Colloques en ligne

Christine Baron

Jurisfictions impossibles

Impossible jurisfictions

1Depuis les années 2000-2010, un nouveau genre narratif pratiqué par des juristes s'est développé, et est désigné par les auteurs eux-mêmes par le terme de jurisfiction (Varnerot, 2006). On pourrait penser à première vue que la fiction est le lieu de tous les possibles et que ce genre littéraire joue des variations infinies de l'imaginaire juridique. Or, il n'en est rien. Les professionnels du droit qui s'adonnent à ce genre soit revisitent des procès célèbres, soit traquent des cas insolubles et des procès impossibles qui constituent des ressources pour la réflexion juridique, loin des contraintes de la doctrine.

2Quoique souvent fictionnels, ces récits ne relèvent pourtant pas d'une pure exploration de l'imaginaire mais ils ont aussi pour enjeu de raconter des procès ou des affaires d'un point de vue original, ou encore de mettre en scène des situations qui rendent le jugement de justice problématique, voire impossible, qu'il s'agisse d'une impasse logique (le coupable innocent), d'un cas de conscience éthique, ou encore d'une situation qui met à l'épreuve la vraisemblance du récit.

3Ce sont ces trois cas d'impossibilité qui seront analysés à travers des œuvres de François Ost, de Ferdinand von Schirach et Juli Zeh mais aussi d'Alexandria Marzano Lesnevitch ; en effet, ces œuvres ne sont pas toutes des fictions au sens où nous l'entendons en littérature mais parfois des réécritures de cas avérés qui tendent à repenser, à repotentialiser une affaire jugée.

4En mettant en scène des situations insolubles où il est quasi-impossible de rendre justice, ces textes mettent à mal notre sens du juste et de l'injuste mais ils interrogent aussi le droit dans ses normes et dans ses pratiques. Lorsqu'on évoque la notion d'impossibilité, elle recouvre en fait plusieurs réalités. Est impossible ce qui est illogique, ce qui ne satisfait pas aux lois de la pensée, et au principe de non-contradiction notamment (I) mais est également impossible ce qui contrevient à toute règle et ce qui n'est pas soluble dans des normes juridiques ou des qualifications pénales, ce qui déborde celle-ci ou les rend inopérantes ou encore éthiquement inacceptables (II). Enfin est impossible ce qui nous semble démesuré, excessif, sans commune mesure avec notre expérience et rend impraticable le jugement (III), en complexifiant les enjeux de la décision. Ce qui se joue alors, narrativement, est un défi à la vraisemblance, voire à la capacité même à dire.

I. L'impossibilité juridique

5En distinguant les savoirs objectifs mathématiques de ceux qui supposent la délibération, Aristote délimite deux zones du savoir. La partie rationnelle de l'âme procède par syllogismes pour établir des vérités scientifiques, alors que la raison délibérative s'occupe des choses contingentes et probables comme les objets de droit. Cette raison délibérative a pour condition la phronèsis ou prudence dans la décision. Dans l'Ethique à Nicomaque, il note qu'en vertu de cette prudence, le juge peut amender la loi dans le but de lui faire rendre des effets équitables. Certes, nous attendons du jugement de justice une explicabilité sans faille qui, idéalement, devrait découler de la hiérarchie des normes juridiques. Chaïm Perelman dans Justice et raison (1963) tempère cette ambition en montrant que, malgré la propension du positivisme juridique à englober tous les cas possibles, bien souvent, le réel met à l’épreuve le formalisme du droit. En effet, l'impossibilité juridique relève d’une rationalité interne aux textes ; mais elle se heurte à la complexité de bien des cas : meurtre sans coupable, coupable innocent, ou innocent coupable et elle n'est pas pertinente pour penser l'application du droit.

6Pour échapper à des antinomies logiques stérilisantes (entre culpabilité et innocence, circonstances aggravantes et circonstances atténuantes), Chaïm Perelman propose non la catégorie du rationnel mais celle du raisonnable pour décrire le travail du juge. Car, dit-il, « il n’est guère de théoriciens du droit qui, à l’heure actuelle, défendent encore, de façon explicite et argumentée, le paradigme cartésien, à savoir la capacité du droit à être entièrement prédéterminé par le législateur. Même Kelsen a dû reconnaître que les décisions des tribunaux n’étaient susceptibles d’être prévues que jusqu’à un certain point »1...

