Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Février 2019 (volume 20, numéro 2)
titre article
Breton Julien

Le réel par effraction

Laurent Demanze, Dominique Rabaté, (sous la dir.), Faire effraction dans le réel, Paris : P.O.L, 2018, 564 p, EAN 9782818046364.

Emmanuel Carrère aux frontières de la littérature

1Sur un plan littéraire comme médiatique, Emmanuel Carrère n’est pas un écrivain qui renonce à exhiber les aléas, voire les affres tumultueuses, de sa création. L’histoire, depuis L’Adversaire, est connue : l’auteur, écrasé par le poids que représentait Truman Capote et la stature de son chef d’œuvre, De sang‑froid, ne réussissait pas à écrire, dans une même veine, la vie de Jean‑Claude Romand. Emmanuel Carrère considère a posteriori cette relation tortueuse avec un écrivain qui, selon lui, s’était compromis : « Une fois par an au moins, je relisais De sang‑froid, et j’essayais d’imiter l’approche de Capote, délibérément impersonnelle, sans me rendre compte que ce chef‑d’œuvre immense reposait sur une vertigineuse tricherie. » En attaquant le positionnement moral de l’homme vis‑à‑vis de son sujet, E. Carrère s’affirme comme un auteur dont la subjectivité est pleinement revendiquée : « Peu de livres ont été écrits dans un inconfort moral aussi atroce. » E. Carrère se souvient de cette crise d’écriture comme d’un moment capital dans son existence :

Moi, je m’obstinais à vouloir copier De sang‑froid. […] En consentant à la première personne, en acceptant d’occuper ma place et nulle autre, c’est‑à‑dire à me défaire du modèle Capote, j’avais trouvé. Je pense sans exagérer que ce choix m’a sauvé la vie1

2Le collectif de Dominique Rabaté et de Laurent Demanze, Faire effraction dans le réel, donne la mesure de ce vertige qui saisit l’écrivain dans sa genèse littéraire, dans la mesure où, depuis L’Adversaire, elle est matière à tisser le récit (comme on s’en souvient magistralement dans Le Royaume). Ainsi cette remarque saisira‑t‑elle les lecteurs de l’entretien, que les deux architectes de cet ouvrage à la gloire de l’écrivain, ont donné à ce dernier : « J’ai l’impression que, du moment où j’ai écrit cette phrase, elle a ouvert une porte, la porte d’un territoire dans lequel je suis jusqu’à maintenant2. », dit‑il en référence à cette phrase célèbre dans laquelle s’est insinué la marque grammaticale de la présence de l’auteur dans son sujet. Et, un peu plus loin dans l’entretien, l’écrivain se confie sur l’état actuel de ses créations, une forme de paralysie dont il a du mal à mesurer, pour l’instant, les effets :

Je ne vous ai pas caché que, depuis la fin du Royaume, je suis en panne comme écrivain : je savais que cela allait arriver. Je me disais aussi que si j’étais prévenu un peu de cela ça se passerait ma foi gentiment, ou pas désagréablement. Mais ce n’est pas vrai, c’est quelque chose qui me mine un peu, même si j’ai d’autres occupations, essentiellement d’écrire des scénarios et de faire des reportages, mais voilà, je le savais. Je ne sais pas comment je me suis engagé dans cette phase…3

3Mais cette première perspective ne s’éclaire qu’à la lumière d’une triste actualité : moins d’un an après la mort accidentelle de l’éditeur de Carrère, Paul Otchakovsky‑Laurens, le 8 janvier 2018, cet ouvrage célèbre la figure d’un auteur indissociable de sa maison d’édition dans laquelle presque toute son œuvre (L’Amie du jaguar, initialement sorti chez Flammarion tandis que Je suis vivant et vous êtes morts était au Seuil) a été publiée. L’amitié intellectuelle des deux hommes, dont on prend la mesure par le texte très beau et très intime que son éditeur lui dédie, culmine donc dans ce collectif, paru chez P.O.L., témoignant d’une exceptionnelle réception du vivant d’un auteur.

