Colloques en ligne

Véronique Lochert

La fiction face au viol: (im)possibilités classiques et contemporaines

Fiction in the face of rape: classical and contemporary (im)possibilities

1Parmi les sujets à bannir de la scène, le commentateur italien d’Aristote, Lodovico Castelvetro, mentionne les « actions déshonnêtes, comme les unions charnelles ou les baisers amoureux ou autres actes lascifs ». Il donne deux raisons à ce rejet. La première concerne la réception et le public : il s’agit de « respecter la pudeur du public, parmi lequel se trouvent des jeunes filles et des femmes mauvaises ». La seconde concerne la représentation de ces actes par les comédiens : il s’agit d’avoir égard aux « comédiens, à qui il est pénible de devoir représenter avec vraisemblance des actes honteux à la vue du public » (Castelvetro, 1570, fol. 304v). Cette préconisation paraît aujourd’hui complètement dépassée : le viol semble en effet omniprésent dans la fiction, qu’il s’agisse du roman (au moins trois romans de la première sélection du Goncourt 2021 étaient centrés sur une forme de violence sexuelle [Viel, 2021; Angot, 2021; Fottorino, 2021), du cinéma (on peut penser par exemple au film de Ridley Scott, The Last Duel, 2021) ou des séries (dix-huit viols ont été décomptés dans la série à succès Game of Thrones [David, 2017]). Pourtant, la représentation des violences sexuelles suscite des débats nouveaux qui témoignent d’un « changement […] dans nos manières de lire », selon Lise Wajeman, qui voit dans le mouvement MeToo « un bouleversement dans l’ordre de ce qui est visible, lisible » (Wajeman, 2020). La représentation de la violence sexuelle met à l’épreuve les limites de la fiction, telles que les dessinent des principes éthiques ou des convenances. Ce qui se joue à notre époque, marquée par l’un de ces « changements de culture » repérés par Georges Vigarello dans l’histoire du viol (Vigarello, 1998, p. 7), peut être mis en parallèle avec les questions qui émergent au cours de la première modernité, caractérisée par d’importantes mutations sur les plans social, juridique et littéraire. C’est pourquoi les (im)possibilités du viol dans la fiction seront ici envisagées en esquissant un dialogue entre le xviie et le xxie siècle1.

2Si le viol constitue sous l’Ancien Régime un crime lourdement condamné, il est perçu comme une atteinte à l’honneur et aux biens des hommes de la famille et non comme une atteinte à la personne de la victime, qui n’a pas le statut de sujet autonome. Le très faible nombre de plaintes enregistrées dans les archives judiciaires contraste avec la banalisation du viol dans la vie sociale (Vigarello, 1998, p. 37-38). Face à ce viol à la fois fréquent et invisible, passé sous silence, la fiction, qui regorge alors de scènes de viols, dans la nouvelle comme au théâtre, confère à la violence sexuelle une présence et une visibilité frappantes (Grande, 2017). Aujourd’hui en revanche, alors que la parole des femmes tend à se libérer et que les poursuites pour viol se multiplient, la présence de cette violence dans différents types de fiction suscite de plus en plus de critiques, notamment de la part du mouvement féministe. Au-delà de cette apparente inversion dans le rapport entre la réalité et la fiction du viol, les deux époques présentent plusieurs similitudes, en particulier dans leur manière de concevoir les liens de la fiction avec le monde réel. Les débats contemporains sur la représentation littéraire de la violence sexuelle mettent en effet en valeur une dimension politique et morale qui rejoint celle qui caractérise la fiction aux xvie et xviie siècles. Liant étroitement éthique et esthétique, le viol apparaît comme un sujet particulièrement problématique qui interroge à la fois la capacité mimétique de la fiction – comment représenter un tel acte ? – et ses rapports avec la réalité sociale – quels effets cette représentation est-elle susceptible de produire ? Trois grands types d’impossibilité à la mise en fiction du viol apparaissent alors : le premier concerne les mécanismes mêmes de la représentation, qu’elle soit de nature purement textuelle ou qu’elle possède une dimension visuelle ; le deuxième est lié aux émotions suscitées par la représentation du viol, en particulier à la possibilité d’y prendre plaisir, et le troisième au public auquel elle est destinée et dont elle menace l’unité en mettant en évidence la fracture genrée qui traverse la réception.