7Face aux impasses du jugement, penser par cas constitue donc un défi qui peut conduire à faire le constat de contradictions et d'impossibilités logiques qui mettent à l'épreuve la capacité de juger.

8Du cas du condamné/gracié au cas injugeable du coupable-innocent, les récits de fiction juridiques sont friands de situations impossibles et la jurisfiction peut être le lieu de ces expérimentations aux confins du droit et des possibles de l'imagination légale.

9De fait, l'impossibilité logique est le cauchemar du juriste et la joie de l'écrivain ou du cinéaste. Ainsi, l'impossibilité produite par les effets involontaires du formalisme juridique s'oppose à une impossibilité heuristique, productrice de solutions originales ; la jurisfiction, en explorant les confins de la logique juridique fait ainsi rendre au droit des effets inattendus, ouvre des portes en expérimentant à distance de la doctrine des possibles narratifs.

10Dans le thriller La Faille de Gregory Hoblit le réalisateur joue des possibilités et impossibilités du droit à partir de la notion de qualification d'un crime. En substituant à l'arme du crime celle du policier négociateur venu l'arrêter le meurtrier, Ted, le héros assassin de son épouse, pense faire condamner son rival et échapper à l'accusation de tentative de meurtre sur sa femme, mais le décès de celle-ci rend à nouveau possibles les poursuites. Dès lors, le procureur peut demander que la balle, restée dans la tête de la victime, soit récupérée, et que l'arme soit identifiée. Ted estimait être sorti d'affaire puisqu'on ne peut pas juger deux fois une affaire identique selon le principe du ne bis in idem. William, le jeune procureur, lui annonce que, sa femme étant décédée, un nouveau procès peut avoir lieu car le motif d'accusation change : de tentative de meurtre, on bascule vers la qualification d'homicide volontaire.

11Ce que le droit verrouille, le droit peut le déverrouiller dans cette fable exemplaire d'une tentative d'usage pervers du droit (et de ses impossibilités) par le criminel même. Cependant le récit littéraire peut aussi mettre à nu des impossibilités insurmontables légalement. Deux des plus grandes fables du mouvement « droit et littérature » sont Billy Budd2 et Le Prince de Hombourg, prince désobéissant qui attaque l'ennemi sans autorisation, et remporte une bataille décisive. Dans ce second cas, le prince qui a attaqué malgré les ordres doit être condamné à mort par le tribunal militaire mais également décoré pour avoir remporté une éclatante victoire.

12L'impossibilité mobilise une figure rhétorique ; c'est l'oxymore de l'innocent coupable ou du coupable innocent, grand ressort tragique que l'on trouve déjà chez Sophocle et Eschyle. Cette impossibilité suppose cependant que pour trouver une issue légale à ces cas, on doive changer de perspective ; en effet le Prince ne peut être coupable et innocent sur un même plan. La crise de somnambulisme qui isole le Prince de Hombourg et le rend sourd aux consignes de L'Électeur qui interdit d'attaquer constitue ce qu'on appellerait dans un procès contemporain une circonstance atténuante. On peut y voir allégoriquement la cécité du héros romantique au droit comme mépris de ce qui régit les vies communes, mais pas l'exception à laquelle il s'identifie. Néanmoins, en droit militaire, le prince doit être condamné à mort pour avoir désobéi et décoré pour avoir remporté une grande victoire. Comment concilier ces aspects contradictoires du droit ?

13Dans Lettres et lois, le droit au miroir de la littérature les juristes Laurent Van Eynde, François Ost et Michel de Kerchove réexaminent du point de vue du droit ces cas issus de la littérature qui mettent à l'épreuve notre opinio juris (Ost et al., 2000). Or, ils observent une constante dans ces récits de la décision impossible ; c'est en changeant de niveau que l'on peut dénouer une impossibilité et proposer une réponse à ces cas insolubles que pose à la conscience du juge et du lecteur. En droit militaire, le Prince est traduit devant une cour martiale et promis à la mort. Seul le Prince Électeur peut le sauver par sa grâce. Mais c'est de l'acceptation de la peine que viendra la grâce comme supplément quasi-surnaturel.

