Colloques en ligne

Monique Villen

L'autre côté du rêve d'Ursula Le Guin : imaginer l'impossible

Imagining the Impossible. Ursula Le Guin's The Lathe of Heaven

1Afin d’explorer le thème des fictions impossibles, nous avons sélectionné comme corpus de notre analyse un roman de science-fiction qui nous éloigne de notre monde empirique pour nous plonger dans des mondes étranges du futur. Nous avons opté pour The Lathe of Heaven (1971) d’Ursula Le Guin (1929- 2018), l'un des écrivains le plus acclamé par la critique et les auteurs de fantasy et de science-fiction de son temps, car le roman présente non seulement des caractéristiques susceptibles de le classer parmi les fictions impossibles, il met aussi en lumière diverses graduations entre le possible et l’impossible, entre le réalisable et l’inconcevable. Par ailleurs, nous avons fait référence à un chapitre (précisément à une figure) d’un article de Marie-Laure Ryan de 2006 (p. 659-655) consacré au multivers, dans le but d’illustrer les univers parallèles du roman.

2Publié originellement dans Amazing Stories en 1971, le roman The Lathe of Heaven fut édité en livre de poche en 19731 et traduit en français sous le titre L’autre côté du rêve en 1984. Le livre raconte l'histoire de George Orr, un homme ordinaire qui fait des rêves terribles et prend des médicaments pour éviter de rêver. Le gouvernement l'oblige à consulter le psychiatre et onirologue William Haber pour usage abusif de drogues. Haber se rend compte que les rêves de son patient changent le monde et le soumet à un appareil de sa propre création, l’amplificateur, conçu pour les contrôler et s’en servir en sa faveur. Pour tenter de briser ce cycle de dépendance, George fait appel à l'avocate Heather Lelache qui assiste à une séance de rêve effectif et voit littéralement le monde se transformer autour d'elle. Ils essayent tous deux d'arrêter Haber, mais celui-ci continue de modifier le monde à travers les rêves induits de George et tente même de reproduire ses capacités à l'aide de son appareil. Il crée ainsi de manière inattendue un monde de cauchemars car, comme l'expliquent Scholes et Rabkin, la tentative d'utiliser un esprit inconscient afin de modifier un univers compliqué […] provoque une série de désastres (1977, p. 92). Georges guéri restaure le monde, mais l'expérience laisse le Dr Haber dans un état mental pitoyable.

3L’autre côté du rêve semble répondre à la caractérisation de Jan Alber : « De nombreuses narrations fictionnelles nous confrontent à des mondes étranges régis par des principes qui dépassent clairement les paramètres du monde réel » (2016, p. 3 – sauf précision, les traductions sont de l’auteur). L'altérité touche non seulement les personnages et les faits, mais aussi l'espace, le temps, les lois naturelles, la société, etc., c'est-à-dire le monde dans son ensemble (Saint-Gelais 1999, 140). Le roman transgresse ainsi les limites du monde réel et remet en question les lois établies qui gouvernent le monde physique, les principes logiques reconnus ainsi que les limites anthropologiques standards (Alber, 2016, p. 25).

4Dans notre étude, nous examinerons le roman de science-fiction comme une création de l'imagination qui nous présente des alternatives qui peuvent ou non se produire dans le monde d'aujourd'hui. Notre approche adoptera la perspective de la théorie littéraire des mondes possibles (dorénavant MP) qui s'inspire de la philosophie et de la logique des MP afin de les appliquer de manière analogue à l'analyse des mondes littéraires. Nous adhérons aux trois dimensions du modèle logique de Marie-Laure Ryan : la notion d’un système constitué d'une pluralité de mondes, la notion de relations d'accessibilité entre les mondes et le contraste entre le monde actuel (le monde que nous prenons normalement pour le monde réel et existant) et les MP.

5En nous basant sur la typologie des genres littéraires de Marie-Laure Ryan élaborée en fonction de l'écart entre le monde actuel et les mondes fictionnels, et donc déterminé par leurs relations d'accessibilité (1991, p. 13-47), nous avons catégorisé les textes en quatre ensembles, nous permettant ainsi de positionner le roman de manière plus précise.

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6La figure 1 issue du tableau ci-dessus montre quatre cercles qui symbolisent quatre modèles de monde textuel. Les lignes ------- représentent les sauts ontologiques entre les cercles 1º et 2º (non-fiction / fiction) et entre les cercles 3º et 4º (logique / non logique). Transversalement, nous avons ajouté le niveau des relations d'accessibilité (de + à -). Pour qu'un monde soit possible, il doit être lié au monde actuel par une ou plusieurs relations d'accessibilité. Selon ces relations, le monde fictionnel sera plus ou moins proche du monde actuel. Par exemple, les mondes de la fiction réaliste (cercle 2º) sont proches car ils respectent les lois du monde actuel, tandis que les mondes des contes fantastiques (cercle 3º) sont plus éloignés car ils sont régis par des lois différentes.