4Faire effraction dans le réel, tel est le titre équivoque choisi pour accompagner la photographie solaire, méditative et puissante d’E. Carrère. L’expression n’est pas étrangère à l’auteur : il est raconté à plusieurs reprises, pour des motifs divers, la scène fameuse d’Un Roman russe où l’auteur teste ce « performatif4 » qu’il évoque avec L. Demanze et D. Rabaté, c’est‑à‑dire cette écriture qui aurait des effets concrets sur le réel. C’est la formule qu’il emploie dans ce récit démiurgique et qui sert de titre au collectif : « J’ai écrit pour la femme que j’aimais une histoire érotique qui devait faire effraction dans le réel, et le réel a déjoué mes plans5. » La phrase est tirée d’Un Roman russe ; elle est citée par les deux auteurs de l’avant‑propos. Elle exprime aussi bien la fascination d’E. Carrère pour tout ce qui entoure le réel que le désir de l’auteur pour les « pouvoir[s] performatif[s] de la littérature6 » : la mise en scène de soi et les travers que l’auteur rencontre lorsqu’il se cogne (terme « lacanien » qu’il affectionne) au réel. La métaphore du braqueur n’est pas anodine puisqu’elle engage l’écrivain tout autant que, dans le cas d’E. Carrère, elle le confronte au réel, quitte souvent à être frappé en retour par un réel dont l’auteur a sous‑estimé la force. Telle est, en définitive, la morale de cette performance du train, qui finit sur un échec retentissant pour l’écrivain (mais que la transposition littéraire, peut‑être, rattrape).

5Ce collectif, néanmoins, n’est pas le premier à se pencher sur un auteur contemporain : plusieurs Cahiers de l’Herne, ces dernières années, ont déjà salué à leur manière l’œuvre d’écrivains aussi divers que Michel Houellebecq ou Pierre Michon. Dans l’avant‑propos, les auteurs exposent leur choix chronologique (c’est‑à‑dire d’embrasser la carrière de l’auteur, de ses débuts à ses derniers ouvrages) et celui de faire dialoguer articles universitaires et textes d’E. Carrère pour mettre en avant « l’atelier de l’écrivain7 ». Mais depuis cette antichambre de la littérature, les deux universitaires cherchent à montrer, par la disposition intercalée de toutes ces contributions, la manière dont un écrivain travaille : sur quel ressort, en effet, ses œuvres s’appuient‑elles ? Ainsi l’ouvrage, massif, se découpe en cinq parties, qui suivent d’une manière plus ou moins chronologique le parcours d’E. Carrère : comme critique de cinéma, puis auteur de romans et par la suite de récits où l’écriture laisse peu à peu la place à un « je » prédominant, presque insistant, en même temps que le journalisme s’impose comme un moyen que l’auteur a trouvé pour donner un nouveau souffle à son œuvre. Et de finir avec la partie « Ecce homo », qui s’ouvre avec un texte écrit par Houellebecq, « Emmanuel Carrère et le problème du bien », et dont la thématique tourne autour de la foi d’E. Carrère, de la question religieuse telle qu’elle est mise en scène dans son œuvre, et pour les textes plus intimes, dans sa vie.

Remonter aux origines

6Venons‑en maintenant à cet entretien qui fait débuter l’ouvrage : E. Carrère répond aux questions de D. Rabaté et L. Demanze. Au long cours, ces questions interrogent la part ou le « rôle » du témoin : de son travail de cinéaste (son film de fiction, La Moustache, inspiré de son propre roman ; son documentaire, Retour à Kotelnitch ; et sa participation à la série Les Revenants de Fabrice Gobert) au transfert qui pourrait se faire entre le cinéma et sa littérature, l’échange laisse entrevoir l’importance du montage, de la construction narrative. Ce survol de plusieurs thèmes et motifs récurrents qui apparaissent dans son œuvre est mis en relief depuis le prisme de ces différentes créations artistiques, puis par les auteurs qu’il admire et qui l’ont influencé dans sa propre pratique. Toutefois, ces réflexions sur l’œuvre achevée n’effacent pas les angoisses sous‑jacentes qui flottent sur l’œuvre à venir. D’où cette confession qu’E. Carrère livre au détour de plusieurs questions sur la difficile gestation de son œuvre, de son imperfection et de son aboutissement :

