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La nature mise en scène - Naturinszenierungen (revueTrajectoires)

La nature mise en scène - Naturinszenierungen (revueTrajectoires)

Publié le par Marc Escola (Source : Trajectoires)

Dossier thématique

"La nature mise en scène - Naturinszenierungen"

de Trajectoires n° 12, la revue franco-allemande pour jeunes chercheur.e.s

 

Lieu de détente et de promenade pour citadins, source d'émotions et de rêves pour « grands » enfants, les espaces naturels jouent un rôle social majeur (Reeh, 2008), qui s’ancre à son tour dans un patrimoine culturel et symbolique forgé dans le temps long. En Europe, à partir du XVIe siècle, on observe un tournant dans la question de la nature : le rapport de l’homme à lui-même change en même temps que son rapport à la nature. Philippe Descola, en introduisant la notion de naturalisme comme ontologie, montre en 2005 dans Par-delà nature et culture que la représentation du monde dans l’univers culturel occidental repose sur une approche bien singulière, celle d’une dichotomie entre nature et culture. Les XIXe et XXe siècles sont marqués par une évolution majeure, à savoir le changement de sensibilité de larges parts de la population, qui passent de l’attente d’un paysage pastoral, d’une campagne cultivée et maîtrisée par l’homme, à celle d’un paysage de nature plus sauvage (Luginbühl, 2012). Cette nouvelle attente a été interrogée par des penseurs comme l’historien américain William Cronon. Menant une critique postmoderniste de la notion de wilderness, il déconstruit la manière de penser associée à la nature « sauvage », qui implique une vision dualiste dans laquelle l’homme est totalement séparé de la nature. Selon Cronon, la quête de la nature « intacte » est une illusion basée sur l’idée que la nature, pour être naturelle, doit être dans sa soi-disant parfaite condition originelle. Idéaliser des zones de nature souvent éloignées des lieux d’habitation revient alors à renforcer la séparation entre humain et nature, rendant plus acceptable une exploitation abusive de l’environnement immédiat pourvu qu’il existe des zones protégées ailleurs (Cronon, 1995).

Si on peut observer aujourd’hui des tendances à appréhender la nature non plus à travers ses seuls éléments remarquables, l’espèce emblématique ou la zone prétendument vierge – par le biais de la revalorisation de la nature « ordinaire » notamment (Bätzing, 2000) – la volonté de préserver, voire de restaurer une nature « sauvage » reste toujours présente dans les sociétés occidentales. On trouve cette volonté aussi bien dans les discours et les actions de la mobilisation associative qu’au cœur de certaines politiques publiques (Barraud et Périgord, 2013). La notion de théâtralité semble alors intervenir de façon croissante dans l’outillage intellectuel de ces nouveaux gestionnaires publics, qui y recourent pour formuler des recommandations pratiques en matière d’aménagement. Dans le cas des forêts françaises, par exemple, la nature n’est plus, aux yeux des forestiers de l’Office national des forêts (ONF), seulement une ressource à valoriser et à protéger : elle est aussi le lieu d’une mise en scène de théâtres forestiers au sein desquels des visiteurs viennent assister au « spectacle » de la nature. Au milieu du décor forestier, chaque visiteur s’invente et se joue ses propres pièces, mettant en résonance des croyances individuelles héritées du passé avec des archétypes universellement partagés (Boutefeu, 2007).

On peut constater de façon plus générale une influence croissante d’acteurs spécifiquement chargés de mettre en scène la nature, notamment les paysagistes, les jardiniers et les urbanistes. Cependant, la théâtralisation de la nature n’est pas l’apanage de ces professions, chaque individu à son échelle est potentiellement amené à intervenir dans ce processus de mise en scène. Ce sont ces divers phénomènes de mises en scène de la nature que le prochain dossier thématique de Trajectoires souhaite interroger. Le rapprochement des concepts de « nature » et de « mise en scène » permet d’étudier aussi bien les processus concrets de mise en scène que les conceptions de la nature qui les sous-tendent. Qu’est-ce que la mise en scène peut révéler du rapport de l’Homme à la Nature ?

Née au XIXe siècle sous la plume de l’homme de théâtre André Antoine, la notion de « mise en scène » renvoie à l’émergence d’un art nouveau où la « partie matérielle » de la représentation (la « régie ») se combine étroitement avec la « partie immatérielle », c’est-à-dire l’interprétation du texte. D’elle dépend le choix des décors, des placements, des mouvements et jeu des acteurs, ainsi que la manière dont l’histoire est racontée. D’abord ancrée dans le monde du théâtre, du cinéma et de la télévision, la notion de mise en scène a par la suite été mobilisée par les sciences humaines et sociales comme un outil d’analyse de divers phénomènes. Une des premières disciplines à s’approprier la métaphore théâtrale fut la sociologie, qui appliqua la notion de mise en scène d’abord aux interactions de face-à-face, notamment au sein d’institutions totales (Goffman 1956), avant de l’étendre à d’autres champs, surtout l’étude de mouvements sociaux (Briscoe, Gupta et Anner, 2015 ; Nassauer, 2015 ; Olsen, 2014).