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Fig. 1 : Les quatre modèles de monde textuel (Villen, 2022, p. 283)

7Ordinairement, nous associons la littérature de science-fiction au modèle de monde 3º, celui des MP logiquement consistants. En est-il ainsi de l’œuvre d’Ursula Le Guin ? L'étude du roman nous permettra de vérifier ce point. L’altérité du monde science-fictionnel de L’autre côté du rêve crée-t-elle des ‘impossibilités’ ? Ces ‘impossibilités’ sont-elles de nature à changer le modèle de monde pour s'aligner plutôt sur le modèle de monde 4º ? Plus encore, créent-elles un monde impossible qui remet en question nos connaissances du monde réel ? Et dans ce cas, comment ce monde fictionnel impossible peut-il être compris ?

Le modèle de monde 1º

8Le modèle de monde 1º contient des textes composés d'instructions qui relèvent du cadre du monde actuel, ce qui conduit à leur vérification au sein de ce contexte (toutes les relations d'accessibilité sont maintenues). Bien que L’autre côté du rêve diffère clairement de ce modèle de monde, ceci ne veut pas dire que le monde de l’auteur ne participe activement à la genèse du monde fictionnel, non seulement dans sa production, mais aussi dans son interprétation qui dépend de modèles du monde réel, comme le souligne Doležel : « Un lecteur réel peut ‘observer’ les mondes fictionnels et en faire une source d’expérience, tout comme il observe et s'approprie le monde réel » (1989, p. 232-233). Par exemple, l’espace imaginaire naît de l'association de données provenant de la ville de Portland, l'environnement quotidien de l'auteur. Le Guin avoue dans une interview que lorsqu'elle a quelque chose de vraiment important à dire, mais qu'elle trouve cela difficile, elle le situe à Portland : « Lathe of Heaven et New Atlantis sont parmi les choses les plus tristes que j'ai écrites, les plus proches de l'absence d'espoir, et elles se déroulent toutes deux ici même. Je ne sais pas pourquoi » (McCaffery, 1991, p. 162).

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Image 1. Le mont Hood décrit dans le roman

9De plus, l'œuvre exprime les inquiétudes de l'auteur symptomatiques du malaise culturel et social de l'époque. Elle fait référence au mouvement hippie et à la révolution de mai 68 qui ont entraîné une rupture avec les structures antérieures. Ce rejet de toute forme d'autorité se manifeste dans l'aversion pour le personnage du Dr. Haber, comme l'explique Le Guin : « Haber, dans L’autre côté du rêve, est une figure presque allégorique de ce que je réprouve le plus dans ma propre culture : les personnes qui veulent tout contrôler et tout exploiter à des fins lucratives au sens le plus large du terme » (1979, p. 169). L’auteur est aussi critique à l’égard des problèmes que pose la modernisation : elle s’interroge sur le monde et le devenir de la société technologique, sur le visage de l’urbanisme de demain, sur les bouleversements écologiques et sur la pénurie des ressources naturelles.

Le modèle de monde 2º

10Contrairement aux textes qui suivent le modèle de monde 1º, les textes du modèle de monde 2º ne sont pas « soumis aux conditions de vériconditionnalité fondées sur la référence au monde empirique » (Lavocat, 2016, p. 33). Ils introduisent des êtres, des états, des processus, des actions et des idées de nature fictionnelle qui acquièrent une réalité dans le texte conçu par l’auteur (Albaladejo, 1998, p. 39-61). Ils intègrent des instructions qui, bien qu'elles ne correspondent pas au monde réel effectif, sont construites selon le fonctionnement de la réalité (la plupart des relations d'accessibilité sont préservées). L'imagination crée ainsi des alternatives (de nouvelles possibilités) à la réalité.

11Il est évident que le roman de Le Guin se distingue par son caractère fictionnel, cependant il n'adhère pas au modèle de monde 2º qui regroupe ce nous pourrions nommer de manière très générique la littérature réaliste. La seule présence d’extra-terrestres pourrait suffire à classer le roman dans le modèle de monde 3º, celui de la littérature de l’imaginaire, car s’il est vrai que certains individus croient à leur existence, personne n'a fait l'expérience d’une rencontre de ce type ou n'a lu un écrit scientifique crédible à ce sujet. Nous acceptons donc que l’apparition d’extra-terrestres tels qu’ils sont décrits dans le roman ‘ne peut pas arriver dans le monde actuel’. Et que dire des rêves dits ‘effectifs’ qui produisent douze mondes alternatifs qui s'éloignent de plus en plus du monde initial ? Nous excluons donc définitivement le roman de L’autre côté du rêve des modèles de monde 1º et 2º.

