Colloques en ligne

Maxime Decout

Du narrateur menteur au narrateur démembré

How a lying narrator becomes a dismembered narrator

1La modernité du XXe siècle a été un terreau particulièrement fertile pour les narrations impossibles (voir Fortier et Mercier, 2011, p. 333-354). Devenues monnaie courante, ces dernières ont exploré avec constance les situations les plus impensables et ont raffiné la manière de mettre en scène leur propre impossibilité. Si elles peuvent aujourd’hui faire figure de cas d’école, les expérimentations parfois extrêmes de Robbe-Grillet, Pinget ou Beckett, ont toutefois fini par décliner dans le roman contemporain. Ayant quelque peu délaissé ce terrain de jeu, celui-ci s’est tourné vers une nette renarrativation qui peut parfois être vue comme un retour à plus de simplicité. Mais les narrations impossibles, certainement moins nombreuses et surtout moins visibles, n’ont pas pour autant cessé d’exister et, puisant dans le répertoire d’impossibilités copieusement nourri par les œuvres du XXe siècle, ont su tracer leur voie propre.

2L’exemple de Veuves au maquillage de Pierre Senges nous permettra d’examiner, à partir d’un cas particulier, ce qu’il en est de la reprise des procédés des narrations impossibles et de leur refonte. 

3Ce livre est le premier roman de Pierre Senges dont l’œuvre est moins caractérisée par une dimension autoréflexive telle qu’on la trouve dans le Nouveau Roman que par son ludisme et sa fantaisie, et pourrait s’inscrire, avec celle de Chevillard, dans ce que Bruno Blanckeman a appelé les « fictions singulières  » (Blanckeman, 2002). Dans Veuves au maquillage, un narrateur homodiégétique raconte comment il cherche à se suicider en enrôlant des veuves qu’il charge de le découper en petits morceaux. Malgré ce démembrement progressif et sans basculer dans un registre fantastique ou merveilleux, le narrateur continue à nous parler tandis que son corps se disloque. Cette situation, qui rappelle les martyrs chrétiens dont la parole naît avec le démembrement du corps, se présente comme une variation sur l’énonciation autothanatographique dans laquelle il s’agit de raconter après son décès (Weinmann, 2018). Ici il s’agit plutôt de raconter pendant son décès ou de raconter sa mort, et ce alors même que les mutilations subies, de plus en plus invalidantes, interdisent logiquement cette option. Voilà qui rend le récit en lui-même impossible et évacue d’emblée toute considération réaliste.

4Outre cette intrigue, visiblement impensable, la démarche de Pierre Senges doit interpeller par son caractère résolument paradoxal : les procédés propres aux narrations impossibles y sont réinvestis tout en étant légèrement atténués si bien qu’une forme de vraisemblance propre au récit mimétique se constitue ; mais dans le même temps, divers types de narrations contradictoires se cumulent si bien que la vraisemblance qui pourrait résulter de leur atténuation en est sérieusement altérée. Veuves au maquillage se présente dès lors comme un savant dosage entre possibilité et impossibilité narratives, entre vraisemblance et aberration. La lecture qui s’y invente ne peut s’installer dans une attitude unique : elle se fait de toute évidence inconfortable – mais aussi jouissive. Nous comparerons ainsi le texte de Senges avec bien d’autres récits qui ont mobilisé ces procédés, de façon plus radicale mais le plus souvent sans les coupler à d’autres, afin d’évaluer les singularités de ce texte et surtout ses effets sur le lecteur. Car le propre de la narration impossible est certainement de susciter une remise en question de notre perception de ce qui caractérise et valide un récit ou un discours, de fragiliser nos assurances quant à la vérité et au mensonge, au possible et l’impossible.

Défaut de fiabilité

5L’un des éléments qui, dans le récit de Senges, engage la narration vers sa propre impossibilité, est le manque de fiabilité du narrateur. Certes ce mode de narration ne conditionne pas a priori un récit impossible mais il peut y contribuer de diverses manières. Les travaux de Wayne Booth ont permis de distinguer les causes de cette non fiabilité, qui peut schématiquement provenir de mensonges (comme dans Notes du sous-sol de Dostoïevski, La Chute de Camus, Le Bavard de Des Forêts, La Méprise de Nabokov) ou d’erreurs de jugement (comme dans Le Block note de Tanguy Viel où le narrateur est sujet à la schizophrénie) (Booth, 1961 ; Wagner, 2016). Car, comme Ansgar Nünning l’a indiqué, le narrateur peut être non fiable au regard des faits rapportés ou au regard de ses valeurs et de l’idéologie, ces deux aspects pouvant se superposer (Nünning, 2018).

