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Antiromantismes (Romantisme, 2018/4)

Antiromantismes (Romantisme, 2018/4)

Publié le par Marc Escola (Source : Éléonore Reverzy)

Antiromantismes

Dossier de la revue Romantisme (2018-4)

proposé par Sarah Al-Matary et Stéphane Zékian

 

            Dans le premier tiers du xxe siècle, l’étiquette « antiromantique » semble associée en France à une mouvance contre-révolutionnaire et nationaliste. Si l’on en croit un ouvrage édité en 1930, brandir ce drapeau suffit à « vous range[r] non loin de M. Pierre Lasserre[1] » et des sympathisants de l’Action française. L’assimilation de l’antiromantisme à un combat d’arrière-garde est, de fait, rapidement devenue une de ces évidences dont on pressent le caractère partiel, voire trompeur, mais qu’on se garde de soumettre à un examen plus poussé. Si cette équivalence s’est banalisée à la faveur des polémiques ayant entouré le retour au classicisme (de l’école romane à la NRF), elle leur préexiste largement, puisqu’elle accompagne le mouvement romantique dès son émergence. 

            Dans le sillage des travaux importants qui, ces dernières années, ont remis en lumière la complexité du phénomène antiromantique[2], ce dossier aimerait en éclairer une facette moins étudiée. L’existence d’antiromantismes non conservateurs, voire ouvertement progressistes, est souvent signalée, mais peu analysée dans sa diversité. Si l’on s’accorde en général sur l’existence d’un antiromantisme de gauche, les bibliographies respectivement consacrées à l’antiromantisme contre-révolutionnaire et à celui émanant d’autres bords idéologiques demeurent quantitativement très inégales. En attirant l’attention sur cet autre versant de l’antiromantisme du « moment 1830 » aux années 1930, ce dossier s’intéressera à des formes de contestation dont la vigueur et le degré de systématicité se révèlent très variables, et qui composent moins une constellation cohérente qu’elles ne déclinent les teintes d’un nuancier idéologique invitant à repenser les classifications courantes en histoire littéraire autant que politique.

Proclamée avec force (mais non sans raccourcis) par Victor Hugo autour de 1830, l’hypothèse d’une solidarité des luttes littéraires et politiques a durablement influé sur l’historiographie ultérieure : « le romantisme, tant de fois mal défini, n’est à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. […] Le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques[3] » : ces lignes célèbres brossent un tableau d’autant plus aisément mémorisable qu’il projette sur un seul et même plan le progressisme politique et social et l’émancipation littéraire. Le romantisme fut ainsi graduellement identifié à la démocratie, elle-même identifiée à la Révolution. On a souvent insisté, à raison, sur le tournant que représente 1848 dans la caractérisation du romantisme. S’enracine alors l’idée d’une « consubstantialité du romantisme et de la démagogie[4] », parachevant un processus qui, dès la monarchie de Juillet, voyait l’antilyrisme parlementaire batailler contre une éloquence romantique saturée du mot et de l’idée démocratique. Un siècle après Hernani, Albert Thibaudet lui-même entérinera cette association : « On ne peut pas dire précisément que le romantisme soit à gauche. Mais il faut dire qu’il va à gauche. Il va à gauche à partir de 1830, par un brusque changement de direction, comme le Rhône, à partir de Lyon, va au sud[5]. » Considérée sur la longue durée, cette naturalisation de l’histoire littéraire a déterminé la liste des lieux où la mémoire s’attarde et, corollairement, celle de ses angles morts. Si le romantisme penche « à gauche », comment penser ces critiques qui, d’Armand Carrel à Paul Lafargue, de Proudhon ou Blanqui à Édouard Berth, lui ont toutes été adressées depuis cet horizon censé être le sien ? S’y retrouvent des républicains, des socialistes révolutionnaires de diverses tendances, des radicaux, et bien d’autres. Parmi les anciens dreyfusards, le positionnement d’un Péguy n’a pas grand-chose de commun avec celui d’un Benda, qui en 1918 donnera les traits du Belphégor romantique à une société française qu’il juge malade.