14On passe du point de vue horizontal – la justice des armées – à une autre strate du pouvoir politique; l'arbitraire souverain du Prince, car la grâce suppose une intervention quasi-divine qui seule peut dénouer l'impossible cas du héros à la fois désobéissant et victorieux. Mais ce changement de niveau suppose un pouvoir transcendant, un niveau supérieur de la décision lui-même prévu par une loi d’exception.

15La restauration de l'ordre bafoué tient en la certitude entretenue jusqu'au dernier moment chez le prince de l'inéluctabilité de sa mort, une mort acceptée. Se fût-il révolté qu'il aurait été sacrifié sans merci. Cette intervention providentielle, si elle échappe apparemment à toute logique, répond cependant à une téléologie narrative. Surmonter l'impossibilité logique n'est possible que si une autre juridiction se saisit de l'affaire et peut ainsi défaire la décision d'une cour inférieure. L'impossibilité est donc partielle.

16Dans une autre grande fable du mouvement « droit et littérature », Michael Kohlhaas, c'est l'autorité religieuse, celle de Luther en personne qui tranche le conflit politique en promettant la grâce au personnage révolté, autorité transcendante s'il en est.

17Dans un contexte dont les enjeux sont bien moins tragiques, D'autres vies que la mienne d'Emmanuel Carrère (2009) met en scène deux juges chargés de dossiers de surendettement. Ces affaires sont généralement traitées de façon expéditive, le débiteur étant supposé rembourser sa dette quelles qu'en soient les conditions. Etienne et Juliette en approfondissant les contrats de sociétés de crédits se rendent compte qu'elles n'appliquent pas la loi dans le libellé de leurs conditions souvent opaques ou formulées en petits caractères. Ils parviennent ainsi à éviter la condamnation à des ménages lourdement endettés pour manque d'information.

18Dans ce cas la solution est juridique (et les protagonistes tiennent à cette caractéristique et ne veulent pas être catalogués comme des juges partiaux, « de gauche ») mais c'est lorsqu'une cour casse systématiquement leurs jugements, la CEDJ qui par une disposition légale supranationale permet de sortir de l'impasse, de l'impossibilité de protéger le plus vulnérable. Que le surmontement de l'impossibilité s'inscrive dans le droit lui-même ou dans l'autorité de l'instance qui juge rassure les protagonistes. En effet, il y a souvent passage à un autre ordre, appel à une cour supérieure qui rend un arrêt qui met fin à toute procédure ultérieure. Surmonter l'impossible suppose cependant un choix politique initial dans le cas évoqué par Carrère : celui de ne pas s'en tenir à la routine des condamnations et de changer de perspective sur l'application de la loi et l'obligation que crée une dette.

II. L'impossibilité éthique

19Lorsque le droit prescrit très clairement des sanctions pour l'auteur d'un acte, on peut considérer que celui-ci s'applique tel quel et que nulle discussion ne peut fléchir la loi.

20« First degree murder » : c'est très exactement la qualification qui s'applique à Ricky Langley, et c'est mission impossible pour ses avocats que de sauver la tête de ce jeune récidiviste. Le 3 février 1992, un meurtre sordide est commis dans une petite ville américaine ; Ricky, un jeune garagiste, tue son petit voisin de 6 ans, Jeremy Guillory après l'avoir abusé sexuellement. Il va cacher son cadavre pendant plusieurs heures dans une penderie et participer aux recherches, ce qui ajoute encore à l'horreur du crime. En 2003 Alexandria Marzano Lesnevitch, jeune avocate alors en stage de droit assiste au troisième procès concernant cette affaire et le raconte dans L'Empreinte.