6Dès l’ouverture de Veuves au maquillage, le narrateur pourrait être classé dans la première catégorie de narrateurs non fiable, celle des menteurs, même s’il apparaît aussi suspect en raison des valeurs qu’il défend tout comme des positions qu’il adopte et qui ne semblent pas pouvoir s’expliquer de façon entièrement cohérente. En effet, ce commis aux écritures cultive un goût prononcé pour l’imposture qui ne peut pas ne pas saper notre confiance dans son récit. Il s’adonne à de copieuses réflexions sur le faux, se complaisant dans un monologue bavard, et souvent menteur, tel qu’on le trouve chez Dostoïevski, Des Forêt et Nabokov (voir Decout, 2015, p. 134-146). Bien qu’il considère que « plagiat ou négritude » ne le définissent pas, il affirme qu’il aime insérer « ses feuilles dans la chemise des autres » et « imiter des signatures » (Senges, 2002, p. 9). Par passion pour la tromperie, il fabrique non seulement des faux billets mais rectifie aussi insidieusement des textes de loi. Il se dit « mu par un amour du faux » (p. 10) et déclare qu’on devrait le ranger « plutôt du côté des faussaires » (p. 10). Toutes les manœuvres qu’il décrit semblent toutefois coupées d’un objectif précis, en particulier de desseins financiers qui les expliqueraient. Aucun bénéfice concret ne les justifie, de sorte qu’elles passent pour des penchants naturels. Des formules comme « pour le plaisir, pour la fraude » (p. 102) le confirment, soulignant comment l’imposture dont le narrateur se réclame inlassablement répond avant tout à un principe de plaisir et à une certaine gratuité.

7La posture du narrateur demeure cependant au départ relativement modeste en comparaison de celle d’autres faussaires, comme le narrateur du Condottière de Perec, Hermann Raffke dans Un cabinet d’amateur ou Hermès Marana dans Si par une nuit d’hiver un voyage de Calvino dont les faux forment le centre de gravité des œuvres. Reste néanmoins que le personnage de Senges est animé par une soif de « vengeance » (p. 17), plusieurs fois rappelée, bien qu’elle demeure relativement floue. Indéfinie, cette vindicte n’a pas de cible clairement nommée, et pourrait résulter de son état de commis aux écritures ou se tourner contre l’humanité tout entière. Pareille attitude, pétrie de mauvaise foi et de rancœur, compromet très sérieusement le crédit qu’on peut accorder à la narration.

8Au demeurant, on peut considérer que l’ouverture du texte place le récit sous le signe du célèbre paradoxe du menteur, ou paradoxe du Crétois, encore appelé paradoxe d’Épiménide. Dans celui-ci, l’expression « Je mens » relève d’une impossibilité. En effet, l’énoncé et l’énonciation y sont en contradiction (voir Barwise et Etchemendy, 1987 ; Bayard, 1993 ; Decout, 2015, p. 126-134). Car si le menteur dit vrai en disant « Je mens », cela devient instantanément faux puisqu’il ment encore, et s’il ment en disant mentir, alors il dit vrai puisqu’il ment toujours. La situation est inextricable et c’est bien elle qu’on retrouve dans Veuves au maquillage où chaque confession d’un mensonge peut être vue comme un boniment potentiel. Jamais les prétendues fabulations du narrateur ne peuvent être véritablement certifiées, puisqu’aucun fait avéré ne peut servir de point de référence à l’établissement d’une vérité, contrairement à ce qu’on observe par exemple dans Le Bavard ou La Méprise. Plusieurs fois, des mensonges sont signalés sans qu’on puisse savoir s’ils sont effectivement des mensonges. Le narrateur stipule par exemple : « mon manège dure jusqu’à ce que je le brise en cessant de mentir » (p. 80). Mais cette affirmation est présentée comme une version possible des événements, et non comme un fait réel, si bien que l’aveu du mensonge et de son interruption rejoue, en le déplaçant, le paradoxe du menteur. C’est de la sorte que ce paradoxe nimbe le récit d’une forme d’impossibilité diffuse et difficile à circonscrire.

