Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Paula Klein

Le Voyage fantôme

Georges Perec/ OULIPO, Le Voyage d’hiver & ses suites, postace de Jacques Roubaud, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2013, 448 p., EAN 9782021127324.

 « Faire du livre inachevé et inachevable, non un accident fâcheux […] mais un véritable genre littéraire, avec ses normes et ses préceptes propres »
Jacob, Menahem et Mimoun. Une épopée familiale.

1Comment écrire à propos de livres qui n’existent pas ? « Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres […]. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire ». Dans cet extrait du prologue de Fictions (1944), Borges imagine une démarche littéraire qui se contenterait d’imaginer, de décrire l’infinité des livres possibles. Roger Chartier, dans l’introduction à son ouvrage Cardenio, entre Cervantes et Shakespeare, reprend et analyse les différentes stratégies littéraires utilisées pour donner vie à ces livres imaginaires. L’auteur y cite l’histoire de Cardenio racontée par Cervantes, la première encyclopédie de Tlön découverte par Borges, ou encore la vaste anthologie d’auteurs créée par Roberto Bolaño dans La littérature nazie en Amérique Latine comme autant d’exemples de ces œuvres fantomatiques qui hantent l’imaginaire des lecteurs.

2Le Voyage d’hiver de Georges Perec mérite sa place dans cette bibliothèque fantôme. À partir de la découverte inopinée d’un « mince volume intitulé Le Voyage d’hiver », la nouvelle de Perec amène le lecteur à s’interroger sur les enjeux littéraires liés à ces textes imaginaires.

3Selon la conception borgésienne, le caractère « productif » d’un texte dépend de sa capacité à déclencher de nouvelles écritures. L’Oulipo fait de cet argument l’un des principes centraux de sa démarche littéraire. Le Voyage d’hiver et ses suites se présente donc comme un roman collectif purement oulipien : plus de vingt textes présentés comme autant de tentatives de réécriture de la nouvelle de Perec y sont compilés.  

4Chaque réécriture de l’œuvre matrice peut en ce sens être analysée sous le prisme de ces lectures actives ayant pour objectif l’écriture. Une étude comparative du texte original et des réécritures proposées par Jacques Roubaud et Marcel Bénabou dans Le Voyage d’hier et Le Voyage disert peut nous aider à mieux cerner les objectifs de cette démarche collective. D’une part, cette analyse nous permettra de mettre en évidence la « productivité », dans l’acception borgésienne du terme, du motif du texte fantôme ; texte inaccessible à la lecture et dont la survie dépend des réécritures qu’il suscite. D’autre part, tout en insistant sur son caractère originel, cette constellation d’écrits oulipiens utilise le Voyage de Perec comme une matrice formelle génératrice d’une série virtuellement infinie de « textes possibles ». Le motif du livre fantôme va ainsi représenter le seul élément récurrent de ces différentes variations qui s’éloignent toutes, à des degrés divers, du texte initial.

Le Voyage d’hiver

5L’intrigue de cette nouvelle de Perec prend la forme d’une enquête littéraire autour d’un texte fantôme. Vincent Degraël, un jeune professeur de lettres, est invité pour quelques jours à la maison de campagne de son collègue Denis Borrade. Par hasard, il découvre dans la bibliothèque familiale un ouvrage intitulé Le Voyage d’hiver dont l’auteur, Hugo Vernier, lui est totalement inconnu.

6En feuilletant l’opuscule, Degraël est frappé par un étrange sentiment de déjà-lu, comme si le souvenir d’une lecture antérieure venait en surimpression perturber sa découverte du texte. Degraël essaie de se convaincre que « les rencontres fortuites, les influences affichées, les hommages volontaires, les copies inconscientes, la volonté de pastiche, le goût des citations, les coïncidences heureuses […] » (p. 13), pourraient faire du Voyage une mosaïque dont chaque pièce renverrait à l’œuvre d’un des grands poètes du xixe siècle. Pourtant, du fait de sa date de publication, 1864, il serait plutôt un prédécesseur qu’un simple pastiche des ouvrages canoniques.

