Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Erwan Caulet

Un essai d’histoire du répertoire du théâtre français

Jeanyves Guérin, La Constitution du répertoire théâtral en France du XVIIe au XXIe siècle, Paris : Honoré Champion, coll. « Littérature de Notre Siècle », 2022, 756 p., EAN 9782745357939.

1Avec La Constitution du répertoire théâtral en France, Jeanyves Guérin publie un épais volume (plus de 600 pages, sans compter annexes, bibliographie et double index, des noms et des pièces) très érudit, tant par la masse des informations brassées que par les sources multiples consultées. Il y reconstitue le répertoire théâtral en France, entendu comme l’ensemble des pièces produites et représentées dans le pays du xviie siècle jusqu’à nos jours, mais aussi, dans un sens plus restreint, comme l’ensemble des auteurs de théâtre de référence, autrement dit canonisés, qui se dégage peu à peu de cette programmation théâtrale générale (Molière, Corneille, Racine, Marivaux, Shakespeare, Tchekhov, etc.). Ce sont ces deux fils qui sont suivis tout au long de l’ouvrage, lequel propose au lecteur une forme de « sismographie » des pièces et des auteurs de théâtre au cours de ces quatre ou cinq siècles de théâtre français (mais aussi étranger) examinés, sur fond d’une histoire de la vie théâtrale française restituée en parallèle dans ses principales articulations afin de donner sens et relief à cette « sismographie ».

Un livre

2L’ouvrage s’organise en onze chapitres. La plupart sont pourvus de riches annexes listant pièces et auteurs ou inventaires de tous types analysés dans le chapitre concerné. Si on introduit le critère des sources ou des « viviers » de sources mobilisés pour reconstituer ce répertoire théâtral français, ce sont en fait quatre parties qui se dégagent du livre et permettent d’en comprendre la logique.

3La première est constituée des trois premiers chapitres. Ces chapitres sont fondés sur un dépouillement, du xviie siècle à aujourd’hui, de tout (ou du maximum de) ce qui constitue des « observatoires du répertoire tel qu’il se construit au fil des années » (p. 29) : recueils de pièces, catalogues, tableaux historiques, inventaires, collections d’éditeurs jusqu’à celle de la Pléiade, dictionnaires, etc. De ce (sans doute bien fastidieux) travail de dépouillement, de ce passage en revue des classements à chaque fois proposés ou révélés, de leurs logiques et des va et vient de noms et de pièces qu’ils mettent en valeur, Jeanyves Guérin reconstitue une nomenclature qui forme, considérée globalement, une première acception du répertoire théâtral français. Il en dégage les tensions et les débats, les maintiens, les disparitions sinon les revivals de noms et de pièces, bref les décantations au fil des années, et par conséquent les figures qui finissent par se dégager et s’imposer durablement. Autrement dit le canon théâtral français, avec en premier lieu le trio Molière, Racine, Corneille. Il articule l’ensemble aux grandes inflexions politiques et culturelles qui peuvent les éclairer (la Révolution de 1789 en premier lieu, le moment scolaire et universitaire de la IIIe République, etc.). Il montre aussi le rôle des figures critiques (Charles Nodier par exemple, Julien-Louis Geoffroy, Théophile Gauthier…) dans la cristallisation ou l’inflexion de ces décantations. On peut regretter cependant un côté répétitif dans l’enchaînement (voire la simple juxtaposition) des « notices de présentation » de chaque ouvrage de synthèse ou de chaque collection. Mais c’est le prix à payer pour ce premier établissement du répertoire théâtral français et de son canon — et aussi, et c’est à noter pour le chercheur, d’un large faisceau de sources pour d’autres travaux ultérieurs.