Le modèle de monde 3º

12Les textes fictionnels qui adoptent le modèle de monde 3º défient les normes de notre monde car les instructions qui les composent ne s'adaptent pas entièrement au monde réel effectif et ne sont pas structurées selon ses paramètres (les relations d'accessibilité sont plus ténues). Cependant, Marie-Laure Ryan souligne qu’au moins une relation d'accessibilité est toujours maintenue (condition sine qua non pour qu'un MP existe) : la relation logique. Ces mondes alternatifs diffèrent plus ou moins de notre monde selon l’originalité de l’inventaire, des objets et de leurs propriétés mais, comme le signale très justement Simon Bréan : « Loin d’être l’occasion d’une errance fantasmatique et arbitraire dans des espaces fantaisistes, un récit mettant en scène un ou des mondes possibles en science-fiction en propose la matérialisation concrète et rationnalisée » (2017, p. 1). Nous supposons que la relation de compatibilité linguistique est également respectée, sans quoi le texte serait incompréhensible.

13La première altération est temporelle car l'intrigue se déroule dans un futur proche de l'écriture du roman, en 1998, comme le mentionne l'auteur dans une interview (Walsh 1995). Le facteur ‘temps’ marque donc une nette ligne de démarcation du genre, y compris pour les œuvres dont l’époque fictionnelle est proche de la vie de l’auteur.

14Les concepts de cognitive estrangement et de novum de Darko Suvin, acceptés aujourd'hui par la grande majorité des spécialistes de science-fiction, expliquent comment les univers de science-fiction, tout en tirant évidemment parti de notre expérience, rompent avec nos habitudes cognitives, avec nos façons habituelles de penser le monde et génèrent quelque chose de nouveau (le novum) dont l'étrangeté est si forte que « l'idée nouvelle [...] nous bouscule dans notre perception » (Scholes, 1975, p. 47). D’où inclusion de la science-fiction dans le cercle de ‘ce qui ne peut pas arriver dans le monde actuel’ (modèle de monde 3º) : « La science-fiction est un genre littéraire dont les conditions nécessaires et suffisantes sont la présence et l'interaction de l'étrangeté et de la cognition, et dont le principal dispositif formel est un cadre imaginatif alternatif à l'environnement empirique de l'auteur » (Suvin, 1979, p. 7-8). Le novum est lié dans la plupart des cas à une avancée scientifique ou technologique (physique, mathématiques, génétique, informatique, sociologie, psychologie, histoire, linguistique, etc.) et provoque des changements qui nous éloignent de notre monde empirique.

15Quel est le novum du roman ? Il consiste en la capacité de George Orr à modifier la réalité par le biais de ses rêves effectifs présentés comme un stade supérieur de la conscience auquel l'ensemble de l'espèce humaine n'a pas encore accédé. Cette faculté confère à George des pouvoirs qu'il ne peut contrôler : « …je ne veux pas changer les choses ! […] Qui suis-je pour m’occuper de la façon dont tourne le monde ? Et c’est mon inconscient qui change les choses, sans aucun contrôle intelligent » (Le Guin, 1984, p. 21), même si Haber est convaincu qu'il peut les maîtriser. De façon analogue à la télépathie, tel que l’écrit Alber : « il est difficile d'expliquer exactement quelle loi physique est violée dans de tels cas, mais il est facile de voir que la capacité de [changer la réalité à travers les rêves] constitue un pouvoir surhumain ou humainement impossible » (2016, p. 26). Cependant, même si Le Guin invente ses propres lois, elle ne recoure jamais à la magie ou à un pouvoir surnaturel. Le novum (l'introduction de nouvelles capacités humaines) est construit de manière aussi cohérente que possible à l'aide de faits et de principes établis dans la science réelle, ici en l’occurrence grâce à la psychologie et la psychanalyse, à la neurologie et l'onirologie2. Il est vrai toutefois que Le Guin n'élucide pas scientifiquement (ou pseudo-scientifiquement) l'incroyable capacité de George à réaliser ses rêves, ni le fonctionnement scientifique de l’amplificateur inventé par Haber.

