Colloques en ligne

Camille Brun

Au seuil de la fiction : Saint-Aubin ou le préfacier impossible

On the Threshold of Fiction: Saint-Aubin or the Impossible Preface Writer

1Si le topos du manuscrit trouvé fait florès dans les préfaces des romans du XVIIIe siècle, cette parade consistant à nier le caractère romanesque de l’ouvrage devient au siècle suivant une affirmation1 : nier avoir fait un roman, c’est reconnaître que l’ouvrage ressemble fort à ce qu’il nie être. En 1822, quand paraît Le Vicaire des Ardennes, Balzac, sous le pseudonyme de Saint-Aubin, adopte cette posture, jouant avec le topos, puisque le manuscrit du roman aurait été volé par le préfacier, lequel ne serait que l’orfèvre ayant « poli » le « diamant brut » que constituait ce manuscrit (Balzac, 1999a, p. 151)2. De l’auteur prétendument réel, le lecteur n’apprendra rien, la préface insistant davantage sur la manière dont le préfacier-personnage de ce récit premier a mis la main sur le roman qui constituera le récit second.

2Cette configuration de récit enchâssé que présentent la préface et le roman du Vicaire s’annule dans la préface d’Annette et le criminel en 1824, alors que le roman affirme être la Suite du Vicaire des Ardennes. Le préfacier, désormais, prétend ne faire qu’un avec l’auteur. De cette réunification des deux postures résulte une impossibilité fictionnelle : si le masque du préfacier du Vicaire est réendossé par celui d’Annette, le lecteur se retrouve face à un paradoxe, lequel met en lumière que les préfaces infirment et affirment à la fois la paternité des ouvrages. La seconde préface vient désormais contredire la première, dénonçant un mensonge a priori indiscernable, parce que les figures des préfaciers et des auteurs paraissent se superposer sans jamais parvenir totalement à se confondre. Néanmoins, celui auquel se rapportent ces figures, Saint-Aubin, n’est lui-même qu’une création balzacienne. Partant, ce qui s’avérait mensonge devient fiction globale : la mise en abyme mise en place dans le Vicaire se retrouve elle-même enchâssée dans la stratégie pseudonymique balzacienne.

L’écriture énigmatique

Dénégations en série et mise en abyme de la fiction

3Le préfacier du Vicaire se dit « jeune, sans expérience et sans aucune connaissance de la langue française, quoiqu[’il] soi[t] bachelier ès lettres » (p. 145). Cette affirmation est présentée comme une précaution3, héritage du XVIIIe siècle, puisqu’il s’agit, pour le romancier, de ne pas prêter le flanc à la critique4. Mais outre le fait que cette première précaution sera contredite par le rôle de correcteur que le préfacier affirme avoir joué (p. 150-151), et qu’elle dévoile la duplicité du discours préfaciel qui tout à la fois affirme et infirme les mêmes propos, elle est immédiatement dénoncée comme inutile, le préfacier niant le caractère romanesque de l’ouvrage : « Mais je leur réserve un coup auquel ils ne s’attendent pas, c’est que cette production n’est pas de moi. En effet, si j’étais l’auteur de cet ouvrage, je me serais bien gardé d’y clouer une préface, j’ai trop d’amour-propre pour écrire un seul mot avec la certitude qu’il ne serait pas lu » (p. 145). Le Vicaire, si l’on suit cette affirmation, ne serait pas un roman. La préface s’ouvre ainsi sur une triple dénégation : celle de la compétence du préfacier, celle de la paternité de l’ouvrage, et enfin, et non des moindres, celle de l’utilité de la préface, que son titre mettait déjà en exergue, « Préface qu’on lira si l’on peut ». Ce titre met en valeur la possibilité, mais cette dernière semble moins se rattacher à la notion de choix qui s’offre au lecteur – qui peut choisir de lire ou de ne pas lire le discours préfaciel – qu’aux possibilités liées aux circonstances, voire aux capacités dudit lecteur.

