Colloques en ligne

Claude Calame

Pour une pragmatique de la fiction impossible : mythes grecs et mímesis

For a pragmatics of impossible fiction. Greek myths and mímesis

1Quant à la fiction et, pour nous, quant au récit de fiction, « l’acceptation et le rejet des contradictions et des impossibilités physiques, logiques, psychologiques ou autres varient selon les périodes historiques et les traditions culturelles ». Telle est l’une des propositions qui, placées sous l’intitulé « Fictions impossibles », est offerte aux personnes contribuant au présent volume collectif. Est-ce à dire que la plausibilité du récit de fiction serait affaire de pragmatique ?

2Dans une perspective cognitiviste la possibilité du monde construit dans le récit serait garantie par l’univers de croyance du public auquel il est destiné, et cela grâce à sa supposée faculté d’immersion. Mais, d’une part, se pose la question des modes de construction de ce monde possible, ou impossible, qui est d’ordre langagier et discursif. D’autre part, sont en jeu les conditions de possibilité et les critères d’acceptabilité de cette construction discursive d’ordre fictionnel. Comme on le verra, Aristote proposait de les envisager tout à tour en termes de « probabilité », de « vraisemblance » et de « nécessité » ; et cela par les effets d’une mimésis poétique d’ordre narratif.

3 Raison de plus pour aborder cette double question par le détour de la culture autre qu’est la culture grecque ancienne, avec la profusion qu’elle nous offre en matière de ces récits de fiction narrative que nous considérons comme constituant autant de mythes. On partira donc de quelques récits héroïques grecs qui nous apparaissent comme d’impossibles fictions. Puis on indiquera les distances que la narration elle-même prend, autant du point de vue énonciatif que du point de vue de récit et de l’action narrée, à l’égard de ce qui nous apparaît comme une impossible fiction. Dans un troisième temps, un passage par l’Art poétique d’Aristote permettra d’envisager le récit comme mímesis, c’est-à-dire comme représentation narrative d’une action entre possibilité, vraisemblance et impossibilité. Sans servir de modèle, la confrontation avec la conception aristotélicienne de la représentation narrative permettra un retour critique sur les conceptions contemporaines des mondes possibles et impossibles. Cela permettra en conclusion de montrer le caractère indispensable de la référence, par le biais discursif, pour la création et la réception de toute fiction, aussi impossible puisse-t-elle paraître.

1. Fictions impossibles : actes cannibales de Cronos à Polyphème

4Qu’en est-il donc de ces récits fictionnels grecs dont la dénomination moderne met implicitement en cause la valeur de vérité mais qui nous inspirent encore, par exemple par la mise en scène narrative de figures telles Hélène, Antigone, Œdipe ou Héraclès ? Qu’en est-il du récit « mythique » dans cette culture qui nous invite à un retour critique sur nos propres conceptions, en particulier sur la catégorie de la fiction, et en l’occurrence la fiction impossible ?

Ses premiers enfants le grand Cronos les dévorait,

            dès l’instant où chacun d’eux du ventre sacré de sa mère

                                               descendait à ses genoux.

            Son cœur craignait qu’un autre des altiers petit-fils du Ciel

            n’obtint l’honneur royal parmi les Immortels.

            Il savait, grâce à Terre et à Ciel Étoilé,

            que son destin était de succomber un jour sous son propre fils,

            si puissant qu’il fût lui-même – par le vouloir du grand Zeus.

            Aussi l’œil en éveil, montait-il la garde ; sans cesse aux aguets,

            il dévorait tous ses enfants ; et une douleur sans répit possédait Rhéia.

5On aura reconnu quelques vers tirés du récit théogonique offert par le poète épique Hésiode (Théogonie 459-467, trad. Paul Mazon)1. On connait la suite du récit, rédigé en diction homérique. Sur le point d’engendrer Zeus, Rhéia imagine avec l’aide de ses propres parents, Gaia et Ouranos, de mettre au monde le petit Zeus en Crète, dans les profondeurs d’un antre inaccessible. Le nouveau-né y sera nourri par sa grand-mère, Terre, alors que Rhéia sert à Cronos un caillou emmailloté que le dieu ne tarde pas à saisir et à avaler. C’est ainsi qu’avant Déméter, Héra, Hadès et Poséidon, Rhéia engendra Zeus l’avisé, « le père des dieux et des hommes ».