Transposé à la question de la nature, le concept de mise en scène permet des perspectives d’analyse très variées. Dans le domaine de la géographie, la réflexion sur la production de l’espace et le rapport de la mise en scène à la spatialité peuvent être interrogés. La géopolitique s’intéresse par exemple à la portée politique des mises en scène des territoires (C. da Costa Gomes et Fort-Jacques, 2010). Voyant dans le paysage une interprétation sociale, à partir d’un système de production économique et culturel, d’un objet matériel qui existe indépendamment de l’observateur, le géographe Georges Bertrand s’est intéressé aux « scénarios paysagers » basé sur la règle des trois contraintes (d’action, de temps, de lieu) (Bertrand, 1978). En linguistique, le concept de « mise en scène énonciative » (Vion, 1998) se propose d’analyser la pluralité des voix qui traversent tout discours et les modifications de position du sujet par rapport à une parole plurielle. Les urbanistes interrogent l’ensemble des techniques d’agencement des éléments urbains (éclairage, mobilier, modes de transport, végétaux, etc.) travaillant la morphologie et les usages des lieux (Pradel, 2007 ; Chilla, 2005). Les historiens de l’art s’intéressent aux représentations multiples de la nature au travers des natures mortes, des paysages et de leur allégorie. En archéologie, on s’inspire de techniques cinématographiques pour analyser par exemple les représentations animalières dans l’art rupestre (Azéma, 2012). Divers éléments de la nature peuvent intervenir comme autant d’éléments d’une représentation, qu’il s’agisse d’arbres remarquables (Arnould et Cieslak, 2004), d’enclos abritant les animaux dans un zoo (Baratay, 2004 ; Estebanez, 2010), du corps « exotique » de l’Autre (Staszak, 2008), voire des saisons elles-mêmes (Osty, 1993).

La notion de mise en scène pose la question du traitement du temps et de l’espace, de l’établissement des distances et de l’analyse des postures et des gestes (Pessis, 1987). Si la nature peut être mise en scène, quels en sont les acteurs, spectateurs et metteurs en scène intervenant dans le processus ? Quels sont les scénarii joués ? Le décryptage des règles d'écriture et d'interprétation des scenarii, de la distribution des rôles entre acteurs et figurants, de la définition des contraintes de temps, de lieu et d'action suppose le recours à des disciplines diverses. Les processus de mises en scène font intervenir des dimensions esthétiques, psycho-affectives et politico-médiatiques. C’est donc dans ces perspectives que s’inscrit le prochain numéro de la revue Trajectoires. On pourra  articuler la réflexion autour des axes suivants, qui ne prétendent toutefois nullement à l’épuisement du sujet et laissent la porte ouverte à d’autres questionnements non abordés ici.

 1. Traitement du temps et de l’espace, établissement des distances

Toute mise en scène suppose un scénario qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Nous serons particulièrement intéressés par les approches mettant en relief différentes modalités spatio-temporelles de la nature. Dans ce contexte, on peut se demander de quelles manières les mises en scène de la nature se distribuent spatialement et comment le jeu sur la temporalité intervient. Quel est leur ancrage spatial concret  (ex : villes, montagnes, campagnes, mers, rivages) ? Comment se répartissent-elles en fonction des époques ? Quels sont les éléments sélectionnés dans le monde naturel selon le contexte historique et géographique ? Toute mise en scène suppose également une relation entre la scène et le spectateur. Dès lors, la question de la mise à distance dans le cadre d’un dispositif spatial spécifique à chaque scène se pose. Dans cette perspective, où se situent les limites entre observateur et observé ? Ces limites peuvent-elles être transgressées et sous quelles formes ?

2. Analyse des postures et des gestes

On peut également considérer que toute mise en scène suppose des interactions et un système de communication. Outre la perspective d’un mouvement, le geste renvoie aussi à un comportement face à une mise en scène (geste du paysagiste qui aménage l’espace, geste du jardinier qui modèle son environnement, geste de l’animal de cirque qui obéit au dompteur, geste créateur). Comment se positionnent et se meuvent les acteurs et les metteurs en scène face au spectacle de la nature ?