Tôt dans le siècle, l’antiromantisme est devenu l’une des formes revêtues par la critique de la représentation politique. Dans quelle mesure les grandes voix romantiques parlent-elles pour le peuple ? Les batailles littéraires sont-elles vraiment analogues aux luttes politiques ? « On assure, ironise Armand Carrel en 1830, que la voix puissante du peuple a demandé l’abolition de la césure ; qu’elle s’est élevée contre les unités d’Aristote, comme autrefois contre les gabelles et les droits de mainmorte. Ce peuple est vraiment bien étonnant[6]. » La thèse d’une « heureuse et indissoluble fraternité du libéralisme et du romantisme[7] » n’emporte visiblement pas toujours l’adhésion des premiers concernés. Armand Marrast, quoique mieux disposé envers Hugo, refuse tout net d’« assimiler la révolution littéraire à la révolution politique[8] ». Cinquante plus tard, L’Égalité de Jules Guesde accueillera fraîchement la reprise du Roi s’amuse, en rappelant que la pièce fut produite en un temps et dans un milieu « où on avait fait de la littérature un sujet de controverses partiales et de combats ridicules[9] ». Ce déni de représentativité tourne parfois au procès en duplicité. Pensons à La Légende de Victor Hugo, ce coup de pistolet tiré par Paul Lafargue, en 1885, au milieu d’un concert d’hommages officiels. Au xxe siècle, Georges Bataille démasquera lui aussi une révolution romantique en trompe l’œil, diluée dans un « projet qui rend possible, raisonnable, acceptable et rentable le monde bourgeois[10] ». Ce reproche d’insincérité, de simulation ou d’opportunisme est ancien ; il constitue une passerelle entre des antiromantiques politiquement inconciliables : de tous bords émerge le soupçon d’un dilettantisme romantique attisant des passions révolutionnaires qui lui sont fondamentalement étrangères.

Parce qu’il mise tout sur l’écart, la séparation, la singularisation, le romantisme est également la cible de ceux qui y voient un obstacle à l’action collective. De leur point de vue, ses modes de rassemblement (camaraderie, cooptation, « secte ») ne favorisent pas de réelle intégration. Sur le plan de la langue elle-même, le jargon romantique menace de dissolution une communauté fantasmatiquement cimentée par le partage d’une langue obéissant à des lois claires. L’individualisation de l’expression romantique perce une brèche dans le mythe d’une langue française dont la clarté serait un gage d’universalité. Si le nationalisme linguistique rassemble les puristes « quelles que soient leur appartenance politique[11] », tous défendent-ils la clarté de la langue française au nom des mêmes idéaux ? Les antiromantiques prétendent en effet sauvegarder la cohésion d’une communauté dont les noms, les contours sociaux et l’horizon historique varient selon l’ancrage politique de ses défenseurs.

De l’objection ponctuelle mais radicale au dénigrement sans réserve, ces attaques esquissent en creux une définition du romantisme et de ce qu’il n’est pas. Or ces argumentaires se fondent sur des références et promeuvent des valeurs parfois contradictoires (rationalisme ou antirationalisme, refus ou apologie de l’individualisme, antisémitisme ou philosémitisme, misogynie ou défense du féminin, haine ou défense de l’intellectuel, admiration ou détestation d’un même auteur tenu pour romantique, etc.). Par leur diversité, ces discours invitent à reconsidérer l’histoire littéraire postrévolutionnaire, mais aussi à complexifier notre conception « du » romantisme, dont ils redessinent les contours. Quels sont donc les lieux et la chronologie de ces antiromantismes pluriels, où se retrouvent les adversaires les plus acharnés (Blanqui et Proudhon ; Péguy, Benda et les maurrassiens) ? Quels en sont les supports, les genres et les registres de prédilection (le journal, la tribune, le manifeste, le pamphlet, le roman à thèse, etc.), mais aussi les lieux institutionnels (maisons d’édition) ? Dans tous les cas, comment s’articulent les dimensions politique et esthétique de la contestation antiromantique ? Certaines de ces questions ont été posées avec acuité par Hugo Friedrich dès 1935[12]. Nul doute que des regards étrangers, sans doute moins directement tributaires de l’historiographie romantique française, seraient riches d’enseignements. Bien que le sens des mots et les corpus qualifiés de romantiques diffèrent d’une aire culturelle à l’autre, une comparaison avec les pays voisins, en particulier l’Allemagne, serait des plus précieuses.