6Mais en particulier du point de vue d’un cannibalisme fortement rejeté en Grèce classique pour être attribué à quelques peuples des confins tels les nécrophages Massagètes ou les Androphages mentionnés par Hérodote (1, 216 et 4, 106), on pourrait aussi penser au Cyclope mis en scène dans l’Odyssée face à Ulysse et à ses compagnons (Homère, Odyssée 9, 166-55)2. À l’hospitalité que le héros rejeté en cette terre lointaine lui demande au nom du Zeus des suppliants, Polyphème répond en saisissant deux de ses compagnons pour les écraser à terre et en déchiqueter les membres qu’il avale tout crus, entrailles et ossements compris. Ce berger monstrueux arrose ce repas solitaire et cannibale de lait non mélangé d’eau. On s’en souvient : à cet acte de sauvage anthropophagie, ne respectant aucune des règles du banquet marqué par la distribution sociale des viandes bouillies ou rôties avec la part dûment offerte aux dieux puis par le partage équitable du vin mêlé à l’eau de source, Ulysse oppose une ruse : la massue du Cyclope est transformée par une pratique technique en épieu rendu incandescent par le feu. Avant de le priver de la vue, le héros grec enivre l’être monstrueux à l’œil unique en l’engageant à consommer seul et sans mesure un vin pur, contre la bonne règle du symposion.

7Assurément, autant les actes anthropophages de Cronos que l’acte cannibale de Polyphème sont des impossibilités du point de vue du monde de référence et des valeurs défendues par Grecques et Grecs non seulement de l’époque dite « archaïque », mais surtout de l’époque classique. Néanmoins, ils acquièrent une possibilité narrative dans la mesure où ils permettent de définir par contraste le monde de référence du récit. N’oublions pas que narrés sur le mode épique avec sa langue formulaire, ces poèmes étaient récités et chantés en des occasions aussi publiques que rituelles, tels les concours musicaux de rhapsodie au centre de la célébration rituelle des Panathénées dans l’Athènes classique3. Il faut compter autant avec la forme poétique assumée par ces récits offrant d’apparentes impossibilités du point de vue référentiel qu’avec les conditions de leur communication dans une performance musicale ritualisée, à l’écart d’une simple lecture solitaire et muette.

2. Mondes impossibles : références narrative et pragmatique

8Certes, en passant du simple niveau langagier du « récit » (ou de l’ « histoire ») à celui du « discours », pour reprendre les deux catégories linguistiques à caractère opératoire proposées par Émile Benveniste4, le poète de la Théogonie avertit d’emblée ses auditeurs. Dans la fameuse scène inaugurale d’enseignement et d’inspiration poétiques racontée en je par Hésiode, les Muses elles-mêmes le déclarent à l’intention des « bergers des champs » : « Nous savons raconter (légein) de nombreux mensonges semblables (homoîa) aux choses réelles ; mais nous savons proférer (gerúsasthai), si nous le voulons bien, des vérités » (Théogonie 22-29). Dans ces vers de prélude abondamment glosés, la question de l’absence de correspondance entre le discours narratif et poétique des Muses et la réalité (« ce qui est » : étumon) est envisagée en termes de vrai-semblable, au sens étymologique du terme. Ce sont là les mots chantés par les filles du grand Zeus, « aux paroles bien articulées » (artiépeiai). Ce sont elles qui inspirent un chant divin au je poétique, jeune berger à peine initié, présenté sous le nom d’Hésiode.

9Quant au retour d’Ulysse en son île d’Ithaque par des régions de pure fiction poétique, il est raconté à la cour des Phéaciens par son propre protagoniste (Homère, Odyssée 9, 37-38, 333-369). Contrairement à l’aède Démodocos qui a eu pour maîtres la Muse sinon Apollon lui-même, Ulysse initie sa longue narration en déclarant son identité, puis son intention de dire son retour. Ce n’est qu’à l’issue de ce récit dans le récit que le narrateur homérique reprend la voix narrative pour dire que son public était comme pris par un charme. Puis il laisse la parole au roi des Phéaciens qui exonère Ulysse de toute dissimulation. Au contraire d’un esprit trompeur qui ajuste des mensonges, le héros de la guerre de Troie a déroulé le récit de son retour comme l’aurait fait un aède doué de savoir-faire. La beauté des paroles d’Ulysse n’est que l’indice de l’excellence de son esprit.

10Ainsi, du point de vue du « discours », l’impossibilité référentielle construite et mise en scène par le récit de fiction est l’objet d’une double intervention auctoriale : l’impossibilité peut être placée sous l’autorité divine des Muses qui inspirent le poète, mais elle peut aussi être mise, narrativement, dans la bouche de l’un des protagonistes de l’action narrée, en l’occurrence Ulysse à la cour des Phéaciens, par une forme de métalepse à la fois auctoriale et narrative5. Cela dit pour la distance prise du point de vue énonciatif à l’égard de ce qui apparaît comme une fiction impossible,