C’est de ça que je parlais. Parce que là au fond, je suis un peu en panne mais j’attends qu’il arrive quelque chose. Cela ne veut pas dire que quelqu’un dans mon entourage doive être tué de préférence mais que quelque chose dans le réel me sollicite et me fasse penser : tiens, ça me convient, je suis la bonne personne pour ça8.

7Ainsi le genre prisé du très court entretien dans les médias devient‑il, dans ce collectif célébrant la figure même de l’écrivain, un dialogue sur le temps long : un dialogue qui propulse la réflexion vers les différents champs artistiques qu’occupe E. Carrère, ce témoin, tel qu’il se considère, « qui a vu quelque chose, qui a assisté à quelque chose et qui apporte un témoignage9. »

8« La Fabrique du cinéma », première partie de cet ouvrage, s’arrête en détail sur le rapport qu’entretient E. Carrère avec le cinéma, en tant que critique tout d’abord, puis en tant que cinéaste. Quelques critiques prestigieux qui officient dans la revue Positif (là où Carrère s’est exercé au métier de critique à ses débuts) présentent le cinéma d’Emmanuel Carrère, dans son documentaire comme dans son film, La Moustache, ou son œuvre littéraire. Ainsi en est‑il des articles de Michel Ciment, de N.T Binh et d’Alain Masson, qui, dans cette partie, se mélangent à des textes de cinéastes (Fabrice Gobert, Pascal Bonitzer et Nicole Garcia) et témoignent, par cette entremise, de l’importance que l’écrivain porte à l’écriture scénaristique tout autant qu’au potentiel cinématographique de son œuvre littéraire (les deux adaptations de L’Adversaire au cinéma : Nicole Garcia et Laurent Cantet). La recension de M. Ciment, chef de file de la revue Positif et pilier historique de la critique française, recense et résume tous les articles qu’E. Carrère a écrits pour sa revue ; il explique, avec succès, comment l’écrivain était en germe dans son tout premier article proposé à la veille de ses vingt ans, intitulé évasivement « Description de combats » ou même dans les critiques postérieures des films d’Andreï Tarkovski ou de Werner Herzog. Les critiques de Positif rendent hommage surtout au très jeune critique, prodige d’expédition, qui écrivait ses critiques comme personne et y insufflait une voix, une tonalité peu commune, à cette époque d’affrontement entre la première revue et les Cahiers du cinéma. C’est ce que montrent, par ailleurs, les différents textes insérés dans cette rubrique ; ils témoignent à la fois du critique qui s’expose en donnant les raisons de son amour du cinéma10, quelque chose de mystérieux enfoui dans l’art cinématographique, un sentiment éphémère et inexplicable ; mais ils exposent aussi la part littéraire, toute en liberté, que se fait E. Carrère du cinéma et de la pratique de la critique. Ses critiques de film publiées dans l’ouvrage éclairent déjà un penchant pour le cinéma de W. Herzog à travers, entre autres, Fitzcarraldo11 (ou celui de Martin Scorsese dans une critique d’After hours12) qu’E. Carrère concrétisera dans une monographie sur le cinéaste allemand peu de temps après. À ces écrits sur le cinéma répondent des écrits de cinéma : ces projets de film (de « La Colonie » à « Langue étrangère ») manifestent un savoir‑faire narratif et elliptique dont le potentiel cinématographique est évident, en plus de naviguer autour de genres (que ce soit le fantastique, l’absurde, le thriller ou même la dystopie), chers à l’auteur, qui sont dans plusieurs de ses premiers romans.

