Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Silvia Lorusso

À propos du « roman sentimental social »

About the « Sentimental Social Novel »
Margaret Cohen, L’Éducation sentimentale du roman, traduction de Marie Baudry, Paris, Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2022, 313 p., EAN 9782406128601

1L'importance progressive des études de genre a modifié les critères de canonisation et de classification de l’histoire littéraire : L’Éducation sentimentale du roman de Margaret Cohen a été pionnier à cet égard. Traduit par Marie Baudry vingt-trois après sa parution aux États-Unis (Princeton University Presse, 1999), cet essai, au même titre que Le Roman de formation de Franco Moretti ― récemment traduit lui aussi (Moretti, 2019) ―, a joué un rôle clé dans la redéfinition de la situation du genre romanesque à l’époque de Louis-Philippe. Dans la préface, l’auteure a cependant surtout souligné l’importance de son ouvrage du point de vue des perspectives de genre : M. Cohen observe en effet combien, malgré l’évolution des luttes féministes, des revendications économiques à #MeToo, le livre reste actuel car il montre « combien la société française était responsable de son incapacité à tenir ses promesses quant à l’égalité et la liberté des femmes » (p. 9). Le « roman sentimental social », l’apport littéraire le plus important dans l’essai de Cohen, a réussi à représenter « sans les nommer les structures de la domination », en créant une « esthétique » (p. 12).

2Dans sa préface (« Histoire et critique littéraires au prisme du féminisme »), la traductrice propose de son côté une synthèse efficace des différentes initiatives qui permettent de s’opposer à « l’invisibilité » (p. 17) de l’apport féminin à l’histoire de la littérature. La première opération consiste à « Constater » le poids de cet apport, comme dans les travaux de Françoise Parent‑Lardeur qui montrent l’importance des autrices dans les cabinets de lecture du début du xixe siècle (Parent-Lardeur, 1982). La deuxième opération consiste à « [a]ccuser, c’est-à-dire accuser la fabrique de la littérature canonique d’être une fabrique partiale et partielle » (p. 20). C’est ce qu’a fait surtout Christine Planté avec La petite sœur de Balzac en documentant la façon dont la caricature de la femme auteur et du bas-bleu a été une forme de discrimination préventive des femmes qui écrivaient (Planté, 1989). L’exclusion des écrivaines du canon classique — à de rares exceptions près — est un fait établi et injuste dans nombre de cas. Toutefois, il ne faudrait pas réduire, me semble-t-il, la formation de ce canon à de simples motifs idéologiques, sans tenir suffisamment compte du mérite littéraire. La troisième opération consiste à « Réhabiliter », en insufflant une nouvelle vie à des ouvrages délaissés ou méconnus. Outre les volumes sur l’histoire littéraire au féminin édités par Martine Reid (Reid, 2020), le cas le plus frappant est probablement celui de la fortune des romans de Claire de Duras, édités par Marie‑Bénédicte Diethelm. La quatrième opération, plus controversée, consiste à « Déplacer », en proposant une nouvelle herméneutique propre à changer nos habitudes de lecture. D’une part, « paradoxalement » (mais cette pratique est malheureusement devenue commune), il faudrait rendre « illisibles » les grands auteurs canoniques, en révélant leurs biais sexistes ou racistes, comme l’a fait Judith Fetterley pour la littérature américaine (Fetterley, 1978). D’autre part, il faudrait rendre « lisibles » des ouvrages d’écrivaines qui ne sont pas considérées comme telles. C’est justement ce qu’a fait M. Cohen en présentant sous un nouveau jour des romancières oubliées, en reconnaissant des analogies entre le roman sentimental et la définition hégélienne de la tragédie, ou en créant une catégorie — le « roman sentimental social » — à opposer au réalisme des années Trente. Cependant, il paraît délicat de mettre sur les mêmes plans ces deux opérations : si la première, projetant volontiers des sensibilités actuelles sur des œuvres littéraires, préfigure l’exclusion de certaines œuvres indépendamment de leur valeur littéraire, la deuxième — comme dans le cas de Cohen — apporte un enrichissement, car elle introduit dans le canon classique l’œuvre d’auteures délaissées, grâce à une lecture innovante de l’histoire littéraire.