11Quant au niveau de l’« histoire » elle-même, l’épisode culturellement impossible de la dévoration par le dieu Cronos de ses propres rejetons est mis, dans le récit théogonique, à une distance d’ordre généalogique et théogonique : la distance temporelle de la génération divine qui précède l’établissement du règne de Zeus, avec l’équilibre de la justice qu’il implique. Quant à l’acte cannibale du berger monstrueux et solitaire Polyphème, il est situé dans le monde construit par la narration poétique du retour d’Ulysse à la distance géographique d’une terre lointaine, qui ne connaît pas ni le travail de l’agriculture, ni les pratiques d’hospitalité et de convivialité propres aux hommes mortels vivant en société sous le contrôle des règles garanties par Zeus6. L’impossibilité du point de vue référentiel est mise, dans la construction narrative du monde de la fiction, à bonne distance temporelle d’une part, à bonne distance spatiale de l’autre. Ces deux mondes « impossibles » se définissent comme tels par référence implicite tant au monde possible présenté au terme du récit qu’au monde de référence du public : le rétablissement du règne d’Ulysse sur Ithaque dans son union renouvelée avec Pénélope, mais aussi le règne de la justice établie par Zeus.

12Essentielle est donc la distinction évidente à tracer, du point de vue du monde possible ou impossible construit dans la fiction narrative, entre d’une part le monde de référence, dans une conjoncture historique et culturelle donnée, et d’autre part le monde construit par le discours narratif. À cet égard rappelons encore que le récit généalogique de la Théogonie d’Hésiode aussi bien que le récit du retour d’Ulysse dans l’Odyssée sont rédigés dans le langage formulaire de la diction épique. Par l’hexamètre dactylique cette diction implique, dans une tradition essentiellement orale, une récitation musicale par un aède ou un rhapsode qui s’accompagne sur la cithare devant un public participant à une manifestation rituelle et cultuelle, tel le concours musical inséré dans les Grandes Panathénées en l’honneur de la déesse tutélaire de l’Athènes du Ve siècle que l’on a mentionné. Ne serait-ce que par le biais de la forme poétique, c’est la pragmatique de la fiction narrative mettant en scène, à distance temporelle ou spatiale, un monde impossible qui est ici impliquée, et cela autant du point de vue pratique qu’esthétique et émotionnel. On va y revenir.

3. La Poétique d’Aristote : le récit comme mimésis entre possible et impossible

13On le sait, du point de vue de la réflexion « étique » au sein même de la culture approchée dans une perspective anthropologique en ses représentations « émiques », en particulier les philosophes grecs n’ont pas manqué de revenir sur les grands récits de leur tradition religieuse et politique, en leurs différentes versions. Ils l’ont fait d’un point de vue critique en confrontation avec l’aspect de fiction po(i)étique, au sens étymologique de l’un et l’autre termes (fingere et poieîn comme fabrications), de récits devenus pour nous des mythes.

14On pourra se référer une fois encore et tout d’abord aux réflexions offertes par le Socrate mis en scène dans la République de Platon. Elles portent sur des récits dénommés tour à tour mûthoi (391e), puis lógoi (392a). Désignant jusque chez les auteurs tragiques des discours argumentés et efficaces, les mûthoi suscitent désormais la méfiance dans la mesure où ils correspondent à des récits racontés par des poètes. On l’a rappelé dans l’étude issue du premier congrès de la SIRFF (Calame, 2023), Platon vise en particulier les récits (mûthoi, 377d) composés et narrés (élegon) par les poètes Hésiode et Homère. Leurs récits sont aussi fâcheux qu’ils sont « mensongers » (pseudeîs)7. Or c’est un critère implicite non pas de réalité mais d’ordre moral qui enjoint d’éviter de raconter (muthologetéon, 378c), de même que de représenter en peinture, les combats des géants et les nombreux conflits opposant les divinités et les héros à leurs semblables. Les protagonistes de La République craignent que ces récits mettant en scène dans leurs disputes les dieux, les héros et les mortels qui ont désormais rejoint l’Hadès n’incitent les jeunes gens à la méchanceté.

15La question est reprise en conclusion au dialogue quand on reconnaît les qualités poétiques d’Homère en tant qu’éducateur de la Grèce. Les législateurs pourraient être incités à réintroduire la poésie dans la cité, et la séduction par la poésie, sous forme mélique ou dans un autre mètre, pourrait être tolérée pour autant qu’elle s’avère utile (ophelíme, 607d) aux systèmes politiques et tout simplement à la vie humaine8. Le problème est donc celui des effets, et par conséquent de la pragmatique de récits qui sans doute, en raison de la distance historique et culturelle, nous apparaissent comme fictifs. S’ils le sont aux yeux des Grecs du IVe siècle, c’est uniquement au sens étymologique du terme, correspondant au sens premier du verbe latin fingere. Platon lui-même, rappelons-le encore, considère la poésie comme l’effet d’un pláttein, d’un façonnement, d’une fabrication par le poète. Rappelons une fois encore que dans le long développement sur les récits à écarter de la cité idéale, Platon introduit la notion de mímesis pour la réserver aux formes de la poésie dramatique qui mettent en scène directement les dialogues des protagonistes insérés narrativement dans la diégèse de la poésie épique9.