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Délais et modalités

Le présent appel pour le dossier thématique de la revue Trajectoires s’adresse à des jeunes chercheurs (doctorants ou post-doctorants et éventuellement mastérants) en sciences humaines et sociales en les invitant à penser les mises en scène de la nature dans une perspective interdisciplinaire. Les études cherchant à interroger les mises en scène de la nature à partir de matériaux empiriques sont particulièrement bienvenues. Trajectoires s’attachant avant tout à l’étude des mondes francophone et germanique, nous encourageons les auteurs à proposer des études comparatives. Tout article contenant une dimension franco-allemande, de par son objet ou son terrain, mais également à travers les concepts mobilisés ou la bibliographie utilisée, pourra cependant faire l’objet d’une publication.

Les propositions d’article en langue française ou allemande de 5.000 signes maximum (espaces compris) devront faire apparaître clairement la problématique, la méthode, le corpus ou le terrain, les éléments centraux de l’argumentation et la dimension franco-allemande. Elles sont à envoyer, accompagnées d’un CV scientifique, au plus tard le 31 mars 2018 en un seul document pdf au comité de rédaction : trajectoires@ciera.fr. Les auteurs sélectionnés seront prévenus mi-avril et devront envoyer leur texte  (25.000 signes maximum, notes incl.) avant le 4 juin 2018. Les articles seront ensuite soumis à une double peer review. Plus d’informations à destination des futurs auteurs sont disponibles sur le portail revues.org : http://journals.openedition.org/trajectoires/

Une journée d’étude consacrée au sujet du dossier thématique se tiendra le samedi 5 mai 2018 à Paris. S’ils le souhaitent, les auteurs retenus auront la possibilité d’y présenter leur proposition d’article en lien avec le dossier thématique. Les frais de voyage seront pris en charge de manière forfaitaire. La participation au colloque n’est ni nécessaire ni suffisante pour proposer un article dans le dossier thématique. Nous remercions cependant tous les contributeurs potentiels de réserver cette date dans la mesure possible.

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Indications bibliographiques

Arnould, Paul, Cieslak Caroline (2004), « Mise en scène d'objets de nature à Paris et Varsovie : les arbres remarquables de deux forêts périurbaines », in Natures Sciences Sociétés 12/2, pp. 157–171.

Azéma, Marc (2012), « L’animation dans l’art paléolithique », in Jean Clottes (ed.), L’art pléistocène dans le monde. Pleistocene art of the world / Arte pleistoceno en el mundo : Actes du Congrès IFRAO, Tarascon-sur-Ariège, septembre 2010 – Symposium Art pleistocène en Europe, pp. 57–73.

Baratay, Éric (2004), « Le frisson sauvage : les zoos comme mise en scène de la curiosité », in Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines. Paris, La Découverte, pp. 31–37.

Barraud, Régis, Périgord, Michel (2013), « L'Europe ensauvagée : émergence d'une nouvelle forme de patrimonialisation de la nature ? », in L’Espace géographique 42/3, pp. 254–269.

Bätzing, Werner (2000), « Postmoderne Ästhetisierung von Natur versus « schöne Landschaft » als Ganzheitserfahrung – von der Kompensation der « Einheit der Natur » zur Inszenierung von Natur als Erlebnis », in Hegel-Jahrbuch 1, pp. 196–201.

Benjamin, Pradel (2007), « Mettre en scène et mettre en intrigue : un urbanisme festif des espaces publics », in Géocarrefour 82/3, pp. 123–130.

Bertrand, Georges (1978), « Le paysage entre la Nature et la Société », in Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest 49/2, pp. 239–258.

Böhme, Gernot (1989), Für eine ökologische Naturästhetik. Frankfurt am Main, Suhrkamp.

Boutefeu, Benoît (2007), La forêt comme un théâtre ou les conditions d'une mise en scène réussie, Thèse de doctorat en Géographie. Ecole normale supérieure Lettres et Sciences Humaines - ENS-LSH Lyon.

Briscoe, Forrest, Abhinav, Gupta,  Anner, Mark S. (2015), « Social Activism and Practice Diffusion: How Activist Tactics Affect Non-Targeted Organizations », in Administrative Science Quarterly 60/2, pp. 300–332.

C. da Costa Gomes, Paulo, Fort-Jacques, Théo (2010), « Spatialité et portée politique d’une mise en scène », in Géographie et cultures 73,  pp. 7–22.

Chilla, Tobias (2005), « Stadt und Natur. Dichotomie, Kontinuum, soziale Konstruktion? », Raumforschung und Raumordnung, 63/3, pp. 179–188.

