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Littérature monstre. Une tératologie de l'art et du social (1848-1914)

Littérature monstre. Une tératologie de l'art et du social (1848-1914)

Littérature monstre.

Une tératologie de l’art et du social (1848-1914)

 

Colloque international, 15-16 novembre 2018

Université Paul-Valéry, Montpellier 3 / RIRRA 21

 

« Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace. »

Charles Baudelaire, « Le Miroir »

La Revue de Paris, 25 décembre 1864.

« J’ai voulu que, le rideau levé, la scène fût devant le public comme ce miroir des contes de Mme Leprince de Beaumont, où le vicieux se voit avec des cornes de taureau et un corps de dragon, selon l’exagération de ses vices. »

Alfred Jarry, Questions de théâtre, 1897.

 

Le romantisme a donné au monstre une place de premier plan sur la scène romanesque, poétique ou théâtrale. La crise que traverse l’esthétique romantique au mitan du siècle n’efface pas cette fascination, mais elle en redéfinit les modalités, inventant d’autres dispositifs, renouvelant les problématiques liées au tératologique et les fonctions qui lui sont attachées.

L’écriture réaliste, comme l’intérêt médiatique porté aux nouvelles formes de culture urbaine, renouvellent le regard porté sur le monde des saltimbanques et les monstres de foire. Par ailleurs, le corps monstre devient le lieu d’un questionnement social et politique, à la fois allégorique, métaphorique et métonymique.

Sur son versant esthétique, la fascination pour le monstrueux permet de tracer une frontière entre l’espace de la création littéraire, soumis à ses seules lois, et celui du goût dominant, marquant ainsi la distance dans laquelle l’art pour l’art entend se tenir par rapport aux normes sociales. Enfin, la caricature, l’iconographie ainsi que la dramaturgie fin-de-siècle[1] exposent spectaculairement la matérialité provocante d’individus monstrueux, ouvrant sur des modes inédits de représentation et de signification.

Sous le second Empire, les monstres font partie intégrante de la culture populaire et foraine ; les chroniqueurs de la petite presse tiennent volontiers un almanach des difformités, et composent une contre-Iliade peuplée de héros tronqués, mutilés, déformés, animalisés. Au Figaro et à L’Événement, Jules Vallès s’impose dans les années 1860 comme le spécialiste incontesté de l’entre-sort ; l’investigation de terrain l’amène à écrire les vies biscornues de la Vénus au râble ou de la Femme à barbe, complément dissonant à l’engouement biographique propre à la période. La trajectoire personnelle des monstres, et l’investissement fantasmatique dont ils sont l’objet, disent quelque chose du social, et interrogent le rapport à la norme ; leurs biographies difformes esquissent un contre-récit, une histoire contemporaine invisible autant que surexposée. L’écrivain lui-même a quelque chose d’un monstre[2] – voilà le « portrait de l’artiste en saltimbanque » singulièrement altéré… Dans sa matérialité prosaïque, le monstre possède un pouvoir révélateur qui lui confère un fort potentiel allégorique – dans Le Spleen de Paris, la femme sauvage, Melle Bistouri ou la Belle Polyphage retournent l’anecdote en fable grinçante[3].

Au-delà de cette fonction de signe qui renvoie à l’étymologie du terme monstrum, le monstre est en lui-même métaphore du corps social, ou de telle ou telle de ses composantes. Dès la Révolution, cette métaphore, particulièrement active[4], révèle son potentiel heuristique, dont hérite notamment la fiction romanesque : dans Salammbô, l’éléphantiasis qui ronge le corps du suffète Hannon est l’image (le reflet) d’une Carthage inhumaine, despotique et pourrissante[5]. L’agrégat des corps, figure de la communauté politique depuis le Léviathan de Hobbes [1651], se fait grouillement monstrueux, hydre menaçante ou prolifération tentaculaire pour décrire les nouvelles foules, urbaines ou prolétariennes, qui prennent possession de l’espace public, tandis que les difformités, les mutilations et autres « fêlures » deviennent les révélateurs d’une société malade, corrompue ou décadente.

En une période où l’histoire naturelle fournit un paradigme de référence, et où l’embryogénie connaît son plein essor, la genèse du monstre permet de réfléchir sur les conditions de formation et d’évolution propres à un organisme socio-politique sain, tout en comprenant l’origine ou le développement d’incompréhensibles et douloureuses aberrations. Dans le contre-miroir magique de la littérature monstre, la société se voit infliger un reflet d’autant plus fidèle qu’il est, au premier abord, méconnaissable, scandaleux et cauchemardesque. « Ce que je viens faire ici ? Je viens être terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une exception ? Non, je suis tout le monde. L’exception, c’est vous. Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. Je suis l’Homme. Je suis l’effrayant Homme qui Rit[6]. »

D’où le potentiel polémique que recèle le monstre. Il peut figurer les instincts et les pulsions barbares confinées dans les sous-sols de la civilisation, dans les caves de la modernité (comme la bête humaine tapie dans les tréfonds de chacun) : l’épouvantable Caqueux[7] ou le terrifiant Imânus[8] figurent les violences aveugles d’un peuple abandonné à son ignorance archaïque par le siècle des lumières. Sous le masque d’Ubu, il retourne comme un gant l’héritage néo-classique et idéaliste dont se nourrit le symbolisme, dévoilant la férocité des appétits, la bassesse des instincts, les tréfonds obscurs de la conscience.