16Le problème de la vérité et de la pragmatique des récits poétiques est évidemment repris dans la sinueuse Art poétique d’Aristote, cela dans une perspective normative requérant un certain développement. En effet la déclaration inaugurale d’un traité exposant l’art de composer des poèmes relève d’emblée de la norme10 : il s’agit de définir « comment il faut agencer des récits (múthous) si la poésie (he poíesis) est bien destinée à la réussite (kalôs héxein ; littéralement « parvienne à être belle et bonne ») ». Au centre donc de l’attention po(i)étique et par conséquent narrative se trouve l’action avec ses protagonistes, une action qui est représentée par les moyens de la poésie, selon un critère apparemment moral. L’art technique qu’est la « poiétique » correspond dans cette mesure à une forme de mímesis à comprendre comme représentation narrative ; cela à partir de la faculté qui différencie l’homme des autres animaux : « imiter » comme faculté favorisant l’apprentissage et le plaisir que l’homme ressent aux représentations (mimémata)11.

17Rappelons-le une fois encore. Si pour Aristote la tragédie peut se définir tour à tour par les « caractères », la diction (léxis), l’intention (ou la pensée : dianoia), la mise en scène (ou le spectacle : la ópsis) et la poétique du chant (melopoiía), l’élément le plus important en est le mûthos : un récit qui est compris comme agencement des actions (he tôn pragmáton sústasis). Dans cette mesure la tragédie est une représentation (mímesis) non pas d’êtres humains, mais d’actions (práxeis), et les caractères, les personnages se font dans l’action ; ainsi les actions (tà prágmata) et l’intrigue (ho mûthos) constituent le but de la tragédie12. Quant aux protagonistes de cette action, ils sont représentés comme des êtres agissant (práttontes) parfois dans leur noblesse, parfois dans leur bassesse ; et le poète les représente parfois meilleurs que nous ne le sommes nous, parfois pires, et parfois tels que nous sommes !13 Ce sont là les effets possibles du faire poétique par une mímesis qui, à l’évidence, ne correspond pas à notre concept moderne courant de fiction. Pour l’Aristote de l’Art poétique la représentation d’ordre « mimétique » par les moyens de la poésie narrative est référentielle, en somme par définition.

18De ce point de vue, on allègue souvent le fameux passage du début du chapitre 9 de l’Art poétique où la poésie (poíesis), dans ses différentes formes, est distinguée de l’enquête (historía) à la manière d’Hérodote (Poétique 9, 1451a 36-b 11)14. La différence entre ces deux formes de discours visant à dire toutes deux ce qui advient (tà ginómena) ne réside pas dans leur forme, poésie ou prose. Mais si l’historien dit ce qui est arrivé, le poète raconte ce qui pourrait arriver, il raconte les possibles suivant la vraisemblance (tò eîkos) ou suivant la nécessité (tò anagkaîon) ; si l’« histoire » dit (légei) le particulier, la poésie dit le général ; ou, plus précisément, elle raconte « ce qu’il arrive à quelqu’un de dire ou de faire selon le vraisemblable ou selon le nécessaire ». Dans le chapitre 7 consacré à l’agencement des actions et à son unité, Aristote indiquait déjà que les récits ne sauraient commencer « au hasard », mais que la succession des actions et leur aboutissement devaient répondre soit à la nécessité (ex anágkes), soit à la probabilité (hos epì tò pólu). De même Homère a-t-il agencé l’Iliade et l’Odyssée autour d’une action (prâxis) unique, formant un tout, en évitant dans la biographie d’Ulysse les épisodes ne s’enchaînant ni selon le critère du nécessaire (anagkaîon), ni selon celui du vraisemblable (tò eîkos) (Poétique 7, 1450b 26-33 et 1451a 23-30).

19Mais dans un passage de ce même chapitre 9 en général oublié par qui se satisfait de l’opposition d’apparence structurale, et dans cette mesure rassurante, entre le discours de l’enquête et celui du poète, Aristote précise que le poète, qui représente (mimeîtai) des actions, peut aussi « fabriquer » (poieîn) des événements advenus (tà genómena) ; et d’ajouter : « en effet rien n’empêche que certains des événements advenus ne soient tels qu’ils adviendraient selon l’ordre du vraisemblable (tò eikós) et du possible (tò dúnaton) » ; c’est là la condition de la création poétique (Poétique 9, 1451a 36-b 11, puis b 27-34 )15. Du point de vue de l’action représentée et par conséquent du point de vue narratif, les critères de la fiction comme fabrication poétique et mimétique sont donc au nombre de trois : le vraisemblable, le nécessaire et le possible.