4Cette série de dénégations, qui va de pair avec la réception romanesque est également à interroger, parce qu’elle est aussi le signe que l’ouvrage est placé d’emblée sous le sceau de la fiction. Le reniement triplé devient affirmation ostensible du caractère romanesque de l’œuvre. Dès lors, quand les signifiants mettent en lumière l’impossibilité de la fiction, les signifiés révèlent sa possibilité : c’est dans la contradiction et dans cette tension productive que vient s’inscrire la fiction, qui affirme pouvoir être tout à la fois une chose et son contraire, selon le paradoxe du menteur. De fait, comme on le verra par la suite, l’« énigme » posée par Balzac est plus complexe qu’il n’y paraît : sous couvert de diviser la réception de son roman, il prétend ne pas mentir en disant qu’il n’est pas l’auteur de l’ouvrage, alors même qu’il reprend un topos romanesque, le « ceci n’est pas un roman » qui s’affiche comme un mensonge et qu’il reconnaîtra, dans la préface d’Annette, que le Vicaire est bel et bien un roman. La prétendue sincérité devient dès lors mensonge, forçant le lecteur à réétudier l’énigme que constituent les premières lignes de la préface du Vicaire.

5C’est bien ce que souligne le préfacier en expliquant que « les premières lignes de cette préface » sont à comprendre comme une « espèce d’énigme » visant à « écart[er] » « les Zoïles » et à ne conserver que « la partie saine du public » (p. 145). Précaution, là encore, visant à s’affranchir de la critique littéraire perçue comme un juge éternellement insatisfait, mais aussi choix d’un public à même de lire entre les lignes et de passer outre le sens littéral de l’ouverture de la préface. Mais si les dénégations avaient encore un sens au XVIIIe siècle – déjà amoindri dès lors qu’elles deviennent une mode préfacielle – elles sont ostentatoires5 au XIXe, et d’autant plus lorsqu’elles sont plurielles : la condamnation du Vicaire ne fait que souligner le fait que tous les lecteurs, et non seulement les lecteurs choisis par le préfacier, ont passé outre ces dénégations, qui s’avèrent dès lors inutiles, puisqu’elles sont le signe d’un jeu romanesque gratuit.

6Néanmoins, si les premières lignes sont désignées comme une « énigme », le préfacier dit ensuite qu’il sera « sincère » (p. 145), qu’il aura « le courage de confesser tous [s]es torts et de paraître au tribunal de police correctionnelle de l’opinion des lecteurs de romans, en leur demandant pardon de parler de [lui] » (id.). La transition n’est pas anodine : si le préfacier se présentait au début comme extérieur au livre, il devient ensuite un personnage de la fiction dans laquelle est ancré le manuscrit. S’ensuivent les explications entourant sa rencontre au Père-Lachaise avec un jeune homme et le récit du « crime » (p. 147) de celui qui porte désormais tout à la fois le masque du préfacier, du narrateur et d’un personnage. Une mise en abyme de la fiction se met en place, modifiant le statut du roman : le récit du vol du manuscrit, puisqu’il précède le roman proprement dit, devient fiction première, ou récit cadre, dans lequel viendra s’enchâsser le roman, qui présentera la fiction seconde. Les rôles des personnages du récit préfaciel s’inversent dès lors : le jeune homme qui est prétendument l’auteur du manuscrit devient personnage du récit fictif de celui qui affirme ne pas être l’auteur du roman mais qui, en racontant sa rencontre, devient bel et bien auteur du récit préfaciel. L’auteur du récit enchâssé devient ainsi le protagoniste du récit enchâssant. La série de dénégations devient donc le seuil du monde fictionnel dans lequel le protagoniste préfaciel n’est autre que le roman, et ces dénégations sont les premières marques d’une fiction qui se perd dans ses méandres.