9C’est donc bien l’ethos d’un menteur en puissance, plus que d’un menteur pris la main dans le sac, qui se met en place et qui prépare, en l’avivant, l’impossibilité de la narration qui va être faite. Le lecteur est plongé dans un univers fortement équivoque où le mensonge est toujours soupçonné sans être certain, et où la mauvaise foi prospère.

Contradictions

10À ce comportement interlope, s’ajoutent aussi les incohérences dont le récit est parsemé. Comme dans La Méprise de Nabokov et L’Innommable de Beckett, le narrateur peut affirmer une chose puis se dédire, faisant intervenir, à divers degrés, les différentes formes de contradictions narratives repérées par Gerald Prince, à savoir : l’alternarré (coexistence d’éléments incompatibles), le dénarré (affirmation d’une chose puis négation de celle-ci) et le disnarré (narration de possibles qui n’ont pas eu lieu) (Prince, 2018 ; voir Wagner, 2020). C’est de cette façon que le défaut de fiabilité lié à la tendance du narrateur à mentir est considérablement accru par sa propension à raconter des choses en elles-mêmes contradictoires.

11Il convient d’abord de noter que cette inconséquence ne s’explique toutefois pas seulement par l’appétence du narrateur pour le bavardage et l’imposture. Elle provient aussi de sa situation qui est tout à fait exceptionnelle : ce dernier dicte en partie son texte à des veuves, qu’il a chargées de le transcrire et qui deviennent les scribes de celui qui est déjà un scribe. Mais ces dernières, consignant le récit, sont toujours suspectées par le narrateur d’y introduire des déformations – involontaires ou délibérées – et cela, sans que ces entorses soient nettement identifiées. Le narrateur reconnaît par exemple que « le compte rendu des faits admet des variantes, des erreurs » (Senges, p. 130). Mais il peut aussi affirmer : « Voici ce que je dicte aux veuves, elles se montrent à ce sujet aussi hypocrite que moi » (p. 83). C’est bien pourquoi lui-même se met à douter : « ce qu’elles me rapportent est-il un compte rendu exact des faits ou plus sournoisement l’état le plus avancé d’un projet ? – voire du théâtre pur et simple ? » (p. 183) Entre erreur et contrefaçon, plus rien de ce qui est noté par les veuves n’est indéniable. Si bien que les veuves au maquillage deviennent aussi des « veuves maquilleuses » (p. 135), c’est-à-dire des faussaires en bonne et due forme.

12Une telle hésitation est aggravée par un texte qui multiplie à l’envi ce que le narrateur appelle des « versions » des événements ou des « hypothèses ». Celles-ci sont parfois présentées successivement et attribuées à lui-même ou à telle ou telle veuve, comme par exemple un supposé déménagement qui aurait eu lieu à la tombée de la nuit ou en plein jour (p. 132). Ces variantes peuvent même se muer en liste, comme dans le catalogue proposé par le narrateur où chaque paragraphe, introduit par « Ou bien... » (p. 80-81), détaille une autre possibilité du récit. Le lecteur prend donc connaissance de plusieurs versions d’un même événement, en observant les nuances entre elles, mais il est incapable de savoir quelle version correspondrait à la réalité-dans-la-fiction. Contrairement au récit à énigme par exemple, cette incertitude n’est jamais résolue. Les contradictions sont certes provisoires mais elles ne disparaissent qu’au profit de versions tout aussi douteuses. Dans ces conditions, il est parfois très difficile de savoir ce qui relève de l’alternarré, du dénarré ou du disnarré. En effet, on ne sait si les éléments incompatibles coexistent (alternarré) puisqu’ils pourraient appartenir à des versions différentes. Il est de même relativement malaisé de parler de dénarré puisque la négation d’une chose précédemment stipulée pourrait elle aussi faire partie d’une autre version de l’histoire. Enfin, le disnarré suppose des narrations possibles qui n’ont pas eu lieu, mais le lecteur n’a jamais de certitude pour savoir si un fait s’est réellement produit ou s’il n’est qu’une variante inventée1. Il y a là une indistinction fondamentale et généralisée des frontières entre le réel-dans-la-fiction et ses virtualités, entre vérité et mensonge, puisque aucun événement ni aucun fait ne peut plus être considéré comme entièrement fiable.