3Le point de départ du livre de M. Cohen est l’absence, dans le canon littéraire français, de romancières réalistes. Les contemporaines de Balzac et de Stendhal — y compris George Sand — semblent rester à l’écart du roman réaliste, tandis qu’en Angleterre ce type de roman serait impensable sans des écrivaines telles que Jane Austen, Charlotte Brontë ou George Eliot. Les raisons de cette exclusion des autrices du corpus réaliste sont de nature littéraire, mais elles ont cependant des conséquences idéologiques. Elle trouve également son origine dans le discrédit du genre sentimental, considéré comme l’apanage des femmes, par les inventeurs mêmes du réalisme, Balzac et Stendhal.

4La première opération de Cohen, largement partagée par la critique des quarante dernières années, vise donc à revaloriser le roman sentimental. Ce dernier, écrit majoritairement en France par des femmes, met en scène le conflit entre la passion et le respect des institutions familiales et conjugales, entre les droits négatifs (la liberté de choix) et les droits positifs (les normes en vigueur au sein d’une société). M. Cohen montre que les valeurs en jeu ― son propre bonheur et le bien commun ― sont les mêmes que celles qui, d’après Hegel, entrent en conflit dans la tragédie. Ainsi, les personnages sont emprisonnés dans un « double bind » (double contrainte), puisque, quel que soit leur choix, ils se trompent et finissent par être malheureux. L’exemple donné par Cohen comme le plus représentatif de ce genre est Claire d’Albe (1799), le chef-d’œuvre de Mme Cottin. La structure narrative même de ces romans ressemble à celle de la tragédie : « Le roman sentimental, comme la tragédie, efface les détails prosaïques pour concentrer toute son attention sur les progrès de l’action » (p. 99). Ce type de roman émerge un peu avant et tout de suite après la Révolution, en assumant l’une des contradictions principales dont l’événement révolutionnaire est porteur, la dialectique entre droit négatif et droit positif : « En opposant la liberté individuelle au bien-être collectif, le roman sentimental fait état d’une tension fondamentale qui traverse la politique libérale française pensée depuis les Lumières qui en sont l’origine » (p. 90). 

5Revenant sur le rapport de Balzac au roman sentimental, M. Cohen montre bien que si Balzac critique ce type de roman, il y a pourtant recours dans Sténie (1818‑1820) et ne manque pas de reprendre dans Le Lys dans la vallée, quoiqu’avec des variations significatives, le motif fondamental du double bind entre liberté individuelle et loi sociale. M. Cohen interprète la critique balzacienne de l’esthétique sentimentale dans une perspective bourdieusienne, comme un moyen d’affirmer sa propre poétique réaliste au sein du champ littéraire au détriment de la poétique concurrente. Pourtant, on peut se demander si Balzac ne parvient à sa propre poétique par expérimentation plutôt que par opposition. En effet, pour étayer sa thèse, M. Cohen allègue que l’organisation de la société littéraire de la Restauration dans les Illusions perdues, peu crédible, est dictée par l’aversion de la veine sentimentale, ce qui paraît discutable (voir Chollet et Vachon, 2012). De même, l’hypothèse selon laquelle Balzac aurait tancé George Sand dans La Muse du département, mu par la jalousie envers un succès plus grand que le sien n’apparaît pas convaincante non plus. En effet, dans le roman, Sand est désignée comme un modèle incomparable pour le personnage de Dinah et les relations personnelles entre Balzac et Sand demeuraient excellentes : il avait pensé à elle pour écrire l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, ce qui atteste l’estime qu’il avait non seulement pour son art narratif, mais aussi pour sa capacité critique. En 1843, son concurrent principal était plutôt Eugène Sue.