9Les textes d’E. Carrère sur ses projets de film démontrent, tout d’abord, une chose : l’imprévisibilité du réel. Et c’est sous ce signe seulement que le projet esthétique, quelle que soit sa nature, peut être mené à bien, et atteindre cet inconnu dont on ne connaît pas les modalités quand on se lance dans un projet. Dans la deuxième partie, « Le Monde du roman », la littérature devient non plus ces écrits qui la sondent indirectement (par l’art de la critique ou des projets de cinéma qui s’en inspirent) mais des œuvres à part entière, inscrites dans une tradition. C’est pourquoi, après ses premiers romans que sont L’Amie du jaguar, Bravoure et Hors d’atteinte, qui laissaient entrevoir un écrivain influencé par une certaine tradition littéraire (celle du roman réaliste), E. Carrère engage son esthétique aux antipodes de ses débuts avec La Classe de neige et La Moustache. Dans « Le jeune romancier français », John Updike, célèbre écrivain américain dont le dithyrambe littéraire est un droit d’entrée dans le monde des lettres, fait l’éloge de La Moustache et interroge un monde contemporain en perpétuel glissement. Sorti « K.O.13 » du roman d’E. Carrère, John Updike inscrit l’œuvre du romancier français (où il est question d’une « œuvre fantastique » plutôt que « de science‑fiction »), sous l’égide prestigieuse de Kafka, dans le sillon de la littérature américaine. Le roman, dès lors, joue avec les frontières. Ainsi n’est‑il pas étonnant que les articles suivants évoquent la figure de Philip K. Dick à laquelle E. Carrère a consacré une biographie à la frontière du roman, Je suis vivant et vous êtes mort. Les repères littéraires sont bouleversés : cela se confirme tant dans la note d’intention que l’écrivain présente pour rendre attractif son projet auprès des maisons d’éditions du Seuil (et ne pas risquer de ruiner P.O.L., dit-il), tout en défendant subrepticement une littérature aux frontières dépassées ou renversées (composée, dixit Carrère, par un « génie », ou si l’on préfère un « prophète14 »), que dans l’article de François Angelier, qui fait du biographe de Philip K. Dick un portrait méticuleux en détricotant la manière dont un artiste affirme un style différent (une déclinaison des obsessions de l’auteur) du genre codé, loin, très loin de la biographie à laquelle le lecteur est habitué.

10Mais de quoi, par conséquent, les romans d’E. Carrère sont‑ils le nom ? C’est à cette question que Paul Otchakovsky‑Laurens essaye de répondre dans un texte très tendre où il caractérise, tout en admettant son impossibilité, le style de Carrère : un mélange de vérité et de sacré, telle est l’idée qu’il se fait de la littérature de son écrivain.

La voix d’un auteur

11Aux romans a donc succédé la forme du récit avec L’Adversaire. La question reste de savoir de quoi se forme, ou comment se décompose ce « je » si reconnaissable qui se présente au lecteur depuis maintenant plusieurs livres. La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Dire “je” », s’ouvre sur des lettres écrites par Harry Matthews, Olivier Assayas ou encore Pierre Michon (quelques textes plus loin), qui témoignent non seulement de la formidable réception que connut très tôt E. Carrère mais aussi confirment le dialogue permanent de l’auteur avec ses contemporains : les deux textes qui suivent ces lettres poursuivent ces échanges en démontrant l’amitié discrète qui unissait Pierre Pachet et E. Carrère. En parallèle de ces discussions littéraires, plusieurs articles poursuivent la réflexion, par exemple à la lumière de l’œuvre de George Perec (dont la filiation pas forcément évidente apparaît sous la forme de ce que Claude Burgelin, dans son étude comparée, appelle une « force de déstabilisation15 »). L’Adversaire et D’autres vies que la mienne dominent l’analyse ; ils semblent, en effet, donner une variation dans la place qu’on peut attribuer à ce « je » ambigu : « je » est aussi cette part d’altérité que l’auteur s’emploie à chercher, à interroger dans des sujets qui l’éloignent progressivement de sa personne (probablement pour mieux y revenir). Un texte d’E. Carrère, sur ce sujet, donne le ton : « La première personne16 » dévoile la fascination de l’auteur pour le début de Madame Bovary ; il s’y étonne de la trace du « nous » puis interroge l’arrivée discrète du « je » dans les Actes des Apôtres attribués à saint Luc qui devrait, normalement, privilégier l’impersonnalité. Mais voilà qu’E. Carrère est intrigué par ces formes communes de subjectivité dans des ouvrages qui, au contraire, voulaient les expulser ; pour lui, c’est la trace indélébile d’une subjectivité qu’on ne peut tout à fait supprimer, escamoter de sa création, quand bien même on s’appelle Flaubert. Est‑ce à dire enfin que « l’adieu au roman17 », pour reprendre le titre de l’article de D. Rabaté, est inéluctable ? C’est ce que l’ébauche de L’Adversaire, un inédit inséré dans le collectif, montrerait ; il a été écrit à l’automne 1998 et à la troisième personne. On sait depuis le texte publié ce qu’il en reste.