16Les limites anthropologiques sont de nouveau transgressées dans un des mondes alternatifs. Haber veut résoudre le problème du racisme. Durant un rêve effectif, il demande à Orr de penser à un monde où il n’y aurait plus de problème de couleur et de races. Le monde alternatif qui s'ensuit se caractérise par une population dont la couleur de la peau est devenue grise, ce qui transforme l’humanité en une masse informe :

Ils venaient de toutes les régions de la Terre pour travailler au Centre Mondial de Planification ou pour le visiter, de Thaïlande, d'Argentine, du Ghana, de Chine, d'Irlande, de Tasmanie, du Liban, d'Éthiopie, du Viêt Nam, du Honduras, du Liechtenstein. Mais ils portaient tous les mêmes vêtements, pantalons, chemises, manteaux ; et sous leurs habits, ils étaient tous de la même couleur. Ils étaient gris (Le Guin, 1984, p. 156).

17Vu à travers le filtre de la zoologie, l’être humain n’est qu’une espèce terrestre de plus par rapport à l’extraterrestre, le tout autre, qui apparaît au moment le moins attendu comme un envahisseur venu d’autres mondes, ce qui provoque la peur si caractéristique des romans de science-fiction (depuis H. G. Wells). Mais très vite, l’auteur change de registre et, de manière didactique, incorpore ces pacifiques extraterrestres dans la vie quotidienne terrestre. Leur lien particulier avec le protagoniste et la compréhension de son pouvoir qu’ils appellent « iahklu » sont frappants. Orr l’explique de manière originale, en faisant un clin d’œil au pouvoir créatif de l’écrivain :

Après tout, pensa-t-il en remontant vers Corbett Avenue, il n’est pas surprenant que les Étrangers soient de mon côté. Dans un sens, c’est moi qui les ai créés. Je ne sais pas dans quel sens, bien sûr. Mais ils n’étaient pas là jusqu’à ce que je rêve d’eux, jusqu’à ce que je les fasse exister. Et ainsi, il y a – il y a toujours eu – un rapport entre nous (Le Guin, 1984, p. 187).

18Nous terminons par le monde physique (l’espace) car il nous permettra d’établir une transition entre le modèle de monde 3º et le 4º. L'auteur présente une fin de XXe siècle (1998, dans la ville de Portland) où l'ennemi n'est plus le pouvoir politique ou idéologique mais la détérioration à échelle planétaire de l'écologie avec ses tragiques conséquences : un contrôle gouvernemental inflexible et un grave problème de pollution et de surpopulation. Le monde de départ est un monde dystopique surpeuplé caractérisé par le manque, la pénurie, l'insuffisance, dont la seule chose qui reste de la beauté du monde naturel est une photographie accrochée au mur : « Le bureau du Dr William Haber ne donnait pas sur le Mont Hood. C’était un appartement intérieur au soixante-troisième étage de la tour Willamette East et ne donnait sur rien. Mais sur l'un des murs sans fenêtre se trouvait une grande photographie du Mont Hood » (Le Guin, 1984, p. 12). Le premier rêve induit de George transforme l'image du Mont Hood de l'affiche du bureau de Haber en l'image d'un être vivant disparu, le cheval.

19Le texte ne dit pas explicitement comment ces changements fonctionnent ni comment les personnages passent d'un monde à l'autre. Nous avons utilisé un diagramme de Marie-Laure Ryan pour mieux le comprendre (2006, p. 660)3.

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Figure 2. Les mondes alternatifs paralleles

20Chaque version du monde correspond à un monde possible avec sa propre ligne spatio-temporelle, mais nous ignorons si ces mondes coexistent dans un espace réel, c'est-à-dire si le même objet peut se trouver dans plusieurs états simultanément. Existe-t-il un monde où l'image de l’affiche dans le bureau de Haber est un paysage et un autre monde parallèle où l'image de l’affiche est un cheval ; un monde où tante Ethel, après son divorce, vit avec la famille de George et un monde alternatif où sa tante est tuée dans un accident de voiture et n'a jamais vécu avec sa famille ?

21Nous savons que : (1) le monde alternatif est créé au moment précis du rêve (le point de divergence). Il s’agit d’un nouveau monde où certaines caractéristiques du monde précédent ont été effacées et d'autres inexistantes ont été ajoutées ; (2) les protagonistes sont transportés dans ce monde alternatif alors que le monde précédent disparaît de leur conscience. Seul George se souvient de tous les mondes et souffre d'un traumatisme identitaire, comme le note Marie-Laure Ryan :

Chaque rêve, chaque passage vers un nouveau monde ajoute un nouveau fil à la mémoire de George, jusqu'à ce qu'il devienne incapable de distinguer ces fils les uns des autres. Dans le dernier monde, George est enfin libéré de la terrible responsabilité du rêve effectif, mais l'accumulation de souvenirs des vies précédentes ne laisse presque aucune place dans son esprit pour la formation d'un nouveau fil (2006, p. 665).