Retour et mensonges du préfacier

7Cette mise en abyme qui ne dit pas son nom – tout en le disant, puisqu’elle est ostensible dès le début de la préface – et qui fait du texte préfaciel davantage un prologue ou un chapitre premier du roman du Vicaire, se trouve explicitement désignée en tant que telle dans la préface d’Annette. De fait, tandis que le terme « préface » se veut neutre – bien qu’il puisse recouvrir des formes diverses et variées au XIXe siècle – puisqu’il désigne étymologiquement un discours qui en précède un autre, le terme de « prologue », influencé en cela par son acception théâtrale, marque ordinairement le début d’un récit étroitement lié au roman qui suivra, de même que le font certains chapitres premiers de l’ouvrage en présentant des événements préliminaires qui conduisent au récit proprement dit. Et alors que ce roman se présente comme la Suite du Vicaire des Ardennes, si le préfacier reprend le même masque, il renie désormais celui du personnage pour revêtir celui d’auteur en affirmant que « puisque [s]on ouvrage était criminel, il n’y a rien à regretter » (Balzac, 1999b, p. 443) – le Vicaire ayant été saisi. Le récit qui ouvrait le Vicaire et dans lequel le préfacier prétendait être « sincère » est remis en question : il devient fiction dès lors que le préfacier affirme la paternité de l’ouvrage, seule dénégation à n’avoir jamais été remise en cause dans le texte liminaire du Vicaire. Or, si le préfacier nie ses compétences, il les reconnaît ouvertement à la fin de la préface en se présentant comme le correcteur du roman lors de sa rencontre avec le libraire et que l’inutilité de la préface est elle-même remise en question dès lors que l’on considère la fiction préfacielle comme un récit enchâssant, récit essentiel dans la conception romanesque. La préface d’Annette modifie ainsi le statut de la préface du Vicaire et, partant, celui du statut du préfacier. Le préfacier du Vicaire devient donc auteur d’une « biofiction6 » (Buisine, 1991, p. 7-13) qui ne sera assumée que dans la préface d’Annette.

8Cette modification se lit notamment dans la posture auctoriale qui est désormais ouvertement revendiquée. De fait, si le préfacier du Vicaire se présentait comme novice dans le monde des lettres, celui d’Annette s’adresse à « [s]es chers Lecteurs » (p. 443) dès le début de la préface, souligne l’ampleur de son travail de « forçat » et va jusqu’à mentionner ses deux ouvrages que sont le « Centenaire » et la « Dernière Fée » (p. 446-447), parus en 1822 et 1823. Ces propos sont d’ailleurs paradoxalement démentis par la page liminaire du roman, qui présente Saint-Aubin comme « auteur du Centenaire », de même que la page liminaire du Centenaire le présente comme « auteur du Vicaire des Ardennes, les deux romans ayant été publiés à quinze jours d’intervalle. La notion d’auteur est donc ici remise en perspective, parce qu’il y a, dans les deux cas, collision entre paratexte auctorial – la préface – et paratexte éditorial – la page de titre. Or les deux années qui séparent la première préface de la seconde dévoilent ainsi une modification de la posture du préfacier : il revendique désormais son autorité et ses droits sur son œuvre, auctoritas tout à fait problématique puisque l’attestation se fait par un pseudonyme, un masque fictionnel. La posture n’étant plus dénégative, l’ironie des précautions que prenait le préfacier du Vicaire n’est plus présente dans la préface d’Annette puisque sont assumés désormais les défauts du premier ouvrage : « Ma faute a été, dans la chaleur de la composition, de ne pas m’être aperçu du danger ; mais, cette fois, comme les fils de mon intrigue ne sortent que d’une bonne toile, il n’y aura pas de crainte à avoir, et j’espère que le lecteur me rendra la justice de croire que je n’ai été guidé que par le désir de lui offrir un ouvrage aussi intéressant qu’il est permis à un jeune bachelier de le faire » (p. 445-446). Revenant ainsi sur le « danger » de la publication du Vicaire, le préfacier assume ses torts précédents, pour prier le lecteur de lui « rendr[e] justice » : la posture sérieuse tranche avec la posture ironique qui était adoptée dans le Vicaire.

9Ce retour du préfacier, qui n’est pas anodin dans un ouvrage qui met lui-même en œuvre un retour des personnages, dévoile une première incohérence : le préfacier dit être personnage du premier récit, pour renier son statut dans la deuxième préface. Le « je » perd ainsi son unité : le « je » du correcteur, personnage et préfacier devient celui d’un auteur et préfacier qui démultiplie le procédé de l’écriture « hétérographe » (Idt, 1977, p. 67). Le lecteur ne peut plus attribuer cette voix à une même entité, alors même que cette entité se dit identique. Démêler le vrai du faux7 devient donc problématique, parce que les degrés du faux et, partant, de la fiction, ne sont plus les mêmes d’une préface à l’autre. Considérer comme vrais les propos du préfacier du Vicaire, c’est considérer comme faux ceux du préfacier d’Annette, et inversement : une même entité ne peut être auteur et ne pas l’être, affirmer une vérité et son contraire. Pour accepter ce fait, il faudrait reconnaître la possibilité du faux, lequel se définit avant tout non comme « un défaut », mais comme un « écart » avec la réalité (Hamon, 2015, p. 24-25). Mais cet écart, parce qu’il n’est pas le même dans la première préface et dans la seconde, devient énigmatique dès lors que l’on ne peut situer la norme, le point de repère qui permettrait de le mesurer.