12Toutes ces questions se posent à nouveau dans l’article d’Éric Bordas18 qui parcourt l’œuvre d’E. Carrère à l’aune de l’analyse stylistique, en s’attachant à sa quête de prosaïsme dans l’expression. Les recherches sur le style de l’auteur montrent à quel point se construit dans un second temps de l’œuvre, à l’encontre du classicisme des débuts, un réalisme prosaïque qui refléterait l’oralité des personnes rencontrées autant que la voix de l’auteur en quête du mot juste et simple (peut‑être une autre forme du « carrèrisme19 », ce néologisme que John Lambert, le traducteur américain d’E. Carrère, prête à l’auteur français pour caractériser sa particularité à choisir des mots qui, si surprenants soient-ils, n’en sont pas moins profondément significatifs). Autrement dit, cette esthétique si représentative d’E. Carrère selon É. Bordas témoigne d’une « prose narrative20 » où la familiarité revendique l’absence flagrante d’illusion. Ce style Carrère, c’est finalement une poétique que l’auteur conçoit comme l’investigation d’un réel dénué d’afféterie ou de fioritures. Chercher le mot juste pour dire le réel tel qu’il est et non tel qu’il pourrait être, voici peut‑être l’adage carrèrien (pour poursuivre sur la lancée amorcée par John Lambert).

13À partir de ces premières investigations, il s’agit d’interroger, conformément à la progression de l’ouvrage, ce qui sous-tend une toute autre orientation de l’esthétique d’E. Carrère : à quoi tient, à quoi se résume au fond, le journalisme dans la littérature d’E. Carrère ? Peut‑être à cette quête toujours recommencée par laquelle l’écrivain s’empare d’un sujet dont il exploite le matériau jusqu’à ce que l’œuvre s’en rapproche. Les deux reportages (« Marche à l’ombre à Bénarès » et « Place assise pour Jakarta »), qui ferment la partie précédente et ont été publiés originellement pour Télérama au milieu des années 1980, auraient à juste titre trouvé leur place dans la quatrième partie du volume intitulée « Après Romand : journalisme et l’enquête ». Ils laissent entrevoir le potentiel littéraire des articles journalistiques de Carrère par la voix particulièrement nonchalante ou distanciée qui les habite, la place déterminante laissée à la subjectivité comme par la tentation d’emmener le reportage vers d’autres territoires, d’en redéfinir les frontières : faire, par exemple, d’un simple trajet en bus en Indonésie la matière d’une découverte profonde mais aussi anecdotique d’un pays tient en effet de la gageure.

14Pourtant, la dimension journalistique de l’œuvre de Carrère emprunte à une longue tradition. Les formes journalistiques qui se retrouvent dans ses récits et ses reportages remontent, explique L. Demanze dans son article éclairant, au journalisme littéraire du xixsiècle mais aussi à l’esthétique du Nouveau journalisme tel qu’il est pensé par son promoteur, Tom Wolfe, et même aux sciences sociales dans l’implication subjective revendiquée par l’auteur lui-même. Son œuvre joue avec les genres, comme elle semble prendre ses distances avec les influences qu’elle revendique (Capote en tête). Le journalisme d’E. Carrère s’est imposé dans ses articles, dans ses reportages, puis dans ses œuvres les plus récentes sous une forme qui, transposée dans ses récits, fait le succès de l’auteur sur la scène littéraire : c’est l’enquête.