20Il est essentiel de relever qu’en particulier pour le possible, l’ouverture est d’ordre pragmatique, dans le sens de l’effet du discours sur le contexte de sa réception et sur ses acteurs. De manière entièrement paradoxale pour nous, Aristote à ce propos oppose les poètes comiques qui, composant une intrigue dans l’ordre du vraisemblable, attribuent aux protagonistes de l’action des noms pris au hasard aux poètes tragiques qui choisissent au contraire des noms « advenus », des noms de personnages historiques. Les fictions que sont pour nous les mythes d’Oreste, de Phèdre, d’Œdipe ou d’Hélène sont donc inclus dans les genómena, dans les choses advenues ! C’est dans cette mesure que le possible peut être déclaré persuasif (pithanón), provoquant une conviction qui passe par le plaisir, un plaisir d’ordre esthétique16. Ainsi se dessine une pragmatique de la fiction narrative dont les effets se réalisent notamment par l’intermédiaire de l’émotion suscitée par l’action narrée et dramatisée !

21Mais qui dit possible dit aussi impossible. Brièvement défini au chapitre 9 comme ce qui ne saurait advenir, en contraste avec le possible (1451a 18-19), l’adúnaton est pris en considération de manière plus extensive dans les derniers chapitres de l’Art poétique. À l’exemple d’Homère, l’impossible se justifie narrativement dans le cas du paralogisme. C’est ainsi qu’ « il fait préférer ce qui impossible (adúnata), mais vraisemblable (eikóta) à ce qui est possible, mais non persuasif » (Poétique 24, 1460a 18-27 )17. Sans doute paradoxale, l’affirmation est précisée au chapitre 25, et la précision est pour notre propos essentielle. Qu’il soit poète, sculpteur ou peintre, l’auteur de représentations (mimetés) se trouve, quant à sa pratique du mimeîsthai, face à trois possibilités : il peut représenter les choses « soit telles qu’elles étaient ou qu’elles sont, soit telles qu’on les affirme ou qu’elles semblent être, soit encore telles qu’elles doivent être ». Et Aristote d’ajouter que les moyens de ces formes de mímesis/représentation sont pour le poète de l’ordre de l’usage de la langue ; ce sont en particulier les mots employés, la métaphore et les autres figures de la diction (léxis ; Poétique 25, 1460b 6-12 )18. Par le travail du poète, la mímesis correspond bien à une fiction, narrative au sens étymologique du terme latin fingere.

22Puis, dans un long passage au texte mal assuré et d’interprétation difficile, la représentation d’une chose impossible est traitée d’erreur (hamartía et hamártema). De ce point de vue deux types de fautes sont à envisager : les erreurs du point de vue de l’art poétique et de ses règles, et celles à l’égard d’un autre art tel celui de la médecine. Par ailleurs, à la vérité de ce qui est dit peut se substituer la représentation de ce que les choses devraient être, selon la déclaration attribuée à Sophocle affirmant créer (poieîn) les choses telles qu’elles doivent être ; et l’on peut aussi admettre que ce qui importe, c’est ce que l’on affirme sans poser la question de son existence, comme c’est le cas pour les dieux. Au critère en somme moral de la noblesse ou au contraire de la vilénie des actes ou des paroles rapportées et représentées par le poète s’ajoute le problème des auteurs de ces actions et des mots prononcés, avec leurs circonstances de réalisation (Aristote, Poétique 25, 1460b 13-61a 9). Quant à la vérité de la « fiction », la question se pose une fois encore en termes de bien et de mal.

23Enfin, en conclusion au chapitre 25 et en résumé du propos tenu dans les chapitres précédents, Aristote affirme que les reproches que l’on peut éventuellement adresser à la représentation poétique se fondent sur l’impossible, sur ce qui est sans raison (áloga ; 1461b 23), sur le nuisible, sur les contradictions, et finalement sur le respect des règles de l’art poétique. Une fois encore, en particulier à l’égard de la représentation narrative de l’impossible, déterminante est la capacité du poète, par la mise en œuvre des moyens de la création poétique, d’offrir un récit correspondant à un monde d’actions humaines répondant à des valeurs ; c’est dans cette mesure un récit vraisemblable. Ainsi « en ce qui concerne la création poétique, le crédible mais impossible est à préférer à ce qui ne convainc pas tout en étant possible » (Aristote, Poétique 25, 1461b 10-11) !19 Tout semble donc affaire de pragmatique, d’effet contextuel, en définitive par référence à des valeurs reconnues.

