n’est qu’une platitude, mais c’est une platitude ô combien sérieuse, parce que c’est un idéal qui nous guide, et ce en permanence » (p. 78, nous soulignons). En ce sens, et suivant Kant qui dans Critique de la raison pure voulait établir les limites de la raison, par la séparation de la science et de la croyance, toute quête de vérité est condamnée à finir en queue de poisson. Autrement dit, pourquoi en parler, si le concept lui-même est trivial (p. 74) et que, selon l’analyse sémantique à laquelle se livre l’autrice, dire que « l’herbe est verte » et « il est vrai que l’herbe est verte » c’est dire une seule et même chose ? Or la pensée reconnue comme vraie peut toujours être séparée du jugement, car elle n’est pas innée au sujet, mais extérieure à lui : oui, les pragmatistes avaient raison, le dehors du moi existe ! De plus, il s’entremêle avec notre for intérieur, tout comme la science et l’art, les faits et les valeurs. S’il peut paraître frappant que Claudine Tiercelin jongle avec les mots tels que trivial et sérieux, cela ne veut aucunement dire que le « vrai » soit dénué de sens : au contraire, c’est le travail perpétuel auquel l’on doit se livrer, de façon intersubjective et en tant que communauté, qui par rigueur et par une attitude respectant la réalité objective, s’efforce à passer d’un doute généralisé à une croyance stable, sans pourtant fixer dogmatiquement celle-ci. « Croyance ? Mais quelle croyance ? », pourrait-on demander. Si l’autrice utilise ce terme, c’est pour rétablir la métaphysique en tant que lois et critères sur lesquelles repose la société. Il faut bien croire en une réalité ; or cette objectivité-là ne présuppose pas un dogmatisme, un absolutisme ou, pire encore, un totalitarisme dont est actuellement qualifié tout système extérieur à l’individu. Nous avons bien affaire à des croyances et à des doutes, affirme Claudine Tiercelin (p. 69), ce qui ne veut pas pourtant dire que nous pouvons confondre le désire de croire à la volonté de trouver.

9Le second est associé à la science, laquelle l’autrice veut rétablir, tout comme la métaphysique. « Aucun compromis n’est possible entre la science et la société, la morale ou la pratique », écrit-elle (p. 68), car la science objective ne s’accomplit pas selon un tel ou autre financement, lobby ou idéologie, mais est une étude de choses inutiles, dans le sens où le capitalisme conçoit l’utilité. Claudine Tiercelin donne raison à la science classique, mettant l’accent sur le quoi et non sur le comment, laquelle elle distingue à la fois du scientisme qui est purement structuraliste, et de la vision constructiviste qui, elle, s’intéresse surtout aux controverses et aux révolutions. Le danger de la dernière est de confondre le concept de vérité (le Deus absconditus de la raison, nécessaire selon Kant pour le bon fonctionnement de la société) et ce qu’on tient pour vrai (p. 71). Or, comme ne cesse de le répéter l’autrice, la vérité n’est ni une étiquette honorifique que l’on colle sur un discours, ni une question de perspective ou, encore moins, un point où s’entrecoupent les opinions. À la suite de Pierce et de Russell, et contrairement à Habermas ou Rorty, elle prône un espace des raisons privilégiant la pratique d’induction et où le vrai, selon l’impératif objectif de Kant, est ce à quoi on ne peut être les seuls à faire référence.

Un guide de survie

10Comment donc, à l’époque des faits alternatifs à portée propagandiste répandus par les menteurs, bullshiters, humbugs qui sont tous identifiés dans l’ouvrage (p. 38‑39), cultiver nos vertus épistémiques ? Tout comme il est important de garder les concepts clairs et séparer la matière de l’observation ou la raison de la rationalisation a posteriori, il faut en même temps se méfier de certaines dichotomies tranchantes du positivisme logiques, comme celles entre les sciences formelles et naturelles, humaines et dures, ou encore entre observation et théorie (p. 51). Claudine Tiercelin rappelle également que les faits réels et les valeurs cognitives ainsi qu’éthiques s’interpénètrent, certains jugements de valeurs pouvant avoir la « dureté des faits » (p. 53). Ce défrichage de concepts souvent trop flous continue tout au long de l’ouvrage, leur éclaircissement ayant une importance fondamentale dans le travail de lutte contre la post-vérité. Ainsi, les instincts, les sensations, les humeurs et les émotions sont distingués les uns des autres, seulement ces derniers (comme le « dégoût » apparaissant dans le titre du livre) étant appropriées à la science et pouvant par la suite être considérées comme base cognitive (p. 49).