7Après une nuit blanche passée à analyser ce livre, Degraël en vient à la conclusion que l’ouvrage constitue une véritable « anthologie prémonitoire », un livre qui pourrait mettre en cause l’histoire littéraire telle que nous la connaissons. Faisant implicitement écho à la notion de « plagiat par anticipation » chère à l’Oulipo, le narrateur affirme que l’ouvrage de Vernier serait ainsi la source des plus grandes inspirations poétiques du xixe siècle.

8La guerre vient malheureusement perturber l’enquête que Degraël souhaitait mener sur ce livre à son retour à Paris. En dépit de ses recherches, le professeur ne pourra jamais retrouver un exemplaire du Voyage. Celui qu’il avait consulté sera détruit avec le bombardement de la villa familiale de son ami, tandis que le seul exemplaire référencé à la Bibliothèque Nationale s’est égaré longtemps auparavant lors d’un envoi à un relieur.

9Toutefois, après la mort de Degraël ses anciens élèves découvrent parmi ses documents un registre portant le titre de l’œuvre fantôme. Dans les premières pages, le professeur défunt y retrace l’histoire de ses recherches infructueuses, le reste du volume n’étant constitué que de pages blanches.

Le Voyage d’hier

10Si Le Voyage de Perec se construit autour de la notion de « plagiat par anticipation », comprise comme une forme privilégiée d’intertextualité, le texte de Jacques Roubaud propose pour sa part un autre type de relation transtextuelle.

11Richard Saint-Gelais désigne par le terme de « transfictionnalité » l’ensemble des procédés et des pratiques ayant pour but de prolonger les éléments constitutifs d’une fiction – intrigue, personnages, univers fictionnels — au-delà des limites de l’œuvre1. La « transfictionnalité » définit ainsi le phénomène par lequel au moins deux textes se rapportent conjointement à une même fiction. Le Voyage d’hier de Jacques Roubaud proposerait donc une prolongation, une nouvelle version construite à partir des éléments du texte perecquien.

12Dans cette première tentative d’exploration des possibilités narratives du texte original, Roubaud prend le pari de développer le potentiel énigmatique du texte de Vernier en reprenant la double structure propre au roman policier (récit du crime, récit de l’enquête). À la différence du roman policier classique cependant, l’énigme ne se construit pas autour d’un crime mais d’un texte fantôme.

13Le Voyage d’hier reconstruit l’histoire de Dennis Borrade — l’ancien collègue de Degraël à propos duquel la nouvelle de Perec ne nous fournissait que peu d’informations — à partir d’une enquête littéraire menée par son fils, un jeune professeur de littérature française habitant aux États-Unis. Dennis Borrade Jr tombe un jour par hasard sur l’ouvrage de Perec et y découvre un pan de son histoire familiale qui lui était jusqu’alors inconnu. En même temps qu’il cherchera à enquêter sur ses secrets de famille, le jeune professeur finira par dévoiler la véritable identité de Vernier. Comme nous allons le voir, ce mélange d’intrigues familiales et littéraires va faire l’objet d’un deuxième récit imbriqué à l’intérieur même du texte de Roubaud.

14En ce qui concerne les procédés narratifs utilisés par l’auteur, l’effet cumulatif de la « mise en abyme2 » va renforcer le caractère autoréflexif de l’œuvre. Cette fois‑ci, le motif du texte fantôme réapparaît lorsque le protagoniste découvre la nouvelle homonyme de Perec.

15Si la figure du lecteur qui se lance dans une enquête littéraire est récurrente dans l’œuvre de Perec, Roubaud crée pour sa part l’intrigue de son propre texte à partir du potentiel littéraire de cette figure. Par une mise en abyme, la nouvelle de Perec est incorporée comme un des éléments de la diégèse. Le tour de force de Roubaud consiste ici à briser le principe de «  suspension of disbelief » (cf. Wayne Booth, The Rhetoric of fiction) en se servant du texte originel comme d’une preuve, d’un document historique venant corroborer la véracité des enquêtes menées par Degraël.