Cronon, William (1995), « The Trouble with Wilderness; or, Getting Back to the Wrong Nature », in William Cronon (ed.), Uncommon Ground: Rethinking the Human Place in Nature, New York, W. W. Norton & Co., pp. 69–90.

Descola, Philippe (2005), Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.

Estebanez, Jean (2010), « Le zoo comme dispositif spatial : mise en scène du monde et de la juste distance entre l'humain et l'animal », in L’Espace géographique 39/2, pp. 172–179.

Goffman, Erving (1992), La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Editions de minuit.

Goffman, Erving (1959), Wir alle spielen Theater, München, Piper.

Jannsen, Gert, Strassel, J. (1997), Neuere Naturinszenierungen. Ein Studienprojekt, Oldenburg, AGIS Texte.

Luginbühl, Yves (2012), La mise en scène du monde : construction du paysage européen, Paris, CNRS éditions.

Mathis, Charles-François, Pépy, Emilie-Anne (2017), La ville végétale : Une histoire de la nature en milieu urbain (France, XVIIe-XXIe siècle), Paris, Champs Vallon.

Nassauer, Anne (2015), « Theoretische Überlegungen zur Entstehung von Gewalt in Protesten: Eine situative mechanismische Erklärung », in Berliner Journal für Soziologie 25(4), pp. 491–518.

Olsen, Kristine A. (2014), « Telling Our Stories: Narrative and Framing in the Movement for Same-Sex Marriage », in Social Movement Studies 13(2), pp. 248–66.

Osty, Jacqueline (1993), « Une machinerie du paysage : la mise en scène des saisons dans la ville », in Annales de la Recherche Urbaine 61, pp. 133–136.

Reeh, Tobias (2008), Natur erleben und Raum inszenieren, Universitätsverlag Göttingen.

Staszak Jean-François (2008), « Danse exotique, danse érotique. Perspectives géographiques sur la mise en scène du corps de l'Autre (XVIIIe-XXIe siècles) », in Annales de géographie 660–661, pp. 129–158.

Vion, Robert (1998), « La mise en scène énonciative du discours », in Caron B. (dir.), Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Oxford, Elsevier Sciences, CDROM.

Walter, François (2004), Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), Paris, EHESS, 2004.

 

Comité de rédaction

  • Aurélie Cachera, Université de la Sorbonne-Nouvelle-Paris III
  • Jawad Daheur, EHESS
  • Hélène Floréa, Toulouse Jean Jaurès/ CREG EA 4151, Montpellier III
  • Elisabeth Hamm, Université de la Sorbonne-Nouvelle-Paris III
  • Sarah Haßdenteufel, Université de Francfort/Trente
  • Ole Hexel, Sciences Po
  • Pauline Pujo, CLARE, Université Bordeaux Montaigne
  • Daniel Rakovsky, Sorbonne Université


Rédactrice en chef
Lucia Aschauer, CIERA / EHESS

 

Comité scientifique

  • Christine Aquatias (Université de Strasbourg)
  • Olivier Baisez (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis)
  • Marc Berdet (Université de São Paulo)
  • Marcel Boldorf (Université Lumière Lyon 2)
  • Falk Bretschneider (Fondation Maison des Sciences de l’Homme)
  • Anne-Laure Briatte-Peters (Université Paris-Sorbonne)
  • Cécile Chamayou-Kuhn (Université de Lorraine)
  • Eric Chevrel (Université Paris-Sorbonne)
  • Beate Collet (Université Paris-Sorbonne)
  • Lydia Coudroy de Lille (Université Lumière Lyon 2)
  • Mandana Covindassamy (ENS)
  • Ségolène Débarre (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  • Christophe Duhamelle (EHESS/CIERA)
  • Patrick Farges (Université Paris Diderot)
  • Karim Fertikh (Université de Strasbourg)
  • Guillaume Garner (ENS de Lyon)
  • Nicolas Hubé (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  • Hannah Klimpe (HAW Hamburg)
  • Anne Lagny (ENS de Lyon)
  • Evelyne Lagrange (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  • Ruth Lambertz (Université de Nantes)
  • Sarah Neelsen (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3)
  • Elissa Mailänder (Sciences Po)
  • Pierre Monnet (IFRA SHS Frankfurt/Main)
  • Christophe Quéva (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  • Alexandra Richter (Université de Rouen)
  • Anne Seitz
  • Denis Thouard (CNRS EHESS)
  • Marie-Bénédicte Vincent (ENS)
  • Jakob Vogel (Sciences Po)
  • Astrid Von Busekist (Sciences Po)
  • Michael Werner (EHESS)
  • Perin Emel Yavuz (Centre de Recherches sur les Arts et le Langage)