Ce dossier aura aussi pour ambition d’encourager une approche relationnelle de l’histoire littéraire, en s’interrogeant notamment sur la dette paradoxale de certains antiromantiques envers leurs adversaires. On sait en effet, comme l’écrit avec justesse Claude Millet, « que le romantisme et l’anti-romantisme ont vécu l’un par l’autre, l’un dans l’autre, qu’ils sont totalement imbriqués, qu’il y a en France un anti-romantisme du romantisme et qu’il y a un romantisme de l’anti-romantisme[13] ». La difficulté à situer un Zola ou un Péguy en témoigne. Cette intrication ne tient pas seulement à l’ironie réflexive déployée par certains romantiques. Si ces derniers jouent contre eux-mêmes pour rester vivants, la porosité des frontières résulte aussi, de manière symétrique, de la dette contractée par nombre d’antiromantiques envers leurs adversaires. Les contempteurs du romantisme semblent en effet tributaires de modes de pensée ou d’interprétations historiques qu’ils valident de facto même quand ils en contestent la valeur. Ainsi Charles Maurras ou Pierre Lasserre remettent-il d’autant moins en cause la solidarité du romantisme et de la Révolution que leurs attaques reposent, pour l’essentiel, sur cette proximité supposée. Or cette lecture politique, qui ne fait pas l’unanimité chez les contemporains, doit elle-même beaucoup aux affirmations (parfois tardives) de certains romantiques. Peut-être trouvera-t-on, en prêtant attention à d’autres antiromantismes, des propositions plus nettement émancipées du cadre de pensée adverse.

On se demandera enfin s’il existe des traditions antiromantiques. Si l’on entrevoit sans peine un fil entre Proudhon, Sorel, Berth et Péguy, faut-il en conclure à une filiation ? Comment jauger ce qui, dans l’antiromantisme ponctuel de Berth à l’époque du Cercle Proudhon (1911-1912), relève de ses sympathies proudhoniennes ou de celles qu’il exprime un temps envers l’Action française ? Comment expliquer que le même Berth, après s’être montré violemment antiromantique, revienne sur ses déclarations, et distingue, en même temps qu’un bon et un mauvais classicisme, un bon et un mauvais romantisme ? Bref, comment expliquer les trajectoires de transfuges ?

 

Les quelques pistes ici présentées ne sont bien sûr pas exhaustives.

Les propositions d’article (titre et résumé) sont à envoyer en français aux coordonnateurs du numéro Sarah Al-Matary et Stéphane Zékian (almatary76@hotmail.com ; stephane.zekian@ish-lyon.cnrs.fr) avant le 30 septembre 2017.  

Les articles sélectionnés seront à rendre au plus tard le 1e septembre 2018 (30 000 signes maximum, espaces comprises). Ils seront soumis à expertise avant la publication.

 

[1] Henry Champly, La Vie en marche. Mil neuf cent trente ou l’antiromantisme, Paris, Librairie Valois, 1930, p. 25.

[2] Claude Millet (dir.), « Contre le romantisme », Textuel, n° 61, 2010 ; Claude Millet (dir.), Politiques antiromantiques, Paris, Classiques Garnier, 2012 ; « Lectures critiques du romantisme au XXe siècle », journée d’études organisée par J.L. Diaz et V. Feuillebois le 13 février 2015 au Musée de la Vie romantique (programme ici : http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/Lecturescritiquesromantisme.pdf)

[3] Victor Hugo, « Sur M. Dovalle » (1830), Littérature et philosophie mêlées (1834), éd. Anthony R. W. James, Paris, Klincksieck, 1976, t. 2, p. 131-133.

[4] Bernard Le Drezen, « Romantisme, antiromantisme dans les débats parlementaires et littéraires de la Deuxième République », in Cl. Millet, Politiques antiromantiques, op. cit., p. 67.

[5] Albert Thibaudet, « Romantisme et politique » (1930), Réflexions sur la politique, éd. Antoine Compagnon, Paris, Bouquins-Laffont, 2007, p. 407.

[6] Œuvres politiques et littéraires d’Armand Carrel, éd. É. Littré et J.-B. Paulin, Paris, Chamerot, 1859, t. 5,               p. 282.

[7] Ibid., p. 279.

[8] Armand Marrast, « Hernani », L'Athénée : mémorial des sciences, des lettres et des arts, Paris, J. Corréard Jne, t. I, 1829-[1830], p. 376.

[9] L’Égalité, 4e série, n° 32, 24 novembre 1882, p. 1-2.

[10] Vincent Vivès, « “Une fois passée la fièvre romantique’’, Georges Bataille », in Politiques antiromantiques, op. cit., p. 187-200. 

[11] Claude Millet (dir.), Politiques antiromantiques, op. cit., p. 36.

[12] Hugo Friedrich, La Pensée antiromantique moderne en France (1935), trad. fr. Aurélien Galateau, édition de Clarisse Barthélémy, préface de Frank-Rutger Hausmann, Paris, Classiques Garnier, 2015.

[13] Claude Millet, « Romantisme et anti-romantisme : tentative de saisie de deux notions élastiques… », Romanticisme as an Attitude. Le romantisme en tant qu’attitude, actes du séminaire organisé dans le cadre du projet européen Roads of Romanticism, Strasbourg, Éditions du Conservatoire, 2007, p. 23-33, p. 26.