4. Fictions narratives : théories des mondes possibles

24Forts de ces affirmations critiques de la part d’Aristote sur l’art technique requis pour la fiction narrative offerte en tant que mímesis par la poésie épique et par la poésie tragique de la Grèce classique, revenons à nos préoccupations présentes – ou plutôt quant à « l’impossibilité des mondes possibles de la fiction »20. Reprenons-les brièvement de manière critique, dans la perspective offerte par les réflexions aristotéliciennes sur l’art de la poésie comme représentation et comme fabrication d’ordre langagier.

25À vrai dire, confrontée aux différentes formes poétiques de la narration en Grèce ancienne il apparaît que l’application de la théorie des mondes possibles à la fiction narrative est plus que problématique. D’une part, avec raison, Thomas Pavel (1986, 1988) affirme qu’en particulier les récits de science-fiction ne sauraient être mesurés à l’aune de la logique modale organisant les mondes possibles envisagés par Saul Kripke. La théorie s’applique en effet à des ensembles de propositions considérées du point de vue formel, articulées que sont ces propositions selon les modalités du nécessaire, du contingent, du possible ou de l’impossible. Certes, ces modalités semblent correspondre aux modes du possible, du nécessaire ou du vraisemblable tels qu’ils sont envisagés par Aristote dans l’Art poétique. Or non seulement ces modes ne sont à l’évidence pas explicités, du point de vue énonciatif, dans les différentes propositions et séquences composant la narration, quelle que soit la culture concernée. Mais surtout, dans la fiction correspondant à un récit, les modes de l’énoncé commandent à une logique de l’action narrative ; ils organisent de ce fait des énoncés qui ne sont pas autoréférentiels.

26C’est ainsi que les propositions de Pavel sur la construction des mondes possibles dans la fiction narrative permettent de s’inscrire en faux à l’égard du principe d’immanence textuelle soutenu par les représentantes et représentants de la narratologie structurale élaborée par Algirdas J. Greimas21. Cette posture épistémologique d’ordre structuraliste reviendrait à adopter le parti « ségrégationniste » désigné par Pavel en contraste avec les « intégrationnistes » qui s’intéressent aux relations complexes entre fiction et réalité22. En particulier par le biais des procédures de l’énonciation énoncée, la pragmatique inscrite dans le développement des récits héroïques grecs nous a engagés depuis longtemps à rompre avec le principe structural de clôture syntaxique et surtout sémantique pour des manifestations discursives, notamment narratives, appréhendées comme de simples textes.

27Néanmoins, de ce point de vue, la solution réaffirmée par Pavel dans la postface à ses Univers de la fiction n’est pas satisfaisante ([1988] 2017, p. 248-252 ; voir déjà p. 97-108). Elle consisterait à considérer les mondes de fiction littéraire comme des mondes offrant deux niveaux de réalité : l’un serait réel, l’autre serait « saillant ». Dès lors, la perspective à adopter serait celle du lecteur qui, dans la durée de la réception de la fiction narrative, substituerait le second au premier. Ainsi il s’agirait non pas de « décoder », mais d’adhérer, de participer par une série d’inférences, au monde défini dans la fiction narrative.

28Par cette posture en somme d’ordre cognitiviste, autant la mise en doute légitime formulée par Pavel à l’égard de l’applicabilité de la théorie logique des mondes possibles à la fiction littéraire, et en particulier à la fiction narrative, que le rejet du principe d’immanence postulé par la narratologie structurale en quelque sorte ratent leur objectif. Avant les modes de la réception et de l’adhésion au monde possible (ou impossible) construit dans la fiction narrative, ce qui est en cause c’est la sémantique de ce monde construit par des moyens discursifs et, en l’occurrence, narratifs. C’est ici qu’interviennent des lectures des textes de fiction narrative sensibles autant au déroulement de l’action représentée, avec ses protagonistes et les motivations des actes narrés, qu’au développement des registres sémantiques qui, interférant souvent de manière métaphorique, donnent une consistance (fictionnelle) au contexte narratif et donc au monde dans lesquels ces protagonistes évoluent.

29Quant aux modes de la réception de la fiction narrative, il s’agit de dissiper un autre malentendu. À cet égard, la distinction introduite par Umberto Eco (1979, p. 111-135)23 quant à la production de mondes possibles par le texte littéraire est déterminante. Il conviendrait en effet de distinguer entre les mondes possibles imaginés, construits discursivement et affirmés par l’auteur qui correspondent aux différents états de la fabula (Hésiode inspiré par les Muses) ; les mondes possibles subordonnés imaginés et évoqués par les protagonistes de l’action narrée (Ulysse dans l’Odyssée) ; les mondes possibles que le lecteur (induit par la figure du lecteur-modèle) est appelé à imaginer dans le cours de sa lecture, et que le développement de la fabula peut confirmer ou infirmer. Or qui dit lecteur (modèle d’une part, réel de l’autre) dit référence, référence au monde actuel, un monde actuel qui ne correspond pas uniquement à la réalité matérielle, mais qui est modelé par l’action symbolique de l’homme vivant en société, un monde qui est aussi un monde culturel, fait de représentations partagées, pour dire les choses le plus simplement possible.