21Il ne fait aucun doute que Langley a décidé dès que le petit Jeremy a franchi le seuil qu'il n'en ressortirait pas vivant. Farouchement opposée à la peine de mort, Marzano Lesnevitch s'interroge cependant. L'horreur que lui inspire ce crime fait violemment remonter à la surface le passé de la narratrice. Violée par son propre grand père dont le crime a été impuni, elle ne voit pas comment sauver la tête du jeune meurtrier, et même d'ailleurs, dans un premier temps, elle ne le souhaite pas vraiment, tout en éprouvant une certaine honte de cette trahison de ses idéaux.

22Le crime est particulièrement horrible, les photos insoutenables et pourtant, au fil des audiences, la mère de l'enfant entend la souffrance du meurtrier. Lui-même issu d'une famille dysfonctionnelle, il a poussé la porte d'un hôpital psychiatrique à 18 ans : Ricky a essayé de demander de l'aide mais on la lui a refusée. Pour cette raison, la mère de l'enfant toujours plaignante, dix ans après les faits, n'émet plus le vœu que la peine de mort soit infligée à l'accusé ; elle voit en Ricky un jeune perdu qui a tenté de s'extraire de son destin criminel. La peine capitale semble pourtant inévitable.

23Un leitmotiv revient tout au long de ce récit documentaire intitulée L'Empreinte (The Fact of a Body, a Murder and a Memoir) ; c'est l'évocation de l'affaire Palsgraf vs Long Island Railroad3 qui expose la distinction entre cause directe et cause adéquate.

24En remontant la chaîne des causalités, Ricky a bien tué, et tué avec préméditation, mais il apparaît tout autant comme une victime que comme un assassin. Il faut alors se demander ; où l’histoire commence-t-elle ? Qui est le responsable premier ? La cause efficiente du drame ? Elle applique à son propre cas ces questions. Elle aboutit au constat que suivant le commencement qu’on donne au récit des faits (les premiers signes d’une sexualité déviante, les avertissements de la mère, ce moment où le jeune pédophile demande à être interné et est renvoyé chez lui) le jugement que l’on porte n’est pas le même.

25On peut être tantôt enclin à exonérer Ricky de son crime, tantôt tenté de l’accabler, tantôt de mettre en cause la défaillance des relais sociaux qui n’ont pas détecté sa détresse. De même, la narratrice est-elle partagée entre la haine de son aïeul et une tendresse familiale que n’efface pas tout à fait son geste incestueux. La qualification du meurtre en assassinat est prévisible, logique, mais elle est impossible, car elle ne tient pas compte des solidarités humaines. Ainsi, le verdict ne retient que le crime, sans préméditation, et ce, contre l’évidence des faits.

26Le jury refuse donc cette circonstance aggravante dans un geste absolument illogique juridiquement.

Sur le plan juridique le verdict était une contradiction.

Alors je me disais que confronté à la question de savoir si Ricky devait vivre ou mourir, le jury avait refusé de trancher. (...) Lorilei n'a pas pardonné à Ricky mais elle ne voulait pas sa mort. Mon grand-père a fait tout ce qu'il a fait mais il était toujours mon grand-père… Le droit – avec l'entêtement de chaque partie à imposer une unique version des faits – n'a jamais su que faire de cet entre-deux complexe. Mais la vie en est pleine.

Je vois le verdict rendu par le jury différemment désormais. Si d'un point de vue légal il est incohérent, ce qui me frappe à présent est sa beauté humaine, son élégance. Il dit ce qui ne peut pas être vrai selon la loi mais est vrai selon la vie: à savoir que Ricky est à la fois responsable et pas responsable. Dans la loi telle qu'elle a été présentée aux jurés, il n'y avait pas de place pour cet entre-deux. Ils l'ont créé comme s'ils ouvraient un espace dans la loi, inventant une catégorie qui n'existe pas.

Ricky.

27Le caractère illogique du verdict suppose dans ce cas l'énonciation d'une vérité qui ne vient pas du droit ; la vérité humaine de l’horreur qu’inspire la peine de mort. À la suite de ce procès l'auteur abandonne d'ailleurs la carrière juridique à laquelle elle se destinait, convaincue que les réponses aux questions de justice résident plus dans la justesse d'un récit de vie que dans les catégories qui tombent toujours à côté de vérités plus complexes que le droit ne peut cerner en totalité.