6Comme l’a montré Roland Chollet, le problème de Balzac était de trouver un nouveau public pour le roman, en plus de celui qui lisait les romans sentimentaux, féminin pour l’essentiel (Chollet, 1983, p. 17-53). Selon l’exemple de Walter Scott, la solution passait par l’émancipation vis-à-vis du roman sentimental, du genre gothique, du roman gai et même du roman historique. Pendant ses années de jeunesse, et surtout entre 1829 et 1833, Balzac avait expérimenté ces différentes formules narratives, avant d’arriver à la forme « réaliste » (bien qu’il n’adoptât jamais cette définition, n’employant que le terme de réalité) dans La Comédie humaine, où il persiste à user des ressorts appartenant au registre sentimental, gothique, historique, fantastique et du roman gai.

7L’alternative au roman réaliste de Balzac et de Stendhal étudiée par M. Cohen est une forme romanesque qui s’affirme également pendant la Monarchie de Juillet et qui hérite de la tradition du roman sentimental tout en la rénovant : c’est le « roman sentimental social », largement adopté par les romancières et dont Sand est la représentante principale. Comparé au genre sentimental de l’époque de la Restauration, le nouveau « roman sentimental social » opère une substitution décisive : « [à] confondre ainsi l’autorité morale avec le cœur contre le code, le roman sentimental social dissout le conflit insoluble qui donnait à l’intrigue sentimentale toute sa grandeur » (p. 210). Pour ses personnages il ne s’agit plus d’être tiraillés, dans un état de double bind entre deux instances justes, mais plutôt de résister à la domination sociale au nom du cœur. Ce nouveau conflit implique une transformation du personnage : il n’est plus un modèle de moralité, mais plutôt une victime. Ceci explique la proximité du « roman sentimental social » avec le mélodrame, genre qui fait une nette distinction entre le bien et le mal. Toutefois, contrairement au mélodrame, ces romans tournent généralement mal, ce qui les rapproche du roman sentimental (p. 218‑219).

8Selon Cohen, cette nouvelle contradiction du « roman sentimental social » entre aspiration à la liberté et oppression d’une société injuste reflète le statut idéologique ambigu de la Monarchie de Juillet qui, d’une part, entendait perpétuer l’esprit de la Révolution et, d’autre part, instaurait l’oppression de classe et des femmes. Lorsque les romans de George Sand, d’Angélique Arnaud, de Flora Tristan et de Caroline Marbouty mettent en scène la résistance contre l’injustice, la qualité principale du personnage ne doit pas tellement être la vertu, mais plutôt le courage. Leurs souffrances constituent la base d’un plaidoyer contre le matérialisme, contre la toute‑puissance de l’argent, en faveur des droits des femmes. Les romans sentimentaux sociaux naissent ainsi sous le signe généreux de l’engagement, dans des formes qui peuvent être radicales ou modérées, en témoignent les différentes positions à l’égard du divorce, qui, dans certains romans, n’est accepté que dans des situations extrêmes. Cet engagement permet à M. Cohen de constater que

[l]e roman sentimental social est ainsi sans doute la forme la plus influente parmi toutes les productions littéraires et visuelles de la Monarchie de Juillet à prendre position dans le débat public politique et social. Tous ces arts forment la première avant-garde moderne (p. 245).

9Avec l’introduction de la catégorie du « roman sentimental social », le livre de M. Cohen ne remet cependant pas en cause l’importance et la valeur des ouvrages et de l’esthétique de Balzac et de Stendhal. Cohen opère ainsi une comparaison entre Cora de Marbouty (publié dans Ange de Spola en 1842) et La Muse du département (1843) de Balzac, deux romans qui s’inspirent de la vie de l’écrivaine et la juxtaposition des deux textes souligne en creux que le roman « réaliste » paraît plus abouti. Si Balzac laisse transparaître certains préjugés envers la femme auteur, la complexité des thèmes et de la composition du roman balzacien apparaît évidente — et pas seulement dans ses différents dénouements et conclusions —, comparée à la linéarité et à la grande prévisibilité du « roman sentimental social ».

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10Ainsi, le mérite du livre de Margaret Cohen est-il constructif et non pas destructif : il éclaire sous un jour nouveau un moment significatif du roman français, en exhumant des romans d’auteures — à l’exception de George Sand — le plus souvent oubliées. Il montre comment ces ouvrages répondaient à une poétique cohérente, qui supposait une grammaire narrative et des constantes thématiques, et reflétaient d’importantes questions sociales.