30Dans cette mesure, la riche et raffinée théorie des mondes possibles offerte par Marie-Laure Ryan en narratologie reste très formelle (Ryan, 1991, p. 109-123 et 2014, p. 733-734). Assurément dans la construction narrative du monde possible dans la fiction littéraire importe le jeu subtil entre d’une part le textual actual world affirmé par le narrateur comme « centre ontologique » et d’autre part les sous-systèmes constitués par les mondes épistémiques (K-worlds), ceux-ci correspondant aux représentations que les protagonistes de l’action narrative se font du système global. Assurément, ces mondes particuliers incluent des mondes modèles, qu’il s’agisse de mondes de désirs (W-worlds) ou des mondes d’obligations (O-worlds). Assurément, un récit ne saurait être réduit à un ensemble statique gouverné par un système modal. Sans doute, la confrontation entre ces différents sous-systèmes modaux est-elle déterminante pour l’animation de l’intrigue du récit.

31Néanmoins, quant au critère possible/impossible, est surtout indispensable l’interprétation du lecteur et de la lectrice jugeant du monde possible construit par les moyens du discours narratif. Elle et il en jugent selon des critères de cohérence interne tout en le confrontant, en sa sémantique, au monde réel et culturel qui est le leur. C’est un monde à la fois « real » et « actual », dans la situation historique, sociale, culturelle et idéologique qui est celle de la réception, hic et nunc. Ainsi les « non-actual possible worlds » renvoient finalement et forcément aux « real or actual worlds ». Une fois encore, c’est une question de sémantique discursive, en l’occurrence par l’intermédiaire d’une organisation narrative, adossée à une pragmatique entendue comme ensemble d’effets inférentiels dans une situation de communication et un contexte social et culturel donnés.

5. Le possible narratif comme effet référentiel de réel

32C’est ici que peut s’avérer pertinente la confrontation critique avec l’Art Poétique d’Aristote ; cela en tenant compte de la manière peu systématique d’un traité qui est fait de notes de cours, de même d’ailleurs que la poétique qui se dessine dans le développement de la République de Platon assume la forme fictionnelle d’un échange dialogué, et non pas celle d’un traité philosophique à la logique implacable !

33Tout d’abord, du point de vue de l’unité de l’action représentée, que ce soit sous forme épique ou sous forme dramatique, ce qui importe c’est la cohérence interne du récit « mimétique ». Cette cohésion se définit selon les deux ou trois critères du nécessaire, du possible, et du vraisemblable, une vraisemblance qui correspond à ce qui peut advenir, comme on l’a vu, en toute probabilité (hos epì tò polú)24. Centrée sur le mûthos comme intrigue et par conséquent sur l’organisation successive des actions représentées, la cohérence est d’ordre essentiellement narratif et logique, visant à l’unité.

34De plus, dans la dimension sémantique, le poète semble jouir d’une certaine liberté puisqu’il peut représenter les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles semblent être ou encore telles qu’elles doivent être. De ce point de vue du contenu, le critère, qui va jusqu’à la prescription, semble essentiellement moral puisque le poète de fait représente des hommes agissants, tantôt meilleurs, tantôt pires qu’ils ne le sont, pires que ce que « nous » sommes. La référence est ici externe ; implicitement elle est relative à la norme morale en vigueur au temps de l’auteur de l’Art poétique. Dans cette mesure, implicitement référé à l’« actual world », l’impossible est écarté.

35Par ailleurs, il faut compter avec l’effet produit par la représentation dramatique. Il est formulé dans un énoncé cité à l’envi, à l’interprétation encore largement contestée : « La tragédie est la représentation (mímesis) d’une action noble et achevée, ayant une certaine étendue, dans une langue agrémentée et variant selon les formes des différentes parties, assumée par des acteurs et non pas par la narration (di’appagelías), réalisant par l’affliction et l’effroi la purification (kátharsis ; aussi : épuration) de telles émotions »25. À la traduction traditionnelle de éleos kaì phóbos par « crainte et pitié » » il s’agit donc de préférer l’énoncé « affliction et effroi » qui évite une inversion malencontreuse dans les termes employés par Aristote. Mais il est difficile de déterminer qui des acteurs de la tragédie ou de son public est amené à éprouver affliction (ou compassion) et effroi… Quoi qu’il en soit, la remarque d’Aristote nous rappelle que la réception de l’action narrée et dramatisée dans la fiction narrative avec le monde possible qu’elle déploie est aussi affaire d’émotion. Elle permet en tout cas de tenir compte des émotions impliquées dans le phénomène psycho-cognitiviste de l’immersion dans une réalité virtuelle et en l’occurrence dans la fiction narrative,