28Il ne s'agit pas en l'occurrence de plaider pour une narrativité du droit (qui constitue actuellement un courant important dans le mouvement « droit et littérature » ; voir Cover, 19834) mais de montrer que les alternatives qu'il suppose sont des alternatives contraintes qui rendent en théorie illogique un verdict comme celui qui a été rendu dans l'affaire Langley en l'occurrence; seule une volonté de ne pas s'en tenir aux qualifications disponibles peut alors réouvrir le débat, et introduire une respiration dans le texte de loi.

29De nombreuses nouvelles de Schirach dans Coupables attestent ce désir de plier une loi inflexible à la complexité d'un cas qui requiert la clémence. Tel est le cas de cette femme qui, dans la nouvelle « L'Arrangement », battue depuis des années par son compagnon, s'accuse spontanément de son meurtre. Le juge, perplexe, n'a guère d'autre choix que de la condamner et cependant, il propose à l'avocat de la défense de bouleverser la procédure. Ce qui eût été un cas d'annulation du procès devient dans cette histoire tragique une manière redonner une chance de vie à une femme meurtrie, dont les chances de récidive sont nulles.

30Mais Schirach met également en scène ce que la loi française décrit comme « infraction impossible ». L'arrêt Perdereau du 16 janvier 1986 a fait jurisprudence dans ce domaine en cassant la décision de condamner pour homicide l'auteur des faits (en l'occurrence l'étranglement d'un homme qui avait été blessé la veille) dans la mesure où la victime était déjà morte au moment où le prévenu a tenté de l'achever. D'autres cas semblables montrent que le Code pénal est bien en peine de trouver une qualification qui convienne à un crime ou un délit dont l'objet matériel se dérobe pour telle ou telle raison. Sur le plan moral, en effet l'intention ne peut être retenue sans éléments matériels pour établir des faits. Même si elle doit être distinguée de l'infraction manquée, l'infraction matériellement impossible pose un problème à la jurisprudence.

31Dans la nouvelle de Ferdinand von Schirach, « L'Autre » (2010, p. 71-83), à la suite d'un jeu échangiste, le héros, Paulsberg, reconnaît dans un hôtel un homme avec lequel sa femme et lui ont formé un trio peu auparavant. Invité dans sa chambre à partager de la drogue, il cède à une impulsion, le frappe et lui fracasse la tête sur le lavabo de la salle de bains, mais s'arrête peu avant de lui donner la mort. Comment qualifier ce revirement ? Il ne s'agit ni d'un empêchement physique, ni d'une soudaine empathie, ni de la peur du châtiment, ni d'une prise de conscience de l'absence de motif de ce geste.

32Par peur d'être licenciée de son travail pour libertinage, l'épouse reconnaît au procès avoir eu une liaison avec la victime, donnant ainsi un mobile à son mari et le procureur ne peut dès lors que le condamner pour « coups et blessures ». La tentative de meurtre ne peut plus être reconnue mais le témoignage de sa femme qui devait le dédouaner constitue un élément à charge (2010, p. 82). Comment le droit peut-il penser l'empêchement, ou le revirement ?

33Il est cependant des versions autres de l'impossibilité que mettent en scène certains récits de fiction juridique du même auteur, versions extrêmes qui mettent en question l'idée même de justice.

III. Impossibilités narratives

34Plus généralement c'est l'impossibilité pour le juge de statuer sur une réalité stable que mettent en question les récits de Schirach en particulier dans Crimes, Coupables et Sanction. Certes, il existe des normes et des lois qui permettent de juger mais qui dit qu'elles ne passent pas à côté de la complexité des actes et de leurs motivations ? À la fin de Crimes la critique Hélène Boursicaut observe qu'est cité en français le titre du tableau de Magritte, « Ceci n’est pas une pomme » :