10Si la fiction se démultiplie et que le préfacier ne fait que mettre en exergue ce fait, sa propension à tout envahir empêche le lecteur de la situer et de l’identifier parce que, dès lors, tout devient fiction. Ces contradictions ne peuvent se résoudre que lorsque l’on admet une séparation des deux instances préfacielles, mais cette résolution elle-même est impossible dès lors que le préfacier d’Annette revient sur les propos qu’il tenait dans la préface du Vicaire. Lorsqu’il affirme qu’il « avai[t] sollicit[é] [les lecteurs] » « dans la préface du Vicaire des Ardennes » « de protéger [s]es petites opérations de littérature marchande » (Balzac, 1999b, p. 443), le préfacier force les lecteurs à identifier et confondre deux instances pourtant distinctes. Paradoxe qui atteint son paroxysme lorsque le « ceci n’est pas un roman » est balayé par la seconde préface qui précise qu’« il faut absolument connaître les antécédents de la vie du principal personnage de ce tableau, et [qu’]il faut pour cela avoir lu Le Vicaire des Ardennes ». Néanmoins, le préfacier signale que cette production n’en serait pas moins « un roman tout à part », reconnaissant qu’« il n’est pas facile de lire un roman saisi et anéanti » (p. 446). Par deux fois, il qualifie ainsi le Vicaire de « roman », contredisant les propos qu’il tenait dans le premier texte préfaciel. Si la sincérité adressée à « la partie saine du public » devient mensonge, alors cela signifie-t-il qu’il faille, comme le préfacier le fait dire aux « censeurs », affirmer que « cette production annonce du mérite, à travers les aberrations d’une imagination de vingt ans, et les fautes de style qui s’y trouveront » (Balzac, 1999a, p. 145) ? Les méandres préfaciels se complexifient dès lors que les deux cours des textes liminaires se rencontrent et prétendent se concevoir comme deux parties d’un tout, alors qu’ils affirment des propos qui dévoilent leur indépendance. Les contradictions affichées, néanmoins, révèlent une impossible résolution qui dévoile l’ampleur de la fiction.

Impossible n’est pas romanesque

La « biofiction » ou la mise en abyme des « je »

11Si elles se succèdent dans l’œuvre de Saint-Aubin, les préfaces du Vicaire, du Centenaire et d’Annette proposent trois postures préfacielles différentes : quand la première se veut ironique et offre une dénégation triple, la deuxième se fait sérieuse et ne présente plus qu’une simple dénégation de la paternité de l’ouvrage, alors que la troisième se veut d’autant plus sérieuse qu’elle affirme le statut d’auteur du préfacier. Cette évolution de la voix préfacielle soulève donc la question de la place du vrai et du faux au sein des discours.

12Ainsi, le postulat d’un « je » unique entre les deux instances préfacielles du Vicaire et d’Annette est impossible et c’est de cette première impossibilité que naît celle de la fiction liminaire du Vicaire. Il faut donc partir du postulat que si l’unification des « je » est impossible au premier niveau du discours – celui de la préface – elle est néanmoins possible au deuxième niveau, celui de la « biofiction ». En effet, la mise en abyme des instances, qui se retrouvent unifiées malgré leurs contradictions dans le pseudonyme de Saint-Aubin, révèle la démultiplication des possibilités et, partant, des paradoxes. Si Saint-Aubin, création de Balzac, est lui-même fiction – et l’ouvrage Vie et malheurs de Saint-Aubin écrit par Sandeau sous la dictée de Balzac en est le signe – alors l’ensemble des impossibilités soulignées devient possible dans le domaine de la fiction parce que l’écart avec la réalité n’a plus lieu d’être. La transformation du personnage-préfacier devient la marque d’une évolution au sein de laquelle ce qui n’était qu’une mesure de précaution feinte – nier la paternité de l’ouvrage pour se protéger et pour le protéger – devient ostensiblement inutile dès lors que l’ouvrage a subi les foudres de la critique.