22Lelache, qui a été témoin d’un rêve effectif, partage aussi cette vision multiple du monde, mais l'effet n'est pas durable. Le souvenir du monde précédent disparaît rapidement. Les autres habitants ne sont même pas conscients du passage d'un monde à l'autre. Haber, grâce à sa machine, connaît également la vérité :

S’il me suggère sous hypnose de rêver qu’il y a un chien rose dans la pièce, je le rêverai ; mais le chien ne peut pas être là tant que les chiens roses ne font pas partie de l’ordre naturel, n’existent pas dans la réalité. Ce qui arrivera, c’est que j’obtiendrai un caniche blanc teint en rose, avec une raison valable pour expliquer sa présence ; mais si Haber insiste pour que ce soit un chien naturellement rose, mon rêve devra changer l’ordre naturel pour y inclure des chiens roses. Partout. Depuis le pléistocène ou je ne sais quand, depuis l’apparition des chiens. Et ils auront toujours été noirs, bruns, jaunes, blancs ou roses. Et l’un de ces chiens roses aura réussi à entrer, ou ce sera son colley, ou le pékinois de sa secrétaire, ou je ne sais quoi. Pas de miracle. Rien d’étrange. Chaque rêve est rétroactivement logique. Quand je me réveillerai, il n’y aura là qu’un chien rose comme on en voit tous les jours, avec une excellente raison d’être là. Et personne ne se rendra compte de quelque chose de bizarre, sauf moi – et lui. Je garde les souvenirs des deux réalités. Et le docteur Haber aussi (Le Guin, 1984, p. 61).

23Le lecteur est lui aussi plongé directement dans ces mondes alternatifs avec lesquels il doit se familiariser pour pouvoir les différencier. L’hypothèse du multivers (une théorie qui, à partir de la physique quantique, soutient que d’autres univers coexistent en parallèle) pourrait expliquer ce phénomène. Selon les approches, soit ces univers parallèles seraient très similaires à notre propre univers et en incluraient des homologues ; soit ils seraient dotés d’autres lois naturelles. Cependant, comme le souligne bien justement Aurélien Barrau : « Ces multivers ne sont, selon certains, que des hypothèses non scientifiques car non réfutables. Pour d’autres, les multivers pourraient constituer une révolution de notre conception du monde » (2020, Avant-propos).

Le modèle de monde 4º

24Marie-Laure Ryan situe dans le cercle 4º les textes qui construisent des mondes fictionnels impossibles, c’est-à-dire des mondes fictionnels qui ne peuvent être vrais dans aucun MP (2013, p. 131-150). Elle distingue, d’une part l'impossible pragmatique et de l’autre l'impossible logique. Dans la première catégorie (impossibilité pragmatique) se trouvent : les paradoxes temporels qui surgissent lorsque le texte ne respecte pas l'intuition la plus fondamentale selon laquelle le temps s'écoule dans une direction fixe ; les manifestations d’impossibilité ontologiques qui sont connues en narratologie sous le nom de métalepses ; les impossibilités spatiales qui se produisent lorsque l’on crée des objets spatialement impossibles, par exemple, un ‘carré rond’ ou une ‘sphère plate’4. Ces impossibilités pragmatiques n'affectent pas l'intégralité du storyworld. Elles engendrent des failles logiques, autrement dit, des incohérences circonscrites et localisées dans des zones spécifiques du monde narratif. Les lecteurs les résolvent en adoptant ce que M.-L. Ryan appelle une "stratégie du fromage suisse", c’est-à-dire, en traitant le reste du texte conformément aux procédures d'inférence normales. Ces types de contradictions demeurent compatibles avec la construction et l'immersion au sein du monde fictionnel. Dans la deuxième catégorie (impossibilité logique) se trouvent les textes dont les contradictions empêchent le lecteur de former une représentation mentale cohérente de l'intégralité du monde fictionnel, voire même d'ériger une zone solide et continue autour des lacunes logiques. Lorsqu'un texte affirme ouvertement p et ~p, tout ce que l'imagination peut faire est d'envisager un monde où p, puis un monde où ~p, sans parvenir à une synthèse.