Polynarration

13Si les veuves chargées de la retranscription sont affectées des mêmes travers que le narrateur, à savoir un manque de fiabilité et une propension aux contradictions, la situation se complique aussi en ce qu’on peut y repérer une forme atypique et paradoxale de polynarration qui passe par la délégation du récit à des narratrices muettes. C’est en effet avec les veuves qui interviennent sans le dire dans l’écriture du texte, qu’on soupçonne l’existence de plusieurs énonciateurs.

14Une véritable concurrence pour écrire le texte et le dicter à l’autre s’organise ainsi. Le narrateur lui-même n’y échappe pas puisqu’il a pu rédiger des textes sous la dictée d’une veuve, en faisant mine de noter ce qu’elle lui disait mais en retouchant le tout en sous-main (p. 76). « Dictera bien qui dictera le dernier » (p. 76), lance-t-il au passage, dans une formule qui pourrait résumer la guerre des narrateurs et des récits qui sert de dynamique à l’ensemble de cette écriture à plusieurs mains trompeuses. Car, au bout du compte, la question est bien de savoir qui, du narrateur ou des veuves, pourra écrire la mort du personnage principal.

15En dépit de cette rivalité pour la maîtrise du récit, la voix des veuves ne s’individualise presque jamais. Elle n’existe qu’en contrebande, en s’infiltrant dans le texte de l’instance narrative principale. Elle n’est ni distincte typographiquement du reste du texte, ni inférable à une instance clairement repérable. « J’écris avec les mains des autres » (p. 143), avance à juste titre le narrateur. La voix, devenue unique, n’est plus un instrument de mesure fiable pour identifier un énonciateur : elle peut varier sans que cela soit signalé. Il n’est donc pas possible de savoir si les contradictions entre les versions que nous lisons proviennent d’interventions de différentes veuves ou si elles sont le fruit du narrateur. Les veuves se fondent dans une seule voix, qui est celle du narrateur, alors même que cette dernière est fortement affectée par les ingérences de ses compagnes. C’est ainsi que la narration intensifie sa propre impossibilité puisqu’on doit bien la définir d’une formule elle-même paradoxale : une polynarration à narrateur unique. Pour le dire autrement, nous serions face au cas d’un seul narrateur homogiégétique, mais dont la parole ne lui appartient pas exclusivement.

16L’effet produit par le défaut de fiabilité et les contradictions du narrateur en est considérablement exacerbé : alors que dans les cas de récits à narrateurs multiples, le lecteur est le plus souvent à même de départager entre elles les différentes versions contradictoires selon leur degré de fiabilité, il est en incapable ici. Toute hiérarchisation est rendue caduque et le lecteur doit accepter une lecture inconfortable, fondée sur le doute et le soupçon (voir Wagner, 2023).

Le narrateur en petits morceaux

17Mais comme si ce mode de narration restait encore trop commun ou cohérent, Veuves au maquillage lui ajoute une autre impossibilité, qui se loge cette fois dans la situation diégétique du narrateur. Ce dernier a en effet entrepris de recruter des veuves non seulement pour leur dicter son récit mais aussi pour qu’elles débitent son corps en petits morceaux. Son projet est celui-ci : « faire de mon anatomie un jeu de pièces détachées » (p. 87). Le narrateur est donc censé raconter la manière dont son corps est peu à peu amputé de ses différentes parties, comment ses organes sont prélevés uns à uns, jusqu’à être réduit à presque rien – et à continuer malgré tout à palabrer avec autant de verve qu’au départ. On reconnaît bien sûr ici l’une des principales impossibilités de la narration dans L’Innommable de Beckett : le narrateur n’y est plus qu’une voix, presque à l’état pur, faisant état d’un corps minimal et rudimentaire, tout à fait inconcevable. Dans la même optique, le personnage de Senges désire être réduit à un « noyau » (144) ou une « graine » (p. 145).