Curieusement, aucune recension n’y a prêté attention. La citation renvoie d’abord à l’histoire initiale, celle de Fähner, le médecin retraité qui assassine sa femme au bout de quarante années d’humiliations et est condamné à purger sa peine en semi-liberté à condition qu'il travaille. Comme à soixante-douze ans, il est difficile de retrouver un métier, il est convenu que ce dernier vende les produits de son jardin. Quatre mois après le procès, l’avocat reçoit une caisse de dix pommes rouges avec un message sibyllin : « Cette année, les pommes sont bonnes. Fähner » (CR 26). On peut évidemment voir dans ce clin d'œil une sorte de jeu entre l’écrivain et son lecteur, l’un invitant l’autre à retrouver l’indice qui lui permettra de faire se recouper début et fin. Mais la phrase de Magritte qui fait également écho à l’épigraphe, une citation empruntée cette fois à Werner K. Heisenberg, l’un des fondateurs de la physique quantique – « La réalité dont nous pouvons parler n’est jamais la réalité en soi. » –, recouvre d’autres significations. Car si pour Magritte, ce n’est pas parce qu’on croit voir une pomme qu’il s’agit vraiment d’une pomme, pour Schirach, ce n’est pas parce qu’on a affaire à un crime qu’il s’agit vraiment d’un crime, car ce que l’on voit ou croit voir et comprendre de ce crime et du criminel est souvent plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
Ce n’est du reste pas seulement la réalité des choses que remettent en cause Magritte et à sa suite Schirach, c’est la relation entre cette réalité et sa représentation. En fait, c’est comme si l’auteur, dans une ultime pirouette, tenait à signaler que ses « stories », quand bien même elles s’inspireraient d’affaires réelles, ne pouvaient pas relever de la simple mimesis. (Boursicaut, 2016, p. 72)

35Emboîtant le pas à cette analyse, on pourrait ajouter que c'est moins leur caractère de fictions qui est revendiqué (comme semble le supposer l'auteur de l'article) que l'indétermination des actes humains représentés, l'impossibilité pour l'écrivain à en rendre compte, l'enchevêtrement des causes, comme dans l'affaire Langley, et l'impossibilité de les faire entrer dans un cadre narratif. L'impossible côtoie alors l'irreprésentable. Or, le droit exige qu'une décision soit prise, que le sort d'un accusé soit fixé une fois pour toutes mais que peut-il quand le relaxé n'est pas un assassin par simple hasard ou quand c'est le plaignant (ou la victime) qui est en réalité l'instigateur des faits ?

36Telle est la situation qu'affronte la juge Sophie que décrit Juli Zeh dans La Fille sans qualités. Ada et Alev, deux jeunes lycéens, se livrent à un chantage à la sextape auprès de leur professeur de sport Smutek. Celui-ci excédé, finit par perdre ses nerfs et défigure littéralement son tortionnaire, Alev, qui porte plainte. Au tribunal, la juge Sophie apprenant l'histoire dans son intégralité est abasourdie.

37Quelle décision de justice est possible dès lors que les protagonistes de cette histoire définissent l’espace social comme un immense jeu (Spieltrieb est le titre original du roman) ? L'impossibilité ne réside pas dans le jugement lui-même (il y a toujours la voie qui consiste à punir l'agresseur qui ensuite fera un procès à l'agressé) mais dans l'absence de références communes qui donne sens à la punition.

38La génération d'Ada et Alev se définit comme étrangère aux valeurs qui cimentent l'espace social ; verbalisés pour avoir mal garé leur mobylette ces jeunes voient défiler à la télévision des crimes de masse impunis et ont développé une contre-éthique qui consiste à voir la société comme un grand supermarché où il suffit de se servir avec pour seul but la maximisation du divertissement.

39Le cynisme sans borne des protagonistes rend impossible toute décision de justice, non que celle-ci soit empêchée du point de vue de la production du droit, mais c'est sa réception qui est devenue inaudible. Ada en avertit la juge : il importe moins de punir que de ne pas se couvrir de ridicule par une décision inopérante et moralisatrice. Certes, le droit n'est pas la morale, mais dans un univers qui serait absolument déconnecté de références à des valeurs, quel sens a désormais la sanction judiciaire ? Probablement aucun comme le mal qui arrive au héros sadien et qui n'est jamais ressenti comme une peine mais une nouvelle occasion de jouissance. Qu'il devienne victime ou tortionnaire, peu lui importe, car tout lui est équivalent. Dans ce grand nivellement qu'annonce le roman de Juli Zeh, Ada rejette avec mépris les valeurs communes et n'attend rien du tribunal.