Une représentation impossible ?

3La violence sexuelle résiste à la représentation car elle constitue un objet paradoxal, à la fois visible et invisible, ancré dans le réel et pourtant insaisissable. Elle met ainsi tout particulièrement à l’épreuve la frontière entre réalité et fiction et menace sans cesse de basculer soit dans le réel le plus cru, soit dans le fantasme ou l’affabulation.

4Acte sexuel violent, le viol représente toute la brutalité du réel. Il constitue ainsi une limite que la fiction n’a de cesse de transgresser, au risque de voir le réel faire irruption. De même que, dans certaines tragédies élisabéthaines de la vengeance, la représentation d’un meurtre est l’occasion de perpétrer de réels assassinats, la représentation d’un viol peut conduire à la réalisation d’un viol. La médiéviste Jody Enders rapporte ainsi le cas d’un acteur qui, rentré chez lui dans son costume de diable après avoir participé à la représentation d’un mystère, viole sa femme dans le prolongement des actions diaboliques qu’il vient de jouer (Enders, 2004). Plus récemment, l’actrice Maria Schneider, qui a joué une scène de viol dans Le Dernier tango à Paris (1972), a dénoncé la violence que lui ont fait subir son partenaire, Marlon Brando, et le réalisateur, Bernardo Bertolucci. Dans le premier cas, la violence fictive représentée influence le comportement de l’acteur qui la reproduit hors du théâtre ; dans le second cas, une violence réelle s’exerce au cœur d’une scène de jeu, qui devait n’en être que l’image fictive. Il n’est pas étonnant que ces deux exemples de contamination du réel par la fiction relèvent du théâtre, au Moyen Âge, et du cinéma, au xxe siècle, qui sont des arts visuels mettant non seulement en image, mais en action la violence sexuelle.

5Malgré cette puissance de l’image, la réalité du viol est aussi perçue comme éminemment insaisissable, vouée à l’invisibilité et donc, d’une certaine manière, à la fiction. Mieke Bal insiste ainsi sur la nature purement intérieure de l’expérience physique et psychologique du viol, qui ne peut qu’être imaginée à partir de signes construits pour la représenter (Bal, 2006). Il y a donc une dimension performative dans la représentation du viol : c’est sa représentation, par la parole et par le geste, qui le fait exister. Au théâtre, au xviie siècle, le viol a rarement lieu sur scène : il est donné à voir à travers le spectacle offert par la victime, cheveux dénoués, vêtements défaits, et ses déplorations. De même, pour réclamer justice, la victime réelle doit dire et montrer le viol qu’elle a subi, ce qui décourage bien des plaintes. Il lui faut « go straight way and with Hue and Cry complaine to the good men of the next town, shewing her wrong, her garments torne and any effusion of blood » (cité par Solga, 2009, p. 36). De plus, la victime est suspectée de mentir et de feindre. Dans les procès comme dans la critique littéraire, le viol pose des problèmes d’interprétation et son statut demeure parfois indécidable. L’identification du viol dans la fiction suscite des débats critiques : les deux filles de Scédase sont-elles violées sur scène ou en coulisse dans la tragédie de Hardy2 ? Olivia est-elle violée par Manly dans la chambre où ils se retirent au quatrième acte de la comédie de Wycherley The Plain Dealer (Bode, 1988) ? Doit-on parler de viol dans tel poème de Chénier ou tel roman de Maupassant3 ? Ces débats sont compliqués par l’évolution de la définition du viol et par l’historicité du regard critique lui-même.