25Voyons quelques exemples dans le texte. Les rêves appelés ‘rêves effectifs’ sont décrits avec précision au début du roman, mais à mesure que l'histoire progresse, ils se diluent dans le récit (seules sont montrées leurs conséquences visibles). Le lecteur doit déduire le contenu du rêve à partir des modifications de la réalité : l'affiche, le bureau, la ville, le pays, la planète, la galaxie tout entière... Les changements affectent progressivement toute la réalité : la réalité physique (les objets), la réalité politico-sociale (la forme de gouvernement et la structure sociale), la réalité climatique, la réalité anthropologique (les races humaines et les extraterrestres) et même la réalité ontologique, la perte de la consistance de l'être, jusqu'à ce que cette dernière se désintègre.

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Figure 3. LEs changements provoqués par les rêves effectifs5

26Dans le dernier monde alternatif créé par Haber (avant que George ne restaure le monde), nous entrons dans la deuxième catégorie de M.-L. Ryan, l’impossibilité logique. Cette dernière se manifeste par des contradictions dans le texte (à la fois p et ~p) qui se présentent essentiellement sous la forme de paradoxes : X n’est pas X (Pierre n’est pas Pierre) et X est A et non-A (Pierre est vivant et mort). La première (la négation d’identité) s’opère grâce à la négation du même terme, alors que la deuxième se base sur des termes antonymes (Díaz, 2006, p. 883) : « C'était là. C'était un lieu, ou peut-être un moment ou une sorte de vide. C'était la présence de l'absence : une entité qui n’était ni quantifiable ni qualifiable, dans laquelle disparaissait toute chose et d’où rien de provenait. C'était affreux, et ce n'était rien. C'était la mauvaise direction » (Le Guin, 1984, p. 208). Dans le texte ci-dessus, l’auteur accumule les termes antonymes : lieu /moment/vide ; présence/absence ; affreux/rien.

27Ce monde alternatif ne se contente pas de mettre à l'épreuve les lois physiques du monde réel, il les brise :

Il faisait très froid et pourtant, il y avait dans l’air une odeur de métal chauffé et de chairs et de cheveux brûlés. Il traversa le hall d’entrée ; les lettres d’or de l’aphorisme qui entourait le dôme dansèrent devant lui : HOMME HUMANITÉ M N A A A. Les A essayèrent de le faire trébucher. Il monta un escalier qui n’était pas visible pour lui, puis sauta dans l’escalator en spirale et le fit s’élever dans le néant par la seule force de sa volonté. Il ne ferma même pas les yeux. Au dernier étage, le sol était de glace. Celle-ci avait près de cinq centimètres d’épaisseur, et elle était transparente. On pouvait voir au travers les étoiles de l’hémisphère sud. Orr s’y avança et tous les astres se mirent à résonner fortement, comme des cloches fêlées » (Le Guin, 1984, p. 208-209).

28Le monde devient logiquement impossible, au point que nous avons du mal à l’imaginer. Il s’agit non seulement d’un monde différent du nôtre mais d’un monde inintelligible, un monde dont nous ne pouvons rien savoir et rien dire. Le lecteur se trouve dans la situation que décrit M.-L. Ryan : « Les œuvres littéraires qui projettent des mondes impossibles poussent les lecteurs à élaborer de nouvelles stratégies pour leur donner un sens, même si le sens ne découle pas de la vision de situations entièrement imaginables » (2013, p. 130). À la manière de Philip K. Dick, la fiction aborde la dégradation de la façade illusoire de la réalité, un thème très présent dans la littérature postmoderne (voir Dick, 1970). Où est le réel, si la métamorphose inexplicable et la multiplication continue des mondes rendent impossible tout ancrage dans le réel ? L’auteur ne répond pas à ces questions.

— Je sais qu’il s’est passé quelque chose. Depuis, j’essaie de rouler sur deux routes à la fois, mais avec une seule voiture. J’ai marché droit contre un mur, dimanche dernier, dans mon appartement ! Vous voyez ? Elle lui montra une tache plus sombre sur la peau brune de son front. Le mur était là, et il n’était pas là… Comment faites-vous pour vivre ainsi tout le temps ? Comment savez-vous où se trouvent toutes les choses ?
— Je ne le sais pas, répondit Orr. Tout s’embrouille. Je ne sais pas pourquoi cela se produit si souvent. C’est trop. Je ne peux même plus dire si je suis fou, ou simplement si je ne peux pas supporter toutes ces informations contradictoires. Je… C’est… (Le Guin, 1984, p. 121).