13La préface d’Annette vient ainsi remettre en question, à rebours, le discours préfaciel du Vicaire : non seulement elle montre une évolution de la construction des figures, mais elle prend également en charge le récit fictif du Vicaire. Parce qu’elle porte désormais sur le roman en tant qu’objet-livre et non plus sur les origines du roman – l’histoire du manuscrit – la préface vient endosser le rôle que n’avait pas celle du Vicaire, devenant ainsi préface ultérieure du premier roman. Cette duplicité de l’instance préfacielle révèle le jeu ouvertement assumé de Saint-Aubin : si l’on peut voir dans la lecture chronologique des deux préfaces un reniement des propos de la première par la seconde, il n’en reste pas moins que les deux affirmations contraires cohabitent au sein de l’œuvre conçue comme un tout – après tout, Annette est présenté comme une « suite » du Vicaire. Ne pas revenir sur le mensonge affiché de la première préface, c’est sous-entendre qu’il s’agissait bien d’une fiction, et c’est aussi révéler que l’énigme dont il était question dans les premières lignes du Vicaire se poursuit en fait sur l’ensemble de la préface. Construit en trompe-l’œil, le texte liminaire ne trouve sa solution que dans le texte préfaciel suivant.

Jeux de mise en abyme

14Les jeux préfaciels entourant la figure du narrateur qui se présente comme personnage du récit fictionnel premier du Vicaire, puis comme correcteur du roman, avant de reconnaître finalement son statut d’auteur dans la préface d’Annette, se doublent d’un jeu sur la réception. L’« Auteur modèle » attend, depuis la préface de 1822, son « Lecteur modèle » (Eco, [1979] 2010, p. 77), seul à même de saisir ses propos mais aussi de se méfier de ces derniers8. Car c’est bien ce que nous apprend la préface d’Annette : il ne s’agit pas de croire aveuglément le préfacier lequel, par le truchement de la fiction, peut nier des faits avérés, aussi bien parce qu’il s’inscrit dans une pratique littéraire en vogue que parce qu’il souhaite placer d’emblée son ouvrage sous le signe de la fiction. Alors que le « je » du préfacier est d’ordinaire ouvertement distinct du « je » du narrateur, mais qu’il tend à se confondre avec le « je » de l’auteur, Saint-Aubin brouille les frontières qui distinguent les différentes instances. Il devient alors impossible de parler d’un préfacier commun aux deux œuvres alors même que ce dernier prétend n’être qu’un, et l’unification apparente des instances préfacielles dans le texte liminaire d’Annette apparaît comme une nouvelle énigme posée aux lecteurs. Le « je » est duplice et démultiplie les jeux, alors même qu’il tend à faire croire qu’il n’est qu’un.

15De fait, la stratégie visant à construire un « Lecteur Modèle », modifiée entre les deux préfaces, est illustratrice de cette volonté de dédoublement : les affectations d’ironie puis de sincérité qui précèdent la fiction préfacielle du Vicaire sont transmuées en une posture volontairement sincère dans la deuxième préface, laquelle n’en dévoile pas moins que la sincérité première du préfacier n’était qu’une affection. Par-là, on est en droit de se demander si le ton sérieux adopté dans la deuxième préface n’est pas lui-même feint, lorsque l’on sait que la voix de Saint-Aubin n’est elle-même qu’affectée par Balzac.

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16Ce perpétuel va-et-vient entre sincérité et mensonge, sérieux revendiqué et tromperie affirmée, signe de fiction dans un texte qui n’appartient pourtant pas au roman proprement dit, dévoile l’importance du lieu préfaciel dans un XIXe siècle qui n’en finit plus de préfacer tout en affirmant paradoxalement l’inutilité du geste. La figure de Saint-Aubin, elle-même fiction balzacienne, signale ainsi la complexité de ce domaine fictionnel, lequel étend son territoire dans des lieux qui ne lui sont pas originellement propres mais qui, pourtant, participent de la fiction romanesque. Lecteur de préface, lecteur de roman ou lecteur des deux se voient dès lors confrontés à un « je » qui ne dit pas son nom parce qu’il ne peut le dire : correcteur, préfacier, auteur, personnage ou encore création complète, le « je » perd son identité et c’est précisément dans cette perte que naissent l’ensemble des possibles auxquels la fiction ouvre.