18Si ce n’est que Veuves au maquillage se penche sur ce qui pourrait être un amont de la situation narrative choisie par Beckett : le démembrement progressif du corps du narrateur, l’amenant à un état d’infirmité presque total. Au lieu de présenter cette situation comme une donnée, certes impossible mais objective et assurée, Veuves au maquillage raconte ce démembrement douteux. Malgré la présence d’un relai de sa parole par les veuves, le récit que le narrateur produit n’en est pas moins rendu totalement impossible par sa dissection progressive. On se situe donc dans un cadre peut-être plus illogique encore que chez Beckett puisque l’état auquel le narrateur aspire n’est nullement quelque chose de subi : il est volontairement recherché et s’inscrit dans un projet.

19Au-delà d’un acte purement gratuit, quel serait donc l’objectif du narrateur en s’embarquant dans une telle entreprise ? Il y a ici une question essentielle que le lecteur ne cesse de se poser parce que c’est de sa réponse que dépend la possibilité de cette narration impossible. Plusieurs explications sont suggérées par le texte et permettent, en lui donnant du sens, de faire accepter l’impossibilité du projet du narrateur.

20Vient d’abord l’idée, plusieurs fois esquissée par le narrateur, que le morcellement de son corps lui permettrait de se retrancher du monde. « Faire de son anatomie une mosaïque permet de disparaître, de s’affranchir » (p. 158), explique-t-il. En cela, Veuves au maquillage reprend un motif central dans la littérature contemporaine, celui du désir de disparaître (voir Rabaté, 2016). Seulement, par son traitement volontairement anti-mimétique et ludique, il le met aussi à distance.

21Intimement liés à cette volonté de déserter le monde, l’ennui et le vide existentiel pourraient être à l’origine des agissements de ce personnage anonyme et sans passé, privé de consistance et d’identité. Dans les premières pages du texte, le narrateur met d’ailleurs l’accent sur son attirance pour le roman policier et l’enquête qu’il voudrait transférer dans sa propre existence comme pour lui donner un contenu dont elle est dépourvue. Ce serait en enquêtant sur sa propre mort et sur la vie d’autres qu’il comblerait le défaut qui mine sa propre personne. Quoi de plus efficace en effet pour ménager surprise et suspense (voir Baroni, 2007) qu’un cadavre et un meurtre ? Le narrateur nous apparaît ainsi comme une sorte de roi sans divertissement au milieu de ses veuves, plus encore que ne l’est Langlois dans le roman de Giono. Il a besoin de se croire mort, d’avoir des raisons pour enquêter sur son propre décès, sur soi et les autres, comme si seul son trépas pouvait conférer un intérêt de surface à un être frappé de néant. Lui-même considère que « mettre en scène [s]a propre mort (la plus crédible possible) » (Senges, p. 20) – ce qui est loin d’être le cas – lui permettrait « d’enquêter innocemment sur [s]on propre compte et [s]on entourage » (p. 20). Mais là encore, l’impossibilité surgit puisque le narrateur voudrait tenir « le rôle du cadavre et celui de l’enquêteur » (p. 20). Aussi n’est-il plus si étonnant qu’il ait choisi non une mort effective mais une mort en cours de réalisation, lui permettant de continuer à enquêter et à manipuler les autres.

22Un autre motif à ce démantèlement est, aussi surprenant que cela puisse paraître, la vengeance. C’est ce qui apparaît à partir du moment où les veuves se mettent à faire des petits colis avec ce « corps bradé sous forme de fausses reliques » (p. 174) et à les expédier à diverses personnes. C’est paradoxalement en se détruisant que le narrateur retrouve une possibilité d’agir sur les autres pour les malmener en leur adressant certains de ses morceaux. Entre attentats et blagues, offrandes et représailles, le corps, handicapé et paralysé, redevient un instrument d’action sur le monde.

23Mais la motivation la plus puissante aux desseins du narrateur pourrait résider ailleurs puisque ce serait finalement dans son démembrement qu’il retrouverait une forme d’authenticité en faisant de son projet une réalisation artistique. Comme Hermann dans La Méprise, il souhaite en effet transformer sa mort en chef-d’œuvre. Aussi ne cesse-t-il de louer ses « Œuvres Complètes », qui seraient tant son corps dilapidé que le récit de sa fragmentation. Un imaginaire de la découpe et de la collection se met dès lors en place, et il concerne aussi bien le corps que les textes chez un narrateur fasciné par le rapiéçage et la segmentation, le déchet et son recyclage (voir Camus 2008, p. 21-33 ; Camus et Demanze, 2018). Mettant en tension un rêve de totalisation et de segmentation, il se détecte derrière l’attitude de collectionneur obsédé chez un narrateur qui rassemble des bouts de textes et écrit lui-même des textes par nature fragmentaires, comme des articles de loi apocryphes, des textes de médecine ou un faux journal intime. « Ciseaux, classeurs : les armes du maniaque tendre qui se refuse le meurtre en série et remplace l’éventration par le découpage et la collection » (24), indique le narrateur. Mais cette activité ne sera pas un simple substitut du dépeçage d’une victime : elle en sera le prolongement.