6La difficulté de représenter le viol ne tient pas tant à sa mise en œuvre textuelle ou visuelle qu’à son impact imaginaire. Dans la France du xviie siècle, dramaturges et théoriciens s’inquiètent surtout des représentations imaginaires que la simple mention de relations sexuelles peut faire naître dans l’esprit du public. C’est le mot plus que la chose qu’il faut éviter, selon l’abbé d’Aubignac : « il y a bien des choses qui se peuvent faire justement et sans honte, et que l’on ne peut expliquer, ni même toucher, sans blesser la bienséance » (D’Aubignac, 1663, p. 16-17). Il blâme ainsi l’expression du désir de Massinisse pour Sophonisbe dans la tragédie de Corneille, « qui met en Massinisse un sentiment de brutalité, et qui n’est point de la grandeur du théâtre héroïque ». S’il vaut mieux ne « point parler du tout » d’un désir autorisé « par les ordres de la nature et des lois », le viol est plus inacceptable encore. Il a beau ne pas avoir lieu dans certaines pièces comme la Théodore de Corneille (1646) et la Phèdre de Racine (1677), la seule évocation de la prostitution forcée de la jeune chrétienne et de l’inceste, désiré par Phèdre et dont elle accuse Hippolyte, produisent des impressions désagréables : « leur idée glace nos cœurs », écrit l’auteur anonyme d’une Dissertation sur Phèdre (in Racine, 1999, p. 880-881). C’est à ces « idées », à ces « mauvaises imaginations » (D’Aubignac, 2001, p. 110, 199) que Corneille et d’Aubignac attribuent l’échec de Théodore, qu’ils considèrent par ailleurs comme une pièce réussie : « il faut avoir tant de fois dans l’imagination cette fâcheuse aventure, et surtout dans les récits du quatrième acte, qu’enfin les idées n’y peuvent être sans dégoût » (p. 110). Ces limites que la bienséance impose non seulement à la scène mais à l’imagination peuvent être rapprochées de la « résistance imaginative » suscitée par les émotions négatives (Reboul, 2011, p. 131-143). Corneille déplore cependant les limites ainsi imposées à la fiction dramatique : il regrette non seulement que sa tragédie ait été mal reçue en raison de « l’idée de la prostitution que l’on n’a pu souffrir », mais aussi qu’une bonne tragédie comme la Scédase de Hardy soit désormais exclue de la scène car on y parle « du violement effectif de ses deux filles » (Corneille, 1987, p. 144). De nos jours, la « résistance imaginative » perdure, même si ses motifs ont changé. Analysant certains débats contemporains suscités par les liens entre viol réel et viol représenté, Tanya Horeck expose les griefs des féministes contre l’imagination du viol (Horeck, 2004). Imaginer le viol renvoie, selon elles, d’une part à l’absence de crédibilité de la parole féminine, toujours suspectée d’inventer la violence qu’elle dénonce, et d’autre part, aux fantasmes masculins de la domination violente. La dénonciation du viol doit donc passer par l’ostension de son horreur réelle : dans cette perspective, le témoignage des victimes est préférable à la fiction.

7Face au pouvoir qu’a la fiction d’exprimer et de partager les fantasmes, quittant ainsi le domaine d’une intimité incommunicable, comme l’a suggéré Freud (1908, p. 29-46), les théoriciens classiques de la bienséance comme certaines critiques féministes contemporaines dessinent des limites éthiques aux possibilités infinies de l’imagination. Lorsqu’ils deviennent publics, les fantasmes doivent être contrôlés pour permettre à la fiction de remplir une fonction morale et sociale. Qu’il fasse surgir l’horreur du réel dans la fiction ou qu’il fictionnalise un réel incommunicable, le viol met à l’épreuve les limites de la représentation. Moralement inacceptable, il met en question la liberté de l’imagination et l’autonomie de la fiction. L’impossibilité introduite par le viol concerne principalement les modalités de sa réception : ce sont les effets que sa représentation est susceptible de produire dans les corps et les esprits des membres du public qui peuvent en faire une fiction impossible.

