Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
Paul Vo-Ha

Des philosophes chez les guerriers

Penser la guerre au xviie siècle, sous la direction de Ninon Grangé, Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Culture et société », 2013, 210 p., EAN 9782842923563.

1Le xviie siècle européen est à raison perçu comme un siècle de fer. De la guerre de Trente Ans, révolte de la Bohème qui débouche sur un conflit international embrasant l’ensemble de la chrétienté à la guerre de course en Méditerranée, des révolutions anglaises aux guerres civiles françaises, entre derniers conflits de religion et Fronde, le premier xviie siècle est incontestablement guerrier. La seconde moitié du Grand Siècle, après les traités de Westphalie, accentue encore cette sensation d’une omniprésence de la guerre, que Louis XIV sur son lit de mort avoue avoir « trop aimée ». Son règne est en effet marqué par les conflits armés, qui l’opposent souvent à l’Europe coalisée et pèsent sur le royaume entier, directement, par les destructions matérielles aux frontières et l’ampleur des mobilisations d’hommes — plus de 450 000 dans un pays qui compte 20 millions d’habitants pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg — et indirectement, par la médiation fiscale. Le roi de guerre dirige en personne de nombreux sièges1 : victorieux, ils sont instrumentalisés par la propagande royale pour exalter les hauts faits d’armes d’un monarque chef de guerre. La toile de Lebrun, Le roi prend Maastricht en treize jours, célèbre l’issue rapide du siège en 1672, tandis que la prise de Namur en 1692 est une des nombreuses occasions saisies par les lexicographes, les peintres et les poètes stipendiés par la Cour pour célébrer un roi poliorcète et glorieux, vainqueur magnanime. L’expansion européenne entamée au xvie siècle déplace la violence guerrière européenne à l’échelle mondiale : les Espagnols conquièrent le Mexique et le Pérou, les Portugais « contrôlent » le Brésil et s’implantent ponctuellement, faute de troupes et de moyens, en une série de comptoirs sur les côtes indiennes et chinoises, où ils sont concurrencés puis remplacés par les Anglais et Hollandais. Ces thalassocraties commerçantes, souvent gérées par de vastes compagnies monopolistiques qui disposent de vastes pouvoirs régaliens, sont avant tout des outils de conquêtes militaires, contrôlant d’importantes flottes de guerres, des troupes et des forteresses. Le monde devient un champ de bataille où se mesurent les puissances européennes mais aussi asiatiques, africaines et américaines, parfois balayées et surprises par la violence du choc initial, mais qui conservent souvent d’immenses forces de résistance pour s’opposer aux tentatives de domination européennes. Le refus de l’européocentrisme et la promotion d’une « histoire à part égales » conduit d’ailleurs à réévaluer les capacités d’actions et l’autonomie des sociétés qui entrent en contact avec les Européens2. L’ouvrage collectif Penser la guerre au xviie siècle , dirigé par Ninon Grangé, tient compte de cette dimension globale : dans une tentative particulièrement heureuse de décentrer le regard, Alain Brossat analyse ainsi les pratiques guerrières de Coxinga, le chef de guerre sino-nippon du clan Cheng qui se bat à Taïwan sous l’étendard des Mings. Pour l’amiral, les Hollandais qu’il chasse de l’île ne sont qu’une menace parmi d’autres et les Mandchous le préoccupe souvent bien davantage. Mais Penser la guerre au xviiesiècle, qui constitue les actes d’un colloque organisé à l’université Paris VIII en janvier 2010, s’interroge surtout sur les rapports qu’entretiennent les philosophes et les penseurs du xviie siècle à cette actualité guerrière. Le constat d’une apparente et paradoxale absence de la guerre sous la plume de certains philosophes est à l’origine d’une stimulante interrogation sur la place qu’ils lui accordent dans leurs réflexions. Théorisent-ils la guerre, ou bien n’occupe-t-elle qu’une place marginale dans leur pensée ? Le mot guerre est-il utilisé comme une métaphore ou bien l’objet guerre est-il considéré pour lui-même ?

 La guerre insaisissable

2L’ambition affirmée de l’ouvrage est donc d’étudier la manière dont les philosophes et les théoriciens du xviie siècle pensent la guerre, à la recherche de son « essence » (p. 12). Les contributeurs analysent le traitement réservé à la guerre chez Spinoza, Hobbes ou Pascal, mais également chez des juristes comme Grotius ou Pufendorf. Les héritages, ceux des néostoïciens, ou de Las Casas, relus au xviie siècle ne sont pas oubliés, non plus que les lectures postérieures de ces œuvres, à l’image de l’exégèse rousseauiste de Hobbes. Les contributions présentent de remarquables analyses de la place qu’occupe la guerre dans la pensée des différents auteurs abordés. Jacqueline Lagrée insiste par exemple à raison sur le poids des héritages néostoïciens. Cependant, l’audience de ces penseurs n’est jamais interrogée et la déconnection est complète entre ces écrits et les pratiques ou la culture des hommes de guerre du temps. La pensée de la guerre ne croise jamais la guerre telle qu’elle est conduite. On sait pourtant la popularité de Juste Lipse chez les capitaines du xviie siècle et l’influence qu’a exercée la pensée néostoïcienne sur les valeurs de la noblesse militaire : constance, endurance, obéissance, exaltation des vertus des capitaines antiques remplacent dans l’éthique militaire le don de soi et le sacrifice inutile de sa vie. Dans la seconde moitié du xviie siècle, ces réflexions débouchent d’ailleurs sur la condamnation de l’héroïsme insensé au nom de l’économie des moyens dans la guerre. Vauban déplore ainsi, au nom de la rationalité économique et de la certitude que la sueur et la science épargnent le sang, l’attitude suicidaire de d’Artagnan, tué lors d’un assaut à la tête des mousquetaires dans une vaine tentative de s’emparer d’une demi-lune de Maastricht3.