15L’article de Mathilde Barraband21 propose, à partir de cet angle, une étude de l’œuvre de Carrère depuis la place qu’occupent les procès dans ses livres. Cette thématique dominante très présente dans l’univers d’E. Carrère exacerbe les liens entre un auteur et son sujet (ou ses personnages), et les doutes qui l’assaillent et dont il ne cache rien, comme pour signifier aux lecteurs le chemin tortueux de la vérité à laquelle l’enquête est censée aboutir. Comment l’homme est-il contaminé par son sujet, emporté par son œuvre, toujours passionné pour ce réel qui lui est si étranger, cette altérité si présente, par exemple, dans D’autres vies que la mienne ? Et comment le souci de l’autre éloigne‑t‑il peu à peu Carrère du champ esthétique vers des préoccupations plus éthiques et politiques ? Tel est le parcours autour duquel son œuvre littéraire a gravité depuis L’Amie du jaguar, avec une nouvelle impulsion depuis L’Adversaire ; et telle est enfin la mission que s’assigne une partie de la littérature contemporaine. Serait‑ce là le signe particulier d’un Nouveau journalisme français ? Les différents articles de cette section soulèvent néanmoins une certitude, aussi mineure soit‑elle : E. Carrère est inclassable ; il ne se réduit pas à un genre, il en redéfinit plutôt la matière et les esthétiques.

En quête d’une communauté

16À peine a‑t‑on laissé de côté la partie sur le journalisme et l’enquête que Houellebecq dialogue à son tour avec l’œuvre d’E. Carrère (puisque ce dernier avait écrit un article dans les Cahiers de l’Herne consacré à l’auteur de Soumission) dans « Emmanuel Carrère et le problème du bien », le premier texte de « Ecce homo », la cinquième et dernière rubrique de ce livre. Le premier fait du deuxième un héritier, ou plutôt l’incarnation d’un renouveau, d’une littérature qui s’était perdue dans des trajectoires morales douteuses ; Houellebecq trouve, ainsi, dans l’œuvre de Carrère une propension magistrale à situer l’humain sans pour autant le juger : c’est dire si l’œuvre est complexe compte tenu des personnages sulfureux auprès desquels l’écrivain s’approche à petits pas, pour les montrer aux lecteurs sans aucune idéologie ou préjugé que ce soit. Il s’agit de la communauté humaine, celle en laquelle E. Carrère (c’est du moins ce que suggère son œuvre) concentre sa foi, tandis que Houellebecq, on s’en doute, est plus sceptique, croit plutôt en un amour à échelle humaine (seulement entre deux êtres). Si l’article de Houellebecq prolonge quelque peu celui d’Alexandre Gefen, qui se penchait sur D’autres vies que la mienne et le prisme qu’il occupe dans l’œuvre de Carrère (et dans une certaine littérature du xixe siècle) vis‑à‑vis de l’éthique du care, plus connue outre‑Atlantique, il donne aussi plus de propension, plus d’ampleur même, à penser l’esthétique d’E. Carrère dans une génération d’auteurs où il s’impose comme une voix si puissante.