Un plaisir impossible ?

8Que ressentent lecteurs et lectrices, spectateurs et spectatrices face à la représentation du viol dans la fiction ? Aristote fournit des moyens de décrire et de légitimer le plaisir suscité par la fiction, pensée sous les espèces de la tragédie, aussi violent et douloureux que soit son sujet. On peut d’abord considérer que le viol fait partie de ces « choses dont la vue nous est pénible dans la réalité », mais dont « nous avons plaisir à regarder les images » (Aristote, 1980, p. 43) : la mimésis est la source d’un plaisir cognitif et esthétique indépendamment de son objet. On peut ensuite analyser les émotions éprouvées par le public à partir du modèle de la catharsis. Bien que la tragédie suscite des émotions déplaisantes, crainte et pitié, elle produit le plaisir à travers l’imitation, comme le suggère un autre passage de La Poétique (p. 81)4. Ce plaisir résulte de la purgation des émotions qu’elle entraîne, procurant un soulagement physique et psychologique, et s’associe à un progrès dans la connaissance de soi et des autres. Contrairement à Platon, Aristote estime que ce processus, qui contribue à l’équilibre émotionnel des individus, exerce un effet bénéfique sur la société. Les commentateurs actuels de ce mécanisme soulignent sa nature physiologique, voire érotique et sa portée sociale (voir Marx, 2011 ; Menke, 2013) : la représentation du viol pourrait donc remplir une fonction purgatrice ou compensatoire (Jeanneret, 2003), comme le suggère aussi une actrice du Grand-Guignol décrivant la libération qu’elle ressent en jouant5.

9Pourtant, le plaisir suscité par la mise en fiction du viol paraît impossible pour plusieurs raisons. La plus évidente est que le déplaisir l’emporte sur le plaisir face au viol. Alors même que la violence sexuelle, banalisée, suscite peu d’émotion dans la société d’Ancien Régime d’après Georges Vigarello (1998, p. 14), sa représentation sur scène porte les émotions à leur paroxysme, jusqu’à de désagréables excès. Les termes les plus fréquemment employés dans les textes théoriques anciens pour qualifier ce que ressent le public face aux « actions détestables » sont l’horreur et le dégoût. La Mesnardière écarte ainsi du champ de la tragédie « l’horreur, ce sentiment odieux qui ne peut laisser dans une âme que des images effroyables et un fâcheux transissement, inutile à toutes choses » (La Mesnardière, 2015, p. 175 ; voir aussi Lyons, 1994 ; Meere, 2013). La représentation du vice produit une réaction morale d’« indignation » et d’« aversion », qui perturbe la catharsis et provoque l’échec de la pièce. Les émotions négatives produites par le malheur qui accable un héros ou une héroïne honnête affectent en effet le jugement porté sur l’œuvre, comme l’observe Corneille : « nous sortons avec chagrin et remportons une espèce d’indignation contre l’auteur et les acteurs » (Corneille, 1987, p. 122).

10Si le déplaisir tend à l’emporter sur le plaisir, c’est en raison de l’engagement du lecteur/spectateur dans l’action fictive. Face au viol, la passivité qui définit la position du lecteur/spectateur devient problématique, intenable, impossible : elle est perçue soit comme une impuissance insupportable, soit comme une complicité coupable. Ainsi, pour Christian Biet, la scène de viol dans Scédase de Hardy met en péril le processus cathartique, car elle interpelle le public, placé en position de témoin (Biet et al., 2006, p. 340 ; voir aussi Lyons, 2014). Le spectateur du viol fictif se trouve alors dans la même position que les spectatrices assistant réellement à un procès pour viol, « when they can only be perplexed with a fellow-feeling for the injured, without any power to avenge their sufferings », selon les termes de Richard Steele qui déconseille pour cette raison aux femmes d’y assister (voir Marsden, 1996, p. 196).