11Une fois le chemin – la méthode – frayé à travers ce « salmigondis » de théories Tiercelin nous énonce des conseils clairs qui servent à ne pas être victimes de ces « enfumages » et « entourloupes ». Elle appelle à refuser l’opposition entre les jugements éthiques et les sciences « physiques » ; rejeter le relativisme éthique ; ne pas instrumentaliser la rationalité (p. 56). Tout au long de l’ouvrage nous voyons des thèses erronées – telles que la fixation idéologique du monde ou la vérité conçue comme correspondance entre l’extérieur et l’intérieur (p. 51) – balayées sans pitié et des chercheurs susceptibles de « dissoudre » notre esprit critique dans les slogans de tolérance et de pluralité, dénoncés. Le ton est tranchant, mais non dépourvu d’ironie, surtout dans les premières pages où l’absurdité de certains comportements est mise à nu. Cela est jugé nécessaire car nous nous trouvons actuellement devant une crise majeure, comme le reconnaît l’autrice, dans laquelle nous risquons de sombrer si nous ne reconnaissions pas les dangers du scepticisme, la faillibilité de notre jugement, l’entremêlement des faits et des valeurs, ainsi que la place majeure que doit avant tout occuper la pratique (p. 58).

12« [L]a meilleure manière de se prémunir des mensonges et autres manipulations », continue-t-elle, « c’est d’être moins crédule, d’être attentif circonspect, de vérifier ses sources, les preuves dont on dispose, de tenir compte des données qui viendraient bousculer ce que nous croyions justifié » (p. 60). Poser les limites à la raison – ce que prônait Kant –, c’est reconnaître que nous ne pouvons pas être experts dans tout. Or cela ne signifie pas que nous pouvons nous reposer seulement sur l’avis des autres (ce qui nous déchargerait de notre responsabilité), ou que nous devons être sceptiques, suivant la pensée de Hume, à tout énoncé autre que le nôtre. Si le doute cartésien est nécessaire dans l’évaluation de son propre processus de penser, il ne permet pas d’admettre qu’une pierre n’est pas une pierre. Il y a bien des énoncés qui sont vrais objectivement. Dans le cas contraire, c’est la réalité et le monde même que l’on risque de perdre.

*

13Le décentrement du sujet pensant déclenche sa déresponsabilisation et son détachement de l’espace social peut mener à la disparition du territoire commun auquel on prétend (osons le dire) appartenir. Car « le défi ne porte pas seulement sur l’idée de connaissance de la réalité, mais sur l’existence même de celle-ci » (p. 83). Même le rasoir d’Ockham ne peut aider contre certaines pratiques d’omission, de truquage ou d’enjolivement de la vérité car celle-ci risque alors d’être simplifiée et utilisée à des fins de la propagande. Elle peut bien être mise à profit par un système de pouvoir et c’est en raison de cette crainte que la méfiance envers les institutions, les gouvernements ainsi que les grands récits ne faisait que grandir au cours des dernières années7. Or, si démocratiquement aucune opinion autre ne peut être d’office invalidée, les narratifs alternatifs ne peuvent pas se prévaloir d’avoir atteint la « Vérité » et la brandir dans le ciel, en espérant y convaincre « le peuple ». Comme le rappelle Tiercelin, il ne s’agit pas d’une quête de vérité, mais d’une enquête, à savoir une conduite générale, une herméneutique qui parfois n’a pas de fin ; le monde n’est pas une illusion, la Matrix dans lequel il faudrait choisir entre la pilule rouge et bleue. Le réel, contrairement à ce qu’en dit la post-vérité, est quelque chose d’indépendant à nous (p. 84).

14L’univers orwellien, imposant le pouvoir de l’exténuer, est bien différent de celui de la post-vérité, où règnent à la fois les notions de liberté et de sécurité. Ce dernier, comme le remarque Claudine Tiercelin, dissout la démocratie de l’intérieur. La stratégie de ces deux régimes est donc la dé-mondialisation : « rompre toute relation entre le langage et la réalité, et empêcher tout accès à la vérité objective, de manière à détruire les conditions même de la liberté » (p. 88).

15Voir tout système comme oppressif ouvre la voie à l’anarchie ; accepter toutes les opinions sans critère met fin à la démocratie ; vouloir « tout, en tout temps, à la fois » ne crée pas de sémiosphère (Lotman, 1999) avec des codes culturels stables, mais une fluctuation perpétuelle de vérités. Quelle est donc une conduite propre à une société ouverte et responsable ? Rorty hérite des Lumières une posture relativiste envers toute vérité extérieure ; Habermas, l’espace des communications ; Tiercelin, quant à elle, rétablit la métaphysique qui, sans être une révélation linéaire de la « vérité », demeure implicite dans la pensée. Cela prend à la fin la forme d’un décalogue. À nous de le conclure par un « amen » (p. 17) solennel, ou bien ironique.