24Tout se passe en effet comme si le corps démantelé de l’instance narrative se reflétait dans le livre que nous lisons. Celui-ci est ostensiblement fragmenté : il est construit à l’aide d’épisodes plus ou moins indépendants et qui sont signalés par des chiffres placés dans la marge, à la manière de morceaux de cadavres étiquetés et numérotés pour une autopsie. C’est de la sorte que le récit en lambeaux que nous lisons concrétise la métamorphose du corps découpé en œuvre d’art. Qui plus est, cette forme résonne aussi bien avec l’esthétique de la contradiction mise en place, la polynarration à narrateur unique qu’avec la multiplication du disnarré, du dénarré et de l’alternarré. Le roman repousse tout ce qui pourrait faire lien, qu’il s’agisse de la cohérence logique, du corps du narrateur ou du texte lui-même.

25Tous ces éléments donnent donc à la démarche impossible du narrateur une raison d’être qui vient non pas liquider son invraisemblance mais qui la rend acceptable pour le lecteur.

Mentira bien qui mentira le dernier

26 La seule chose que le narrateur ne serait donc pas en mesure de frelater serait son suicide devenu texte. Pierre Senges louerait-il ainsi, dans Veuves au maquillage, l’unique authenticité possible en ce monde, celle d’une fiction qui multiplie les faux-semblants et les impostures pour mieux dire la vérité ? Il serait naïf de le croire. Car son lecteur, incapable de démêler le vrai du faux, s’immerge avec plaisir dans une lecture inconfortable qui ne fournit aucune garantie sur le statut des énoncés qui sont produits. Et il est amené à se demander si, en dernier ressort, le narrateur découvre bien une forme d’authenticité dans l’œuvre qu’il fait écrire à ses veuves et si les raisons avancées à son entreprise, que nous venons de passer en revue, suffisent à la légitimer malgré son impossibilité.

27Il demeure en effet un ultime paradoxe qui fait peut-être la singularité de ce récit : alors que la non fiabilité du narrateur participe à la construction de l’impossibilité du récit, elle pourrait aussi, par un surprenant renversement des choses, la tempérer, voire la désamorcer. Elle pourrait se retourner contre ce qu’elle-même contribue à fabriquer. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’authenticité de la démarche du narrateur, et donc des motifs qui la valident en dépit de son impossibilité, est largement sujette à caution en raison de l’incertitude permanente qui plane sur toutes les assertions du récit.

28On peut en avoir un premier indice en se référant à l’un des modèles que le texte invite à considérer même s’il ne le convoque pas explicitement : La Méprise de Nabokov. Dans ce roman, le chef-d’œuvre d’Hermann, à savoir son propre meurtre, est un faux puisqu’il s’agit en fait d’assassiner un autre individu, Félix, qui est son sosie, et de faire passer son cadavre pour le sien. Qui plus est, ce faux vire au fiasco puisqu’il provient d’une regrettable erreur d’Hermann qui l’empêche d’aboutir : Félix ne lui ressemble pas le moins du monde.

29N’en irait-il pas de même dans Veuves au maquillage ? Le narrateur est-il véritablement disséqué par ses compagnes ? Si le bon sens ne suffisait pas à nous en faire douter, l’ethos du narrateur non fiable et la prolifération des versions des événements devraient nous inciter à la plus grande méfiance. Même si les opérations de vivisection ne font l’objet d’aucune remise en cause explicite, celles-ci pourraient n’être qu’une énième supercherie, bâtie de toute pièce par le personnage et ses veuves mythomanes.