11Si le spectateur/lecteur éprouve néanmoins du plaisir, ce plaisir est dénoncé comme éminemment suspect. Face à la violence sexuelle, le plaisir perd l’autonomie qui en fait une émotion esthétique pour être ramené à une adhésion morale ou à un plaisir de nature érotique, lié au voyeurisme, au sadisme ou au masochisme. Au xviie siècle, où le théâtre français affiche son souci d’instruire à travers le plaisir, le janséniste Pierre Nicole dénonce l’immoralité de la fiction en posant une équivalence entre plaisir et jugement éthique : « on ne hait pas ces dérèglements, puisqu’on prend plaisir à les voir représenter » (Nicole, 1667, p. 467). Sur les scènes anglaises de la fin du xviie siècle, la multiplication des scènes de viols, plaçant les actrices vedettes dans des postures et des tenues suggestives, semble surtout procurer un plaisir érotique au public masculin (voir Greenfield, 2013). Aujourd’hui aussi, le traitement littéraire du viol pose la question de savoir « où est le plaisir, et qui le prend », comme l’a montré Lise Wajeman dans son analyse de la polémique suscitée par les écrits de Gabriel Matzneff : à l’heure de MeToo, il devient difficile de défendre un « plaisir du texte » face à la représentation d’un viol (Wajeman, 2021, p. 207, 216).

12La représentation du viol met donc en question les possibilités et les limites du plaisir qu’elle procure, qui n’est pas un plaisir intellectuel abstrait, mais un plaisir qui implique le corps et mobilise la sphère morale. La scène de viol montre aussi que le plaisir propre à la fiction repose sur le désengagement du spectateur/lecteur dans la mesure même où elle le rend parfois impossible. Ainsi, pour Christian Biet analysant le théâtre de la cruauté qui fleurit au tournant du xviie siècle, comme pour Léon Métayer étudiant la fortune du théâtre du Grand-Guignol au xixe siècle, une partie du plaisir éprouvé par le public vient de l’impression d’assister à un événement réel, étant entendu pourtant qu’il ne s’agit que d’une impression : le plaisir est indissociable du fait que ces horreurs ne sont pas réellement en train de se dérouler sous ses yeux6.

Un public impossible ?

13Un dernier point de convergence entre les débats classiques et contemporains concerne la place qu’y occupent les femmes. C’est au nom de la prise en compte de la réception féminine que le viol est rejeté hors de la fiction. Les émotions désagréables et les effets dangereux que peut susciter la fiction du viol concernent en effet au premier chef les femmes : honte et dégout au xviie siècle, malaise et révolte au xxie siècle caractérisent les lectrices/spectatrices, moins susceptibles d’y trouver une jouissance malsaine que les hommes. Les femmes sont aussi perçues comme les premières victimes de telles fictions, qui répandent le goût du vice selon les théâtrophobes anciens, qui banalisent la violence et perpétuent des schémas genrés délétères selon les féministes d’aujourd’hui.