16Grâce au récit de son fils, le lecteur parvient à reconstruire les événements qui suivent la curieuse découverte littéraire de Degraël dans la maison de campagne des Borrade. Nous apprenons que Borrade père avait participé pendant la guerre, à plusieurs missions de liaison avec la Résistance intérieure jusqu’au jour où son commando tomba dans une embuscade :

Le commando avait été trahi, livré. Deux personnes connaissaient l’endroit du rendez-vous, la grotte près de laquelle devaient être parachutés les armes, annoncées par un « message personnel » à la radio de Londres qui ne cessait plus de résonner à ses oreilles : « Cette année le mois de mai aura 53 jours ». (p. 25)

17Un dénommé « Louviers » et lui-même sont les seuls rescapés du massacre. À la fin de la guerre, Borrade se donne comme objectif de démasquer le traître afin de venger la mémoire de ses camarades. Roubaud fait alors apparaître un deuxième texte fantôme, celui du récit de cette enquête. Parmi les notes de recherche entamées par Borrade père et léguées ensuite à son fils se trouve en effet un roman policier inachevé intitulé Le mois de mai aura cinquante-trois jours :

La chemise contenait un tapuscrit, trois cahiers (un cahier orange, un cahier bleu, un cahier blanc) et quelques carnets avec des notes éparses. Le texte tapé à la machine était le début d’un roman policier compliqué. Les cahiers et les notes constituaient, plus ou moins en ordre, un ‘dossier’ de l’affaire de la Chartreuse, et le récit des événements. La victime du roman était le traître du dossier Robert Serval. Il y avait un titre : Le mois de mai aura cinquante-trois jours. Le roman était inachevé et Dennis ne parvint pas à en déchiffrer l’énigme, à découvrir qui y devait jouer le rôle d’assassin. (p. 27)

18Ce tapuscrit, retraçant l’énigme du traître Louviers-Robert Serval, est cédé par Borrade Jr. à Georges Perec, l’écrivain devenant à partir de ce moment un des personnages de l’intrigue. Motivé par l’espoir que « peut-être l’écrivain pourrait rendre un jour à son père un service analogue à celui qu’il avait rendu à la  mémoire de Degraël » (p. 29), Borrade Jr. nous confronte à un nouveau mystère : l’histoire de ce deuxième texte fantôme évoque, pour les lecteurs familiarisés avec l’œuvre de Perec, le processus de création de son roman posthume 53 jours. À travers un effet de métalepse, l’apparition de Georges Perec brouille les niveaux narratifs du récit. En faisant de l’écrivain un personnage, l’histoire du premier texte fantôme se reflète, comme dans un jeu de miroirs, dans celle du manuscrit de Borrade père.

19La deuxième partie du récit décrit l’enquête littéraire que mène Borrade Jr. dans le but de retrouver un exemplaire de l’ouvrage de Vernier. Grâce à une rencontre inattendue avec sa tante paternelle, le jeune professeur reconstruit peu à peu son histoire familiale, ce qui lui permet de mettre en lumière les liens entre Hugo Vernier et la famille Borrade. Bien que complexe, l’intrigue familiale n’est qu’un prétexte pour présenter au lecteur le premier livre du poète, intitulé Les poésies de Hugo Vernier.

20Les fragments de sonnets et de poèmes de Vernier largement cités dans le texte proviennent de ce seul exemplaire existant. Comme l’explique le narrateur, « Le livre devait paraître le 23 juin 1857, “chez l’auteur” » (p. 34). Cependant, pour une raison inconnue, l’imprimeur était ce jour là arrivé en retard, rendant l’édition impossible. Ce livre se présente ainsi comme un double spéculaire du Voyage d’hiver : un exemplaire personnel en est conservé mais le livre n’est jamais publié. Le narrateur attribue cette disparition forcée à la publication « deux jours après la date initialement prévue pour la parution des Poésies de Hugo Vernier » (p. 38) des Fleurs du mal de Baudelaire.

21Partant de ce cette explication, l’ouvrage que Roubaud désigne comme un « chef-d’œuvre anticipatoire » (p. 40) se révèle être la source du plus sinistre et du plus grand plagiat dans l’histoire des lettres françaises : « tous [les grands noms de la poésie française]. Tous l’ont copié et ensuite, vraisemblablement, détruit » (p. 41).