17Mais derrière l’écrivain confronté à une crise mystique dans Le Royaume, que reste‑t‑il de l’homme et en quoi se révèle‑t‑il dans son œuvre ? L’écrivain français Mathieu Larnaudie, dans « D’autres vies que la leur » apporte quelques éléments de réponse ; il montre, entre autres, la capacité de Carrère à s’embarquer dans un sujet souvent risqué et à extraire une force littéraire d’une matière qui, de prime abord, n’en a pas (qui pensait, avant la lecture D’autres vies que la mienne, que l’arnaque aux crédits à la consommation pouvait être un grand sujet de littérature ?). Son texte, éclairant, arrime l’ensemble des œuvres de Carrère dans plusieurs directions vers lesquelles elle gravite. M. Larnaudie, après avoir fait d’E. Carrère un auteur certes complexe mais dont les livres sont composés de plusieurs niveaux de lecture, conclut sa réflexion sur ces phrases dithyrambiques qui expriment ce que représente, désormais, l’œuvre d’un auteur qui laisse derrière lui, en plus des thèmes et des images qui lui sont d’ores et déjà représentatifs, un style tiraillé entre deux esthétiques, deux tentations auxquelles le réel le soumet :

Nos vies sont clivées, sinueuses, aléatoires, le réel retourné sur lui-même dans le feuilletage infini des écrans qui le dupliquent, des représentations avec lesquels il se confond ; et dans ce chaos structuré le langage est une piètre boussole, susceptible de perdre pied, de délirer à son tour. Surtout, comme chez Dostoïevski, la question de la croyance, et plus précisément celle des croyances en lutte avec l’état présent du monde, continue de hanter le langage. Elle est toujours là, sous‑jacente, qui traverse nos sociétés, nos âmes, nos cultures, et la littérature. C’est en cela peut-être, avec de tout autres outils, une autre logique, une autre grammaire, que la prose documentaire de Carrère s’approche de la fantaisie dickienne : en ce qu’elle tente de cartographier un monde où règnent les spectres de la souffrance, de la folie, du mal, où tout le monde cherche désespérément comment vivre, et où chacun reste préoccupé par les conditions de son salut22.

18Les déclinaisons humaines que représentent les différentes œuvres lues, commentées, analysées sont autant de variations qu’un auteur se fait du monde mais aussi, et c’est là la particularité que les multiples contributions éclairent, de l’intimité de l’homme qui se dévoile, le « je » que sous‑tendent toutes ces vies dans lesquelles l’homme s’ausculte. Le Royaume en est à ce jour la dernière incarnation et la plus virtuose. L’autoportrait éclaté que toute l’œuvre de Carrère donne à voir est celui d’un homme prompt à l’introspection, si toutefois celle-ci dit quelque chose, explose le sujet dans laquelle elle se réfléchit : là encore se niche l’art particulier et discret d’E. Carrère.

19Mais pour qui donc E. Carrère écrit‑il ? Par qui compte‑t‑il donc être entendu ? Une image de soi que l’auteur veut en accord à ses principes, c’est-à-dire cette quête de la modification de tout son être à laquelle il semble se vouer, c’est ce que démontre Agathe Novak‑Lechevalier dans « Figures humaines » : l’auteur tend à peindre, à portraiturer des hommes, des femmes tout en tissant avec son lecteur un lien indéfectible qui représente, ce que la spécialiste du dix‑neuvième siècle et de Houellebecq appelle à juste titre la « fraternité humaine23 ». La propension humaine à travers l’enquête religieuse que mène l’auteur, si elle en agace certains (l’ironie mordante de Pierre Cormary saisit sur le vif les travers, selon lui, du Royaume), n’en fonde pas moins une quête spirituelle à laquelle le lecteur est, s’il le veut, convié, fût-il non‑croyant.  

20Le collectif se clôt sur le discours qu’a prononcé en 2017 Emmanuel Carrère à Guadalajara lors de la remise du Prix de la Foire Internationale du Livre. Intitulé mystérieusement « Les écrivains, les assassins et la vieille dame », le discours d’E. Carrère vient couronner à la fois une carrière (ou, comme le voudrait l’auteur lui‑même un « destin24 ») d’écrivain et une réception exceptionnelle du vivant d’un auteur. Avec les circonvolutions qu’on lui connaît, le récipiendaire emprunte plusieurs détours pour arriver là où il veut en venir : la définition ou l’éclaircissement de son esthétique, de son projet littéraire. Des références à Truman Capote et à Charles Dickens viennent instaurer des influences à côté desquelles E. Carrère se figure comme écrivain et, à partir de la figure imposante de ces deux monuments de la littérature, il revendique malgré toute la liberté, « la plus grande liberté25 », qu’un écrivain peut manifester, il est vrai, dans ses livres mais aussi dans la vie, dans la manière dont il fait résonner ce qu’il a écrit avec la conscience de ceux qui le lisent.