29Dans le roman, nous découvrons également un autre monde qui entrave la capacité du lecteur à élaborer la construction de l’univers fictionnel, il s’agit des mondes oniriques. Du mot grec signifiant rêverie, le concept onirique est lié au monde des rêves, mais il est également utilisé pour parler de l'irréel et peut même indiquer des situations et des expériences de folie ou de fièvre. Les mondes oniriques se caractérisent par la déconstruction de la perception du personnage qui confond la fantaisie avec la réalité, ou par un trouble de l'ordre naturel. Samuel Mine explique leur apparition dans la science-fiction : « A la suite de Philip K. Dick ou Michel Jeury sont apparus récemment des mondes d’un genre nouveau, des mondes mentaux, oniriques ou virtuels, qui échappent à la réalité matérielle. […] Ils existent de manière purement mentale ou virtuelle, et renvoient aux désirs profonds de la personne qui les émet ou les crée » (2007, p. 251 ; voir Dick, 1969 et 1978). Dans le monde fictionnel, ils sont produits par l'utilisation de drogues altérant l'esprit (dans le premier chapitre) et les états de sommeil (subconscient) :

Portée par les courants, poussée par les vagues, entraînée irrésistiblement par toute la force de l’océan, la méduse dérive dans les fonds marins. Là où parvient la lumière et où commencent les ténèbres. Portée, poussée, entraînée de nulle part vers nulle part – car, dans les profondeurs marines, il n’y a pas d’autres repères que « plus près » et « plus loin », « plus haut » et « plus bas » –, la méduse se balance, comme suspendue ; ses pulsations sont légères et rapides, perdues dans les énormes pulsations quotidiennes qui agitent l’océan attiré par la lune (Le Guin, 1984, p. 7).

30Ces mondes n'existent pas matériellement, ils sont mentaux. Ils ne sont pas non plus coexistant ou parallèles au monde actuel. Ils forment des mondes indépendants avec leurs propres lois qui ne respectent ni la logique ni la raison. Le Guin admet : « Dans mon livre, The Lathe of Heaven, il se passe quelque chose, mais on ne sait jamais très bien ce qui se passe, en avril 1998. Il semble que nous fassions exploser le monde, mais on ne peut pas en être sûr, parce que le livre est plein de rêves et de visions, et on n'est jamais sûr de savoir lequel est lequel » (Walsh, 1995, p. 196). En pareil cas, il n’existe pas d’impossibilité logique en tant que telle puisqu'aucune contradiction substantielle ne se manifeste. Nous sommes plutôt en présence d'un manque de clarté, d’une désorientation. Il nous est difficile de déterminer si ce qui est décrit relève de la réalité, d'un rêve ou d'une hallucination.

*

31Notre étude nous a permis de répondre aux questions initiales. Nous avons montré que les ensembles référentiels du texte contiennent des éléments sémantiques appartenant aux modèles de monde de type 1º, 2º, 3º et 4º. Prenons un exemple de chacun d’eux : du modèle 1º, la ville de Portland (le mont Hood) ; du modèle 2º, la psychologie humaine du protagoniste (les réactions de Orr) ; du modèle 3º, la présence d’extraterrestre ; du modèle 4º, le dernier monde alternatif (la perte de consistance du réel). Selon la loi des maxima sémantiques d’Albaladejo, le type de modèle de monde dépend du niveau sémantique maximal. Si nous ne tenons compte que des trois premiers types (Albaladejo ne contemple pas le 4º), il est clair que le monde fictionnel de L’autre côté du rêve construit un MP qui s’éloigne « des paramètres cognitifs du monde réel et [serait] donc [moins] actualisables » (Alber, 2016, p. 32). Le roman adopterait de ce fait le modèle de monde 3º plus distant du monde actuel (moins de relations d’accessibilité).

32Cependant, si nous ajoutons les éléments du niveau sémantique maximal que nous avons détectés appropriés au modèle de monde 4º, devons-nous conclure qu’Ursula Le Guin écrit une fiction impossible qui, selon Alber, « radicalise la fiction par la représentation d'impossibilités qui ne sont pas actualisables » (2016, p. 32) ? Nous préférons suivre l’avis de M.-L. Ryan (2006, p. 670) qui explique que la cosmologie des mondes alternatifs ou parallèles (voir fig. 2) évite les contradictions entre les diverses représentations et, de ce fait, évite la construction d’un monde impossible. L’affiche du bureau de Haber ne peut pas représenter à la fois, dans le même monde, le Mont Hood et un cheval, mais il n’y a aucune contradiction à ce qu’il représente le Mont Hood dans le monde A et un cheval dans le monde B. Cette stratégie interprétative maintient une construction du monde fictionnel relativement cohérente, l'irrationnel étant confiné à des zones étroitement définies qui percent la texture de ce monde. Les mondes impossibles restent effectivement confinés au dernier monde alternatif et aux mondes oniriques de George Orr et n’affectent pas la consistance globale du monde fictionnel, c’est-à-dire que ces impossibilités ne sont pas suffisantes pour produire une fiction impossible. Elles ne sont pas de nature à changer le modèle de monde pour s'aligner sur le modèle de monde 4º. Nous optons donc définitivement pour le modèle de monde 3º.