4À ce premier temps de la réflexion s’ajoute ensuite, dans le second ensemble de chapitres, celui consacré à la détermination du répertoire à partir cette fois-ci de la reconstitution de la programmation de plusieurs théâtres : la Comédie français — 3 chapitres —, l’Odéon et le TNP — chapitres 7 et 8. L’idée est comparable au premier versant de l’ouvrage : travailler à partir d’« observatoires du répertoire tel qu’il se construit au fil des années », ici les théâtres et leur programmation au fil de leur histoire. Autrement dit la vie théâtrale « réelle », en « actes », et non une version publiée. Pour chaque théâtre et tout au long de son histoire, en s’appuyant sur les travaux publiés les concernant, sont reconstitués et résumés la programmation desdits théâtres, les politiques et les choix de leurs directeurs successifs, mais aussi les commentaires suscités, ceux de la critique, des spectateurs quand c’est possible… Dans tous les cas, des hiérarchies se dégagent là encore et, par conséquent, de cette nouvelle « sismographie », une nouvelle acception du répertoire consacré à partir du répertoire quotidien proprement dit du théâtre considéré. Jeanyves Guérin travaille ces constats en les (ré)inscrivant dans leur contexte historique, dans l’histoire et la position propre de chaque théâtre (en premier lieu la Comédie française), dans les tensions et les caractéristiques de la vie théâtrale du moment, dans ses enjeux et ses rivalités (par exemple entre théâtres : Odéon vs Comédie française, etc.) mais aussi selon les impulsions données par les figures du théâtre français (Antoine, Clarétie, Copeau, Firmin Gémier, Vilar, etc.) croisées au fil de ce qui est aussi une histoire du théâtre français dans son ensemble.

5En prolongement et en complément de ces chapitres, les chapitres 9 et 10 proposent pour leur part un examen spécifique de la présence du théâtre étranger dans le répertoire français et sa constitution. Cette présence est à la fois réelle (influence italienne ou espagnole sur les figures classiques du théâtre français par exemple) et surtout laborieuse : le répertoire français reste rétif et assez fermé au théâtre étranger, du fait d’un certain complexe de supériorité (dû à son propre rayonnement international) et/ou par nationalisme (selon l’adversaire géopolitique de l’époque). Différents moments théâtraux singuliers, souvent liés à des figures du théâtre français (le moment romantique, Antoine à l’Odéon, Lenormand, Lugné-Poe ou Gémier, le moment scandinave du théâtre français autour d’Ibsen…), nourrissent cependant le répertoire français. Jeanyves Guérin les restitue selon la démarche des chapitres précédents (quels auteurs et quelles pièces, dans quel théâtre, grâce à quels « passeurs », avec quelles tensions, quels débats…) et pays d’origine par pays d’origine, tout en soulignant bien le caractère souvent partiel et partial de ces importations théâtrales.

6Enfin le livre se clôt sur un dernier chapitre consacré au répertoire théâtral dans sa déclinaison télévisuelle. Le théâtre est en effet bien présent sur les écrans aux débuts de ce nouveau médium, puis sous l’effet de l’émission de Pierre Sabbagh « Au théâtre ce soir » (1966-1986) et de ses avatars successifs. Le théâtre proposé y revêt initialement une dimension patrimoniale sensible, en présentant les grands classiques (Molière…), notamment dix-neuviémistes (Musset ou Labiche) et diverses adaptations de romans, tout en pouvant faire preuve d’originalité. Mais la programmation glisse ensuite vers un théâtre davantage de boulevard, notamment à « Au théâtre ce soir ». Reste que le profil canonique du théâtre français s’en trouve confirmé.

Une recherche

7Dans Les Règles de l’art (Bourdieu [1992], 1998, p. 368‑369), Pierre Bourdieu appelle à

construi[re] un modèle du processus de canonisation qui conduit à l’institution des écrivains, à travers une analyse des différentes formes que le panthéon littéraire a revêtues, aux différentes époques, dans les différents palmarès proposés aussi bien dans des documents — manuels, morceaux choisis, etc. — que dans des monuments — portraits, statues, bustes ou médaillons de « grands hommes » […].

8Et de poursuivre :

On pourrait, en cumulant des méthodes différentes, essayer de suivre le processus de consécration dans la diversité de ses formes et de ses manifestations (inauguration de statues ou de plaques commémoratives, attribution de noms de rue, création de sociétés de commémorations, introduction dans les programmes scolaires, etc.), d’observer les fluctuations de la cote des auteurs (à travers des courbes de livres ou d’articles écrits à leur sujet), de dégager la logique des luttes de réhabilitation, etc.1