14Au xviie siècle, la prise en compte du public féminin est affichée à la fois par les auteurs et les théoriciens, qui prônent le respect de la pudeur, et par les adversaires du théâtre, qui attaquent la fiction elle-même (Lochert, 2023). Dans la France classique, qui est aussi une France galante, le souci de la bienséance témoigne du désir de plaire à un public mixte. À la connivence masculine entretenue par exemple dans les recueils poétiques cultivant l’obscénité au début du siècle, succède une réception inclusive, qui évite de créer la division au sein d’un public réunissant hommes et de femmes. Le viol est ainsi banni de la fiction car il est contraire à la pudeur, nouvelle émotion caractérisant la réception féminine et s’imposant à tous (Rosellini, 2009). Sa représentation, qui « effarouche », « blesse », « offense », est perçue comme une agression à l’égard du public féminin. Mais la construction de la bienséance dans la théorie classique, qui vise à réunir le public dans un plaisir partagé, doit être distinguée des attaques contre le théâtre, dont les effets néfastes sur le public sont assimilés à ceux d’un viol. Dénonçant la manière dont les sens des spectateurs sont « ravis » par le plaisir et dont les pièces « dépucellent » « les belles et tendres vierges qui y assistent » (Prynne, 1633, p. 340-341)7, les théâtrophobes anglais de la fin du xvie siècle mettent en parallèle la violence sexuelle susceptible d’être représentée sur scène et l’opération de la fiction elle-même qui prend possession malgré eux des corps et des esprits des spectateurs et des spectatrices. Dans les deux cas, on assiste à une féminisation du public : sous le signe de la délicatesse et de l’honnêteté dans la théorie dramatique, sous le signe de la faiblesse et de la vulnérabilité dans les textes théâtrophobes. Au xxe siècle, les théoriciennes féministes du cinéma dénoncent au contraire la masculinisation du regard : face à l’écran, les femmes sont selon elles écartelées entre le plaisir masochiste procuré par l’identification à la victime et le plaisir voyeuriste procuré par l’adoption d’un point de vue masculin (voir Mulvey, 1975). Il n’y aurait donc guère de place pour une réception féminine du viol dans la fiction.

15Bien que la plupart des textes du xviie siècle placent les « dames délicates » dans une position inconfortable, voire désagréable, face au sexe et à la violence, quelques auteurs ouvrent d’autres perspectives. En 1630, Jean-Pierre Camus invoque la présence des « plus délicates dames » aux représentations des tragédies comme aux exécutions publiques pour justifier de leur proposer la lecture de nouvelles capables de susciter l’horreur (Camus, 1630). En Angleterre, le dramaturge William Burnaby évoque, non sans ironie, le goût des Anglaises pour les tragédies de la fin du xviie siècle, riches en scènes de viol. Dans sa comédie The Reformed Wife (1700), le ridicule Sir Solomon Empty imagine comment il procéderait pour satisfaire toutes les catégories du public s’il écrivait une pièce et ne manque donc pas de prévoir « un ou deux viols pour intéresser les dames »8. Vingt ans plus tard, le critique et dramaturge John Dennis déplore la vogue du viol sur la scène anglaise, mais note le goût pour ces pièces des spectatrices, pourtant très promptes à dénoncer l’indécence dans les comédies. Il l’explique par le fait que « a rape in tragedy is a panegyrick upon the sex » (Dennis, 1943, p. 166). Les femmes sont en effet, selon lui, moins gênées au théâtre par l’obscénité, comme on ne cesse de le prétendre, que par la représentation qui est donnée de leur sexe. C’est pourquoi elles préfèrent la tragédie, qui propose des héroïnes vertueuses et courageuses, victimes de tyrans lubriques, à la satire souvent misogyne de la comédie9. Les propos de Dennis rappellent que la fiction offre une grande diversité de rapports possibles aux actions et aux personnages représentés. Le critique anglais considère cependant la réception féminine avec mépris. Critiquant l’hypocrisie des spectatrices, qui ne peuvent avouer le plaisir qu’elles prennent à la représentation du viol, il rapproche leur plaisir de celui qu’il prête aux victimes de viol : « the women, who will sit as quietly and passively at the relation of a rape in a tragedy, as if they thought that ravishing gave them a pleasure » sont comparables à l’héroïne, victime du viol, qui « is supposed to remain innocent, and to be pleas’d without her consent » (Dennis, 1943, p. 166)10. Selon ce raisonnement, le plaisir de la spectatrice, comme celui de la femme violée, est justifié par sa passivité, qui garantit son innocence, bien qu’elle soit en réalité l’initiatrice de la violence : ce sont les charmes de l’héroïne qui suscitent le désir du violeur, de même que c’est le souci de plaire aux dames qui pousse les dramaturges à multiplier de telles scènes. Révélateur de la suspicion qui pèse sur le plaisir des lectrices et des spectatrices, ce passage montre aussi comment les rapports de domination en vigueur dans la société s’expriment à travers la fiction et sa réception. Néanmoins, bien qu’ils s’emparent comme les théâtrophobes de la métaphore du viol, c’est le pouvoir du public et non sa vulnérabilité que les dramaturges rendent ainsi sensibles. Dans la dédicace de The Plain Dealer (1677), ironiquement adressée à la tenancière d’une maison close, William Wycherley compare celles qui critiquent l’indécence de ses pièces à des femmes qui crient au viol pour ne pas avoir à reconnaître le plaisir qu’elles éprouvent (Wycherley, 1677)11. Aussi choquant soit-il, ce rapprochement rend sensible l’écart qui sépare la construction sociale de la réception, qui condamne les spectatrices à une position de victime (elles doivent se juger offensées), et la réception réelle, bien plus active et plus diversifiée (elles peuvent aussi éprouver du plaisir). Au xviie siècle comme aujourd’hui, le public féminin joue donc un rôle déterminant dans la définition des possibilités de la fiction. Au xviie siècle, la fiction dramatique permet d’interroger la représentation des rapports de genre, de porter l’attention sur les violences sexuelles et de faire entendre la parole des victimes, peu audible dans la société réelle. À l’époque contemporaine, la fiction du viol s’infléchit aussi, en prenant davantage en compte le point de vue des femmes, comme en témoigne par exemple l’évolution de la série Game of Thrones, où le nombre des scènes de viol tend à reculer au profit de la mise en valeur d’héroïnes fortes12. De nouvelles fictions sont possibles grâce à l’accès des femmes à la parole et à l’écriture : nombreuses sont les victimes qui reprennent le contrôle de leur histoire après avoir eu le sentiment d’en être dépossédées13 ; de nouveaux personnages sont imaginés par de jeunes dramaturges contemporaines, qui centrent leur pièce sur l’expérience féminine de la violence14.