22L’apparition dans l’intrigue romanesque de ce nouvel ouvrage permet à Roubaud de porter sa réflexion sur le statut des textes fantômes et du plagiat par anticipation. Dans la transcription de la dernière partie des Poésies faite par le narrateur, nous lisons : « J’aurais pu, par la seule pose sur le papier de dix sonnets apparents, vous offrir le don potentiel de cent mille milliards d’entre eux » (p. 37). Roubaud fait donc du texte de Vernier le prédécesseur de Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau ; ouvrage posant les principes de la poésie combinatoire et potentielle et premier modèle d’œuvre littéraire oulipienne.

23Vers la fin du récit, Roubaud rend hommage à la notion de « clinamen » — l’introduction d’une erreur intentionnelle dans un système — chère à Perec, en restituant le titre exact du livre fantôme de Vernier. Le narrateur souligne ainsi que « le titre véritable n’était pas Le Voyage d’hiver mais Le Voyage d’hier (on remarquera que, par une coquille en sens inverse, le vrai titre est rétabli une fois dans l’édition originale de la nouvelle de Perec) » (p. 41).

Le Voyage disert

24Si Le Voyage d’hier représente la première tentative d’exploration des « textes possibles » inspirés de l’œuvre de Perec, dix-huit autres oulipiens poursuivent cette démarche d’appropriation et de réécriture. Parmi eux, Marcel Bénabou propose dans Le Voyage disert une réflexion métalittéraire qui porte autant sur l’origine de l’entreprise de Perec que sur les effets de lecture que cet ouvrage collectif suscite. L’auteur décrit la démarche littéraire entamée par les oulipiens comme:

une « tentative d’épuisement » des compléments possibles à apporter au Voyage d’hiver, une sorte de grand tableau à multiples entrées où seraient recensées toutes les possibilités de prolongement dont était porteur le récit perecquien. (p. 325)

25La version de Bénabou part d’une contestation de l’entreprise de Roubaud conçue comme une première tentative d’épuisement du texte référent. Le Voyage disert prend la forme d’une  analyse textuelle comparatiste dont le but est d’éclairer les erreurs occasionnées par la lecture peu rigoureuse du texte de Perec par Roubaud.

26En bon exégète académique, Bénabou résume la démarche de Roubaud : « usant d’un procédé que Gérard Genette classerait sans hésiter dans la catégorie des “continuations analéptiques”, il est remonté d’un cran dans l’histoire et a reconstitué avec force détails la genèse de l’opus verniérien » (p. 322). Le secrétaire définitivement provisoire de l’Oulipo souligne ensuite les discordances entre les deux textes et met en question la décision de Roubaud de traiter le premier Voyage comme un « document historique véritable » (p. 324).

27À la différence de Roubaud, Bénabou interroge les deux écrits à partir d’une analyse relevant de la critique de textes et des études génétiques. Il postule ainsi l’hypothèse selon laquelle le projet du « Roman du xixe siècle » serait le précurseur du Voyage perecquien :

Perec et moi avions pris l’habitude de nous retrouver régulièrement dans son tout nouvel appartement de la rue du Bac, et de consacrer quelques heures chaque semaine à travailler à des projets littéraires communs. Au nombre de ces projet […] figurait l’écriture d’un livre qui devait s’intituler Le Roman du xixe siècle. L’idée directrice en était la suivante : construire un vaste récit, à la première personne, dans lequel seraient intégrés, dans l’ordre où ils apparaissent, tous les fragments de romans figurant dans le volume xixe siècle du Lagarde et Michard Il s’agissait donc pour nous de créer un cadre, aussi léger que possible, à l’intérieur duquel nous pourrions, sans mauvaise conscience ni scrupule, réutiliser, aux prix de quelques modifications de détail, les plus belles pages de tous les grands classiques. (p. 321)

28La suite du récit prend la forme d’un commentaire des différentes voies que sa réécriture du texte aurait pu emprunter. Ce catalogue de textes potentiels s’interrompt subitement lorsque Bénabou réalise que chacun de ces titres et scénarios sommairement esquissés va être repris sous la plume des oulipiens victimes de la « maladie verniérienne ». La stupéfaction que provoque en lui cette découverte le conforte dans sa décision de ne plus se complaire dans cette « maladie » faisant de « la féconde exploration des virtualités […] une complaisante exhibition de virtuosité » (p. 330).