30Ce sentiment est consolidé au moment où les morceaux de corps sont postés à leurs destinataires. Car ces envois sont aussi l’occasion, pour les veuves, de concocter des simulacres. Celles-ci rivalisent d’ingéniosité pour expédier, ou prétendre avoir expédié, « le colis le plus fantasque » (Senges, p. 164). Hacher le corps du narrateur en menus morceaux serait ainsi le moyen inattendu pour donner un nouveau souffle à leur passion commune pour les mensonges. Et ce à tel point que le narrateur se demande si quelque chose s’est bien produit ou si tous les événements ne sont pas qu’une série de mensonges échafaudés par lui-même ou par les veuves (p. 187), et dont ils seraient tous plus ou moins dupes et plus ou moins conscients.

31Dans le même ordre d’idée, on ne peut pas avoir de certitude sur qui relate la fin du texte, du narrateur ou des veuves, fin du texte qui, en outre, ne porte pas sur la mort effective et complète du personnage. Dans les dernières pages, celui-ci constate : « Il est temps, je crois, de confier aux veuves le soin de raconter ma fin » (p. 262). Il précise : « je les sais capables d’écrire en mon nom », « elles me feront parler, feront durer jusqu’au bout l’imposture, devanceront mes propres paroles ». Face à pareille déclaration, il est possible de faire l’hypothèse que le récit, sa fin mais aussi son ensemble, serait en réalité narré par les veuves usurpant l’identité du narrateur et faisant parler un mort. L’imposture dont il est question dans les paroles du narrateur pourrait dès lors être un aveu implicite qu’effectueraient les veuves elles-mêmes, en se faisant passer pour lui. De ce fait, la polynarration à narrateur unique serait elle aussi un leurre dans lequel le narrateur ne serait qu’un écran de fumée reconstruit a posteriori par les veuves, voire inventé par elles de toutes pièces. L’autothanatographie, d’impossible, deviendrait alors plausible uniquement parce qu’elle n’est qu’une mystification des veuves. L’impossibilité est ainsi rendue en partie vraisemblable sans se faire entièrement possible.

*

32Veuves au maquillage est donc un texte qui à la fois minore et confirme le constat d’un emprunt par les fictions contemporaines de dispositifs à leurs prédécesseurs du XXe siècle pour les mobiliser d’une manière moins excessive et moins exclusive. Il le minore en ce que le cumul de divers procédés concourant à l’impossibilité de sa narration confine à une situation extrême dont la logique échappe. Il le confirme cependant en ce que les motifs à l’entreprise du narrateur permettent, à défaut de la rendre possible, d’en admettre l’intérêt et, partant, de donner une cohérence psychologique à cette impossibilité narrative. Mais c’est surtout l’incapacité à savoir si l’entreprise narrée est effective ou feinte qui, dans cette perspective, doit retenir l’attention. Car cette hésitation empêche de poser un diagnostic clair sur la relation qu’entretient Veuves aux maquillages avec les narrations impossibles qui l’ont précédé. S’agit-il d’un réemploi tout aussi radical ou d’une atténuation de leurs effets ? La question reste ouverte. La spécificité de Veuves au maquillage est bien d’être un récit qui multiplie ce qui le rend impossible mais dont la plupart des éléments peuvent se retourner contre cette impossibilité à cause de la non-fiabilité généralisée des paroles et des faits.

33On voit en tout cas la fécondité d’une telle question puisque le texte place le lecteur dans une situation indécidable qui le force à interroger ses propres interprétations. L’imposture généralisée sans être avouée le plonge dans un univers sur lequel il doit enquêter (voir Decout, 2018). Alors même que le narrateur prise le roman policier et ses mystères, l’histoire qu’il nous conte ne contient ni suspects ni énigme à élucider, à moins que qu’il ne s’agisse de la fiabilité du narrateur et de ses veuves, de l’histoire elle-même et de son impossibilité. Ce serait ainsi sur l’écriture, et donc sur la lecture qui en résulte, que Veuves au maquillage nous invite à mener l’enquête sans pour autant l’indiquer par une métatextualité explicite et abondante comme elle l’était dans certaines œuvres du Nouveau Roman, suscitant un questionnement continu sur la vérité et le mensonge, et sur ce qui peut valider un récit ou un discours, fussent-ils impossibles. Ce serait surtout là que résiderait le plus grand tour de force de l’imposture, qui est en réalité ce qui définit toute fiction, et auquel Veuves au maquillage rend hommage : donner la priorité au possible sur le réel.