40Ce qui est en panne est un récit cohérent mais surtout une correspondance attendue entre jugement de justice et téléologie narrative. Mais un autre horizon d'attente est en panne ; celui qui consiste à voir dans les acteurs d'un procès des personnes qui manifestent dans leur comportement l'adhésion à des valeurs partagées. Évoquant le scénario de L'Étranger de Camus, et notamment le fait que le protagoniste est condamné pour s'être montré insensible à l'enterrement de sa mère, Francis Farrugia dénonce dans la sévérité de la cour l'adhésion des magistrats et des témoins à ce qu'il appelle les « machineries sentimentales de maintenance des univers communs » (Farrugia, 2010). Or l'exercice de la justice peut-il se passer du sentiment social de son bien-fondé, d'un respect de l'institution associé à l'espoir humaniste qu'une peine serve à quelque chose et apaise les victimes en retissant le lien social déchiré ? C'est bien la réception du droit qui est devenue impossible dans l'univers froid des protagonistes de Juli Zeh, jeunes sans repères et sans lien pour lesquels le monde est un gigantesque supermarché. Leur vision des institutions ne s'autorise d'aucun récit commun, dans la situation de desadhérence qui est la leur à toute valeur sociale.

41Enfin, il existe une acception radicale de la notion d'impossibilité qu'illustre la fiction juridique ; c'est celle que nous propose François Ost dans ses contes lorsqu'il s'agit, dans l'une des nouvelles, qui imagine une dictature binariste, adepte de la transparence absolue, d'éliminer le Tiers, c'est-à-dire l'instance judiciaire, imparfaite et en proie au doute désormais interdit.

42Cette liquidation du droit s'effectue de façon invisible. Le juge, et cette instance extérieure, impartiale qu'est la justice comme institution résistent quelque temps à un tyran qui vise un pouvoir sans limite que résume l'auteur en ces termes : « De 3 on était passé au 2 du face à face ; mais sous l'emprise de l'idole le 2 se ramenait au 1 » (Ost, 2019, p. 140). Jamais deux sans moi est la devise du régime. Dans Si le droit m'était conté il se livre à une extrapolation inquiétante sur le sort de la justice devenue procès-spectacle. Les citoyens votent un verdict par un système numérisé d'Online Dispute Resolution pendant que les palais de justice deviennent des dancings ou des centres de fitness. Ce qui nous semble impossible, l'abolition de la justice, se réalise au dernier paragraphe de ce cauchemar dysphorique ; de la post-vérité officielle à la post-démocratie, toutes les étapes de la liquidation politique sont présentes. Si le récit de fiction est réputé ouvrir les possibles face à un réel qui serait marqué par la contrainte, ces possibles-là supposent la dissolution de tout ; à la fin de la nouvelle, la cité de Binaria et la terre s'éteignent comme une bougie, et comme le récit lui-même...

43Pour conclure plus généralement sur la notion de fiction impossible, il est probable qu'il y a quarante ans encore, au temps du formalisme triomphant, nous aurions entendu par là anneaux de Moebius, boucles d'Escher, impasses logiques, métalepses narratives, effets de réflexivité qui brouillent la frontière entre le texte et le hors texte, ou encore nous aurions compris dans cette notion un pouvoir de la littérature à figurer l'infigurable. Dans les cas examinés, le rôle de la fiction lorsqu’il s’agit de cas réels consiste souvent à réouvrir le débat sur un jugement passé. Il est dès lors significatif qu'aujourd'hui ce soient les inadéquations entre textes juridiques et réalités humaines, les cas de conscience, les impossibilités éthiques, tout ce qui rend problématique notre relation au monde commun, ainsi que le rapport de la règle à l'expérience qui mobilise notre attention. Serait-ce le signe d'un temps qui voit revenir par l'institution judiciaire au cœur des débats un questionnement de nature politique et anthropologique sur ce que peut la littérature au regard du droit ?