29Dans un double clin d’œil au lecteur, le narrateur se réjouit d’avoir échappé à ce mal :

Il me plaisait de penser que, même si l’ensemble des Voyages devaient un jour, une fois bien boutés, constituer un gigantesque puzzle narratif, il valait mieux, pour rester vraiment dans l’esprit de Perec, que manquât une pièce. Et d’ailleurs, n’avais-je pas professé moi-même qu’il est des œuvres qui ne valent que par leur inachèvement ? (p. 331)

30Si Le Voyage disert est conçu comme la pièce manquante de ce puzzle narratif, il peut aussi être perçu comme faisant écho au projet inachevé du Roman du XIXème siècle.Il s’agit, en effet, d’un récit à la première personne dans lequel sont intégrés, jusqu’au moment de sa propre réécriture du Voyage en 2012, tous les titres des suites réalisées par les autres oulipiens.


***

31Le Voyage d’hiver et ses suites soulève plusieurs interrogations quant à la manière de lire un volume collectif. Serait-il possible de lire une ou plusieurs de ces suites sans avoir connaissance du texte initiateur ? Les procédés de « transfictionnalité » utilisés déterminent-ils un certain ordre de lecture ?

32Suivant le classement des relations transtextuelles élaborée par Gérard Genette, nous comprenons par « hypertextualité » ce qui rapproche un texte A (hypertext) d’un texte B (hipotext) dont il provient, soit par imitation soit par transformation. Les rapports hypertextuels que nous avons analysés chez Roubauld et Bénabou ne sauraient pourtant pas épuiser l’effet d’ensemble visé par cette constellation d’écrits. Une définition élargie de l’hypertexte comme « structure textuelle combinatoire » (cf. Ted Nelson, 1993) ou bien comme « matrice de textes potentiels » (cf. Pierre Lévy) s’impose ici3.

33Cette notion large d’hypertextualité nous semble en partie reposer, dans le projet des Voyages, sur la figure du « puzzle » narratif. « Seulement les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens ».Cette description du puzzle donnée par Georges Perec dans le préambule à La Vie mode d’emploi aide à mieux comprendre cet effet particulier de lecture provoqué par Le Voyage d’hiver et ses suites en tant qu’ouvrage collectif.

34Le motif du puzzle, qui agit aussi bien sur la structure du roman policier chez Roubaud que sur celle de l’exégèse littéraire chez Bénabou, permet de même d’élargir notre réflexion aux différentes formes d’appropriation du texte fantôme. En se servant du motif du manuscrit disparu, les Voyages ouvrent le champ au virtuel, aux tentatives de réappropriations littéraires relevant d’une exploration des possibles narratifs. Non seulement le texte fantôme nous sensibilise au caractère potentiellement infini, intrinsèquement inachevé de tout dispositif littéraire, mais il nous confronte aussi au vide du sens que chaque lecteur doit réactualiser par la lecture.   

35Comprise comme un des enjeux les plus fertiles de l’interprétation littéraire, l’investigation des « textes possibles » s’inscrit dans la visée herméneutique de l’Oulipo. Ce projet collectif de commentaire, voire de continuation, du texte fantôme imaginé par Perec occupe, par ailleurs, une place à mi-chemin entre la critique littéraire et la création. Ce mouvement à partir duquel le versant analytique rejoint la quête d’innovation constitue un des enjeux majeurs de l’Oulipo. Comme le souligne Yves Citton, l’exploration des textes possibles implique, de la part du lecteur-critique, une responsabilité envers des réalités virtuelles que son activité d’exégèse peut aider à faire advenir.

36Le sujet du texte fantôme ouvre ainsi un terrain fertile d’interrogations à propos de nos manières de lire un texte ici et maintenant, à l’intérieur d’une communauté interprétative qui maîtrise des codes précis. Tout en mettant en relief la puissance du motif littéraire imaginé par Perec, les nombreuses versions du Voyage constituent la contrepartie de la quête d’ancêtres littéraires, de plagiaires par anticipation, qui est au cœur de la démarche littéraire oulipienne.