33Nous ne pouvons toutefois ignorer les impossibilités de différentes sortes que présente le récit6. Nous partageons pleinement la réflexion de Doreen Maitre : « Dans le cas des mondes fictionnels qui postulent des états de choses impossibles ou très peu probables dans le monde réel, nous pouvons, grâce à cette interaction dynamique, en venir à ajuster notre perception de ce qui est possible dans le monde réel » (1983, p. 40). Ces impossibilités ne peuvent-elles pas être comprises comme un avertissement ou une mise en garde ? Il semble que Le Guin projette jusqu'à l'absurde certaines des contradictions de sa réalité afin de les dénoncer. L’autre côté du rêve contient en effet une critique évidente des dérives de certains scientifiques qui, comme Victor Frankenstein, sont tellement obsédés par leurs recherches qu'ils en deviennent irrationnels et mégalomanes. La folie grandissante de Haber est en fait similaire à celle des dirigeants qui mènent le monde (fictionnel) à son anéantissement, avec la bombe atomique. Le Guin s'oppose au scientifique qui prédit la victoire de l'homme sur la nature et qui, sur la base de critères pseudo-philanthropiques, entreprend de changer la vie et son évolution, l'espace et le temps, la matière et l'énergie, bref, l'existence elle-même.

34Les rêves effectifs de George Orr qui ont le pouvoir de changer la réalité nous invitent également à réfléchir sur le pouvoir de l'imagination à la suite de Roberts : « L’autre côté du rêve, dans lequel le personnage principal découvre que ses rêves modifient la réalité pour tout le monde, transformant ses fantasmes en réalité concrète, peut être lu comme un commentaire sur la puissance et le danger de l'imagination créatrice » (2016, p. 357). Il y a toutefois une grande différence entre le pouvoir des rêves effectifs de George Orr et le pouvoir de l'imagination. L'imagination, en se nourrissant du réel, en partant de lui et en jouant avec lui, en le transformant, nous permet de mieux comprendre notre monde et d'anticiper les possibilités infinies qui s'offrent à nous. En revanche, les rêves effectifs affaiblissent ou nient la réalité, la rendent plus confuse et incertaine : « Alors que le monde de George est créé et recréé, encore et encore, les ‘réalités’ prolifèrent et, par conséquent, la trame de la réalité commence à perdre de sa substance » (Malmgren, 2002, p. 28). Les ‘réalités’ ne sont plus que le reflet de nos désirs et de nos pulsions (inconscientes), elles deviennent des rêves inconsistants et perdent leur force créatrice. Elles ne sont capables que de construire des mondes factices, irréels et parallèles qui n'ont aucun contact avec le monde réel et peuvent même se transformer en chaos et en destruction.

35La confusion et la désorientation de G. Orr donnent lieu à une autre réflexion sur la relation entre la mémoire et l’identité dont les liens sont à la fois indéniables et problématiques. Si la construction du moi dépend de l'interaction des souvenirs, que se passe-t-il lorsque cette mémoire, qui est notre seul accès au moi, devient un espace en reconstruction permanente ? Que se passe-t-il lorsque cette mémoire, qui est notre seul accès au passé, à la personne que nous étions, est blessée ou manipulée ? Comment faire la vérité sur notre vie et unifier les souvenirs successifs en une seule mémoire autobiographique cohérente ? Comment comprendre que nous restons les mêmes, alors que nous mémorisons progressivement un grand nombre d'informations qui nous font mûrir et changer, en permanence ? En d'autres termes, comment expliquer que nous soyons toujours les mêmes tout en devenant sans cesse d'autres personnes ?

36La science-fiction élargit de manière singulière les horizons de l'imaginable et, en ce sens, multiplie en même temps tous les autres espaces : les espaces du réel, les espace du probable et les espaces de l’impossible. Elle explore ainsi des possibilités dans toutes ses formes et même des impossibilités. La lecture d’un roman science-fictionnel, grâce à son processus de médiation entre l'étrange et le familier, élargit notre conception du monde, nous aide à réagir face à des situations hypothétiques et favorise une mentalité plus adaptée aux changements, ce qui nous prépare à des futurs possibles.