36Enfin, on pourra retenir les modes assignés pour la construction poïétique d’une fiction narrative centrée sur l’action et son intrigue : le possible, le nécessaire et le vraisemblable, réalisés selon le critère de la probabilité. À travers le mûthos compris comme disposition et organisation des actions se construit en somme un « ordre narratif » reposant sur une « modalisation de la vérité » selon les concepts qu’on a pu forger pour tenter de comprendre les moyens narratifs et discursifs de la construction de l’objet en anthropologie culturelle et sociale (Borutti, 2003, p. 93-97). C’est ainsi sans doute que l’impossibilité fictionnelle peut s’inscrire au terme de la fiction narrative dans l’ordre surplombant de la possibilité. À partir de l’idée aristotélicienne de la mímesis narrative, on pourrait emprunter à Paul Ricœur le concept de la configuration narrative comme mimésis fondée sur une mise en intrigue : à partir de « préfigurations » dans une première compréhension à la fois pratique et sémantique, sinon symbolique de l’action humaine envisagée dans sa temporalité, le processus de la composition et de la « configuration » des actions de l’homme que la mise en intrigue organise en des séquences temporelles tendant à la synthèse, pour aboutir à des « refigurations » quand l’action déployée dans le temps configuré est rendue à l’expérience et à la pratique humaines ; et cela dans une refiguration commune du « temps humain » par le croisement des « modes référentiels » de l’historiographie et de la fiction littéraire26.

37Mais, comme on l’a souligné à plusieurs reprises, la notion opératoire de mise en intrigue doit être élargie à celle d’une mise en discours qui concerne non seulement le déploiement temporel du récit, avec sa « tension narrative », mais aussi son organisation spatiale ; elle prend en compte de plus les motivations auxquelles obéissent les protagonistes de l’action narrée, comme le fait d’ailleurs Aristote à sa manière dans l’Art poétique. Par ailleurs, qui dit mise en discours dit modalités et interventions d’ordre énonciatif visant à adresser le récit, dans sa configuration spatio-temporelle et dans son épaisseur sémantique, à un public auprès duquel il réalise la pragmatique inscrite dans son développement27.

38Quoi qu’il en soit, quant aux mondes possibles ou impossibles construits dans et par la fiction narrative, la confrontation critique offerte par la poétique narrative grecque s’est déployée sur deux plans : confrontation d’abord avec des formes des récits fictionnels grecs en diction épique qui nous apparaissent comme des mythes ; confrontation ensuite avec la conception développée dans l’Art poétique d’Aristote de la fiction narrative comme fabrication et comme représentation « mimétique ». Cette double confrontation conduit à deux conclusions rapides.

39D’une part, la fiction narrative comme monde possible est soumise à un critère de référence et de cohérence internes : d’ordre sémantique l’impossibilité se définit par rapport à la possibilité de développement dans le temps et/ou dans l’espace du discours narratif ; écartée du point de vue de la logique narrative, elle contribue – ne serait-ce que par contraste – à enrichir la polysémie du monde possible construit et configuré dans le discours narratif, par des moyens langagiers.

40D’autre part, la référence interne du monde possible construit dans et par la narration se fonde sur l’immanquable processus de référence externe; c'est un processus d’ordre à la fois narratif et sémantique, un processus d’ordre également pragmatique. Le monde possible construit par la narration, avec l’insertion d’éventuelles impossibilités mises en perspective temporelle et/ou spatiale, n’a de portée et d’efficacité d’ordre pragmatique que par référence à l’actual world, notamment par l’ « effet de réel » identifié par Roland Barthes28 : le monde actuel de l’auteur, puis le monde réel du public, un monde de référence historique et culturel, fait de représentations partagées, qui varie lui-même aussi bien dans le temps que dans l’espace.

41De là l’idée de la fiction narrative proposée à une anthropologie sémio-narrative non pas comme monde possible, mais comme configuration narrative et discursive, et par conséquent comme fiction, au sens étymologique de « fabrication », forcément référentielle et pragmatique29 ; et dans cette mesure récit non pas fictif et par conséquent fabuleux comme le serait un mythe grec, mais récit fictionnel qui, intégrant l’impossible dans le possible, tend à reconfigurer, sinon à infléchir par le biais pragmatique le monde de référence dans sa temporalité complexe et dans son extension spatiale labiles, avec le savoir encyclopédique et l’ensemble de représentations partagées qu’il implique.