21On retiendra encore, à la toute fin du volume, parmi les nombreux inédits d’E. Carrère et plusieurs articles de proches ou de collaborateurs en tous genres, des projets qui, au fil des ans, n’ont jamais été achevés, des documentaires reportés sine die (l’auteure Anne Plantagenet et la promesse de son documentaire sur Carrère), des livres d’entretien ou d’essai remis à plus tard (l’essai auquel Ariane Geffard voudrait aboutir et cela même si son article ne laisse rien paraître de vraiment prometteur) et la série Les Revenants à laquelle Carrère a collaboré sans pour autant qu’une suite ne soit donnée à ce projet inabouti. Ces différents exemples, aussi différents soient-ils, donnent l’impression qu’autour de l’orbite E. Carrère, les projets, les plans (« Retour à Kotelnitch. Note d’intention » et même cet excellent projet « La Chute des flocons » qu’il reprend dans ce livre pour le commenter, l’affuter), les échafaudages importent autant que l’œuvre achevée, parvenue à sa forme finale. Comptent davantage, en définitive, les différents balbutiements par lesquels passe un auteur pour parachever son œuvre : tel est peut‑être l’imprécation ultime d’E. Carrère et de l’idée qu’on peut se faire d’une certaine littérature contemporaine du xxie siècle à travers tous ces textes qui constituent un parallèle à l’œuvre et entament un dialogue fécond.


***

22Ainsi est‑il nécessaire d’esquisser une tendance qui s’observe dans l’ensemble de l’ouvrage : l’entremêlement d’écrits éclectiques qui font de la réception de Carrère un regroupement astucieux et bien pensé de textes d’universitaires (à commencer par ceux qui ont entrepris le projet du collectif jusqu’aux articles de M. Barraband, d’A. Novak‑Lechevalier ou d’É. Rabaté), d’artistes (pour rassembler les cinéastes, les écrivains : de N. Garcia à M. Houellebecq en passant par P. Michon), de critiques (de M. Ciment à F. Angelier), de proches de l’écrivain (de P. Pachet à H. Clair), de ses personnages (Étienne Rigal) et d’écrits d’E. Carrère lui‑même qui ponctuent et rythment cet ouvrage, comme pour rappeler qu’avant toute chose il est le (seul) artisan de son œuvre. De ce dialogue riche en rencontres et en déclinaisons de l’œuvre de l’écrivain s’éclaire la place prépondérante qu’il occupe dans le monde des lettres françaises et des multiples polarités que ses écrits ouvrent dès lors qu’on les entrechoque. C’est donc une effraction du lecteur dans les arcanes de la création d’Emmanuel Carrère comme du déploiement esthétique, philosophique et même politique qu’opère son œuvre depuis ses débuts. C’est la consécration véritable d’un auteur contemporain dont l’œuvre n’est pas achevée et reste, pour l’heure, en suspens.

23Parmi la série de photos sur laquelle se referme le volume, on s’attardera à une photographie, puissamment cinématographique, qui se détache des autres : il s’agit de l’image choisie d’abord par l’auteur pour figurer sur la couverture du Royaume ; on y aperçoit un groupe de plusieurs personnes qui sont visiblement atteintes de trisomie courir librement sur une étendue sauvage et tous ceux‑ci, disposés élégamment dans ce qui pourrait être un plan de cinéma, semblent, à cet instant, touchés par la grâce. La photographie, d’une puissance visuelle indéniable, rappelle au lecteur du Royaume la force avec laquelle l’auteur consacre, dans ces quelques pages, la vision fugace et poétique de son propre royaume, cet endroit vu par l’auteur et seulement entrevu par le lecteur.