9C’est là, on s’en rend compte, ce que propose finalement Jeanyves Guérin dans cet ouvrage, par ce travail d’inventaires, et plus encore si on précise qu’il propose des annexes faisant écho aux pistes pointées par Bourdieu, telle l’annexe listant les auteurs figurant au concours de l’enseignement de l’agrégation de Lettres modernes ou celle listant les auteurs du répertoire ayant donné leurs noms à des rues ou des écoles ou telle encore l’annexe établissant le relevé des choix de bustes présents à la Comédie française. Ce livre constitue de fait, de manière générale, un premier défrichage d’ampleur de la question, et une première vue synthétique de celle-ci, ancrée dans une histoire en filigrane de la vie théâtrale française. Par la somme que l’ouvrage constitue, par le panorama de sources qu’il passe en revue, par les éléments de contextualisation comme par le double index qu’il propose, c’est un précieux outil de travail, même si on peut lui reprocher en la matière un découpage lâche et peu explicite des chapitres et donc certaines difficultés à se repérer dans sa matière riche et profuse (ainsi qu’un affichage parfois de ses préférences ou de déplorations qui n’apportent guère au propos et des commentaires à coloration rétrospective et anachronique).

10Mais l’ouvrage vaut pour les interstices qu’on y perçoit et qui appellent à prolonger cette recherche. Ils s’ajoutent à l’invite finale de l’auteur à explorer d’autres sources — théâtres ou metteurs en scènes — et aux pistes esquissées par Bourdieu et par les annexes convergentes de Jeanyves Guérin, dont d’autres travaux ont montré tout l’intérêt2. Un de ces interstices notamment tient à une forme de limite du livre et de son argumentation, qui, pour restituer succinctement débats et tensions, pour expliciter et exemplifier réceptions et va-et-vient des pièces et des auteurs, tend, de façon souvent un peu elliptique, à évoquer, sans plus de précisions, les « doctes » — la formule est récurrente sous la plume de Jeanyves Guérin — ou à avoir recours, certes parmi d’autres, aux propos des plumes consacrées — Théophile Gautier, Zola… — lors de ces résumés des éléments contextuels nécessaires à la compréhension de la logique de constitution du répertoire théâtral. Qui sont ces « doctes » ? Et ces plumes consacrées, sont-elles représentatives de ce qui se dit sur le moment ? N’y a-t-il pas un biais rétrospectif à y recourir, qui plus est quand leur avis est convergent avec le goût et le jugement du canon contemporain ? En fait, on repère là un appel à approfondir la construction de la valeur théâtrale et du canon sur le temps long, diachroniquement, par une meilleure connaissance de la construction du goût théâtral sur le moment, synchroniquement, dans les différentes configurations conflictuelles qu’il revêt au fil de son histoire, et ce par une histoire davantage sociale (connaissance des acteurs et de leurs antagonismes) et par ricochet plus culturelle (cartographie sociale et culturelle de l’argumentation et des goûts) plus approfondie que le « survol » qu’induisent forcément une telle somme et son travail de dépouillement et de synthèse déjà considérables. Dans la même page que son propos précédemment rapporté, Bourdieu fait allusion aux travaux de Francis Haskell. Ce livre de Jeanyves Guérin y fait de fait souvent penser, à établir le répertoire canonique théâtral quand l’œuvre d’Haskell analyse, elle, la mise en place du canon en arts plastiques. C’est ce type de travaux qui doit maintenant prolonger l’ouvrage de Jeanyves Guérin, sur la base de ses acquis et du panorama, du socle qu’il a mis en place et à l’instar des études d’Haskell sur — entres autres — Le Musée éphémère : les maîtres anciens et l'essor des expositions3 ou sur L’Amateur d’art4, par exemple. Du reste Jeanyves Guérin le pratique lui-même, à l’image de l’ouvrage qu’il a co-dirigé sur les Genèses des études théâtrales en France5.

***

11Ce livre de Jeanyves Guérin a comme titre et comme programme d’analyser La Constitution du répertoire théâtral français. Ce qu’il réalise manifestement. En définitive plus descriptif qu’interprétatif ou analytique, il peut se lire comme un appel à entrer dans l’histoire de sa fabrique (au sens d’élaboration, de fabrication sociale et non plus seulement d’« assemblage », de « rassemblement »), sur la base de la trame de fond qu’il propose. C’est toute la continuation qu’on lui souhaite.