16Face au viol, les possibilités de la fiction sont nombreuses. La fiction du viol offre aux femmes et aux hommes une expérience imaginaire, caractérisée par la pluralité des points de vue et par la distance avec le réel. À la fin des tragédies anglaises du viol, à la Restauration, un épilogue, souvent prononcé par une actrice, vient réclamer l’approbation du public sur un ton particulièrement léger. Dans l’épilogue de Valentinian, c’est l’héroïne qui a été violée et s’est suicidée qui revient sur scène remercier les spectatrices pour avoir partagé ses souffrances et évoquer les fantasmes que son viol a pu éveiller dans leurs esprits15. Face aux œuvres d’un Gabriel Matzneff, Lise Wajeman place également du côté de l’imaginaire la seule possibilité de plaisir pour la lectrice : la fiction lui permet d’acquérir une connaissance de nature particulière en associant à l’expérience de la victime « la liberté d’action et le contrôle sur le monde diégétique qu’autorise l’identification avec le héros masculin » (Mulvey, 1989). Ambivalente, la fiction est capable de dénoncer le viol aussi bien que de le justifier, de le rendre visible aussi bien que de le voiler. C’est justement dans cette ambivalence que réside l’apport de la fiction : dans les débats qu’elle suscite, dans la diversité des interprétations qu’elle permet, dans la pluralité des expériences qu’elle représente. La fiction ne peut prétendre restituer la vérité sur le viol, ni dire sa réalité, mais elle peut enrichir l’expérience et la conscience et permettre aux hommes et aux femmes de débattre des violences sexuelles. À l’inverse, considérer la fiction du viol comme impossible consiste à privilégier les effets de contamination et de confusion entre réalité et fiction : ces glissements font passer du viol dans la fiction au viol par la fiction, où les fantasmes de domination des auteurs voisinent dangereusement avec les obsessions des théâtrophobes.