Bombe lancée contre le conformisme social et les codes esthétiques dominants, le monstre ouvre brutalement les portes d’une modernité agressive et potentiellement révolutionnaire qu’emprunteront bientôt le Futurisme, Dada et le Surréalisme. Car il y a, aussi, une monstruosité textuelle, faite de fragmentations, de collages et d’hétérogénéités de tous ordres – par exemple dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont [1869] ou dans Les Minutes de sable mémorial de Jarry [1894] : autant de défis lancés à la littérature et, plus largement, au langage.

Mais surtout, il y a monstre et monstre, et la fin du XIXe siècle, qui a presque entièrement oublié les bestiaires chimériques hérités de la culture classique ou de l’imaginaire médiéval pour se focaliser sur les laideurs repoussantes, les produits de la cruauté des hommes ou des caprices de la nature, voit aussi s’ébaucher quelques-unes des créatures effrayantes qui, une ou deux générations plus tard, arpenteront massivement les imaginaires. Dans le sillage ouvert par E. T. A. Hoffmann, l’hybridation du mécanique et du vivant fascine autant qu’elle inquiète, depuis L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam [1886] jusqu’au Rour de Marcel Allain et Pierre Souvestre [1909], sans oublier Mafarka le futuriste ni Les Poupées électriques de Filippo Tommaso Marinetti [1909]. Dans le prolongement du Frankenstein de Mary Shelley [1818], la transgression des limites entre la mort et la vie fait surgir des êtres qu’une survie artificielle rend à elle seule monstrueux, qu’il s’agisse de La Vampire de Paul Féval [1856] ou de la tête tranchée de Danton qui, grâce à la « résurrectine », répète sans fin les mêmes mots dans le parc du Locus Solus de Raymond Roussel [1914]. Comme l’illustre bien L’Horrible expérience d’André de Lorde et Alfred Binet, l’un des succès du Théâtre du Grand Guignol [1909], le sommeil de la raison n’est plus seul, désormais, à engendrer des monstres : la raison elle-même, en son rêve éveillé de connaissance scientifique et de maîtrise technique absolues, s’apprête à créer sa propre monstruosité.

 

Les propositions de communication doivent parvenir au Comité scientifique du colloque avant le 1er mars 2018.

 

Contacts : Didier Plassard, didier.plassard@univ-montp3.fr

Corinne Saminadayar-Perrin, saminadayar@gmail.com

[1] Cf. Evanghelia Stead, Le monstre, le singe et le fœtus. Tératologie et décadence dans l’Europe fin-de-siècle, Genève, Droz, 2004.

[2] Jules Vallès, « Le Bachelier géant », Les Réfractaires, 1865.

[3] Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose [1869] : « La Femme sauvage et la petite-maîtresse », « Mademoiselle Bistouri », « Portraits de maîtresses ».

[4] Cf. entre autres Antoine de Baecque, Le Corps de l’histoire. Métaphore et politique (1770-1800), Paris, Calmann-Lévy, 1993 ; Corps, littérature, société (1789-1900), Jean-Marie Roulin dir., Saint-Etienne, « Le XIXe siècle en représentation(s) », 2005 ; Olivier Ritz, Les Métaphores naturelles dans le débat sur la Révolution, Paris, Classiques Garnier, 2016. Depuis le Leviathan de Hobbes [1651], le monstre figure le politique.

[5] Gustave Flaubert, Salammbô [1862] : « L’horreur de sa personne apparut. Des ulcères couvraient cette masse sans nom ; la graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds ; il pendait à ses doigts comme des lambeaux verdâtres […] Il écumait et se tordait, comme un monstre marin que l’on égorge sur un rivage » (Paris, GF, 2001, p. 357).

[6] Victor Hugo, L’Homme qui rit [1969], Paris, le Livre de Poche, 2002, p. 763.

[7] « Sa face plate, au nez camard, luisait comme si on l’eût frottée d’huile, et sn dos rond, son encolure épaisse, avec ce dandinement machinal, faisaient penser à quelque bête, à un ours difforme et monstrueux » (Elémir Bourges, Sous la hache [1884], anthologie Le Roman noir de la Révolution, Paris, Nathan, « Complexe », 1989, p. 953).

[8] « Il avait en lui on ne sait quoi d’inexprimablement horrible. Imânus, dérivé d’immanis, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine dans l’épouvante, le démon, le satyre, l’ogre […] De là ce surnom difforme, l’Imânus » (Victor Hugo, Quatrevingt-treize [1874], Paris, GF, 2002, p. 258). Ce personnage épouvantable est le descendant du monstre Cacus dans l’Enéide, « immanis pecoris custos imanior ipse » – la formule désignait déjà Quasimodo dans Notre-Dame de Paris [1831].