3L’ouvrage s’intéresse tour à tour à une archéologie de la pensée de la guerre, puis au socle de normativité juridique qui émerge autour de la notion de guerre avant d’élargir le propos à la guerre comme paradigme. La seconde partie de ces actes attire l’attention du lecteur sur les liens nouveaux qui unissent guerre et droit à partir du xviie siècle. En effet, la guerre devient l’objet d’une codification nouvelle qui s’affranchit de la seule référence au jus ad bellum issue de la pensée thomiste et de l’interrogation médiévale sur les conditions dans lesquelles une guerre peut être considérée comme juste pour embrasser le jus in bello, le droit dans la guerre, c’est à dire la manière dont les combattants peuvent se conduire vis-à-vis de l’adversaire au cours des opérations. Ce jus in bello devient l’enjeu des réflexions de juristes comme Grotius et Pufendorf, bien étudiés par Jean-Vincent Holeindre — sans que, là encore, l’articulation entre théories et pratiques ne soit questionnée. On pourrait avancer que c’est là la tâche des historiens plutôt que des philosophes, mais la déconnection une nouvelle fois totale entre discours normatifs et pratiques soulève néanmoins la question de la méthode adoptée pour aborder l’objet théorique qu’est la guerre au xviie siècle : le monde des idées a en effet une influence sur la conduite des acteurs et normes et pratiques s’interpénètrent en permanence.

 Lorsque tout devient guerre

4Si la qualité des contributions individuelles est évidente, l’ensemble souffre d’un relatif manque de cohérence. En effet, à force de vouloir embrasser la totalité d’un objet guerre jamais précisément délimité, puisque le terme désigne tour à tour un paradigme, un concept, un instrument et une situation juridique, l’impression d’ensemble qui se dégage de la lecture du volume est trop souvent celle d’un agrégat de contributions désunies. Faute d’une définition plus circonscrite de ce que les coordonnateurs du volume entendent par guerre, tout devient guerre : la lutte du croyant contre lui même chez Pascal côtoie les réflexions de Grotius sur la licéité de l’emploi de la ruse sur un champ de bataille, sans que les points communs entre ces différentes contributions ne ressortent clairement. La guerre employée comme métaphore occupe ainsi une place très importante dans un volume qui aurait peut-être gagné à restreindre son objet et ses ambitions. Sans doute est-ce là l’ordinaire de la publication d’actes de colloques et ce volume n’échappe pas à la règle.

Des penseurs oubliés

5Même si l’on ressort de la lecture du volume convaincu du fait que Hobbes, Spinoza ou Pascal sont de grands penseurs du politique et de la guerre, on pourrait toutefois regretter l’absence d’authentiques théoriciens, qui furent parfois également praticiens de la chose militaire. Paradoxalement, ceux qui ont pensé la guerre et l’ont parfois pratiquée sont les grands absents de ce volume : la littérature normative pléthorique des traités militaires, surabondante au xviie siècle à mesure que se développe l’imprimerie, n’est pas du tout convoquée. Les traités des hommes de guerre, souvent conseillers des Princes et généraux de hauts rangs comme Turenne, génial penseur de la guerre à l’échelon opérationnel, ou Vauban, ingénieur des fortifications mais aussi brillant stratège et réformateur, qui n’écrit que pour rationnaliser la guerre, remporter la victoire à moindre coût et doter l’état de ressources fiscales et militaires propices à l’achèvement des objectifs politiques de Louis XIV, ne sont jamais intégrés à la réflexion d’ensemble4. De même, les théoriciens de la raison d’État, qui bâtissent au xviie siècle leurs réflexions à partir du legs de Machiavel, brillent par leur absence : les intérêts des États constituent pourtant des principes prépondérants dans la vision géopolitique des souverains qui décident et conduisent la guerre au xviie siècle. Henri de Rohan, avec De l’intérêt des princes et des Etats de la chrétientés, publié en 1638, ou Gatien Courtilz de Sandras, dans ses Nouveaux intérêts des Princes de l’Europe, qui connaît cinq éditions entre 1685 et 1690 sont des penseurs de la guerre. Cette impasse sur les héritiers de Machiavel paraît problématique, comme en définitive le projet même d’un ouvrage, qui en cherchant une « essence » de la guerre qui la déconnecte de la politique ou du moins ne l’y rattache pas explicitement, manque sa cible. Car la leçon de Clausewitz, qui fait de la guerre la continuation de la politique par d’autres moyens ne s’applique pas seulement à l’époque contemporaine5. La guerre au xviie siècle n’est jamais qu’une tentative de résolution par la violence armée d’un antagonisme politique. La guerre n’est pas le conflit, mais une tentative de le résoudre. Penser la guerre hors de cette articulation entre des objectifs politiques d’une part et une économie des moyens mobilisés d’autre part s’avère sans doute illusoire, surtout lorsque la démonstration mobilise sans précautions des notions polémiques comme celle par exemple d’opinion publique (p. 213). L’ouvrage, s’il permet d’entrer dans les subtilités des pensées de Hobbes, de Spinoza, de Pascal ou de Grotius, en apprend finalement peu sur les travaux de Mars.