Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Décembre 2018 (volume 19, numéro 11)
titre article
Stéphane Massonet

Ce que parler vrai veut dire

Michel Foucault, Discours et vérité, précédé de La Parrêsia, édition établie par Henri-Paul Fruchaud et Danièle Lorenzini, préface de Frédéric Gros, 2016, Paris : Vrin, Collection Philosophie du présent, 314 pages, EAN : 9782711626564.

1Alors que nous pensions avoir fait le tour avec les quatre tomes des Dits et écrits, les treize volumes des cours au Collège de France, ou encore les deux tomes de la Bibliothèque de la Pléiade parus à l’occasion du cinquantenaire de la publication de Les Mots et choses, voici que les éditeurs de Michel Foucault nous réservent encore quelques surprises. Tout récemment, viennent de paraître Les Aveux de la chair qui constitue le quatrième volume de L’Histoire de la sexualité et, à quelques semaines de distance, sous le titre Discours et vérité, un ensemble de conférences faites à l’Université de Grenoble en mai 1982 et à l’Université de Berkeley durant l’automne 1983, qui mettent en lumière l’importance de la notion de parrêsia dans les derniers travaux de Michel Foucault. Alors que la parution du volume final de cette Histoire de la sexualité éclipse quelque peu ce petit volume de conférences, le rapport entre les deux publications ne devrait pas être négligé. Les Aveux de la chair avait été annoncé par l’auteur dans le prier d’insérer qui accompagnait les second et troisième volumes de son Histoire de la sexualité. Il constituait donc le quatrième et dernier tome annoncé comme étant « à paraître », au moment où Michel Foucault nous quittait, le 25 juin 1984. Les conférences sur la parrêsia de Berkeley datent donc de neuf mois plus tôt, à une époque où il termine la rédaction de son texte pour Les Usages des plaisirs et Le Souci de soi et où il entend reprendre la rédaction pour Les Aveux de la chair. Une première version de ce texte avait été annoncée sous le titre La Chair et le corps en 1976. De fait, comme nous l’apprend Frédéric Gros, ce texte est le premier qui fut rédigé après La Volonté de savoir en 1976 et constituait comme une sorte d’introduction générale à son Histoire de la sexualité. Michel Foucault y étudiait les règles de conduites propres au christianisme élaboré par les pères de l’Eglise entre les iie et ive siècles. Se rendant compte que bon nombre de ces règles formaient un héritage provenant des écoles philosophiques de la Grèce antique et de Rome, le philosophe s’était rendu à l’évidence qu’il fallait retourner vers cette tradition pour tenter de dresser la généalogie de ce geste. C’est ce retour vers les Grecs qui permet à Foucault de découvrir une herméneutique du sujet et une culture du soi. En reprenant le tapuscrit de ce quatrième volume de son Histoire de la sexualité au moment où il disparait, on est en droit de se demander en quelle mesure les récentes réflexions sur la parrêsia communiquées quelques mois plus tôt auraient influencé ou différé la relecture et la réécriture de ce dernier volume1. Clairement, la transformation progressive de la notion de parrêsia à travers le monde antique posait les jalons d’une généalogie de notre rapport critique à la vérité. En travaillant le rapport entre sujet et vérité, elle rend plus évident la transformation et le remaniement du projet initial de son Histoire de la sexualité, qui fut conçue dans un premier temps comme une biopolitique des dispositifs de contrôle autour de la sexualité, alors que les réflexions sur la parrêsia transformaient l’enjeu de cette fresque historique en une histoire du sujet, partant des rapports qu’il entretient avec la vérité.

Parler pour tout dire : les trois dimensions de la parrêsia

2Michel Foucault construit et problématise la notion de parrêsia dans le cadre des trois derniers cours dispensés au Collège de France. Comme le souligne Frédéric Gros dans son introduction à Discours et vérité, ce concept « constitue sans doute son ultime grand apport à la philosophie » (p. 11). Il forme le centre difracté de ses dernières recherches sur le rapport entre discours et vérité. Il est le point à partir duquel s’entame cette herméneutique du sujet énonçant une vérité sur soi. D’emblée, comme le propose Foucault, le terme de parrêsia pourrait être traduit par le « tout‑dire » (p. 24), entendu comme une obligation de dire vrai alors que cette parole relève d’un courage de vérité et d’une liberté de parole. Tout le travail de Foucault consistera à montrer comment cette notion de parrêsia se transforme à travers l’Antiquité, comment elle détermine un nouveau rapport entre le sujet et la vérité, au discours, et donc à la philosophie, en même temps que Foucault y voit une notion éminemment politique et éthique, qui permet de réévaluer les rapports entre les notions de démocratie, de subjectivité et de vérité. Ainsi ce rapport entre discours et vérité n’est pas épistémologique ou transcendantal. Foucault ne s’intéresse pas aux conditions du discours vrai ou ce qui fait la véracité d’une telle parole. Élaborant sa réflexion à partir d’une « pragmatique du discours », c’est la prise de parole comme acte qui retient son attention à partir d’une « obligation de vérité », c’est‑à‑dire les mécanismes qu’une culture invite « pour obliger un sujet de dire vrai devant un autre sujet » (p. 13). Ce rapport intrinsèque à la vérité du « tout‑dire » de la parrêsia recoupe trois dimensions différentes pour Michel Foucault, dimensions qu’il a tenté de dégager et d’articuler tout au long de ces conférences : la dimension politique, la dimension éthique et enfin la dimension philosophique.

3La nature proprement politique de la parrêsia réside dans le fait qu’elle est une prérogative de citoyen. Elle est un droit donné par naissance à tout homme libre d’exercer une parole libre. Il s’agit donc d’une prérogative par laquelle le système démocratique garantit l’exercice de la liberté de parole à ses citoyens, leur permettant de parler « en leurs noms » et d’émettre des opinions sur le bien commun. Ce geste relève donc d’un courage de vérité qui s’oppose à la parole craintive de l’esclave, qui n’ose dire la vérité et parle toujours en‑deçà du seuil de l’inégalité. Ce courage réside dans le fait d’énoncer des vérités qui sont peut‑être désagréables à entendre et qui peuvent prêter à dissension, ce qui oppose la parrêsia autant à la démagogie des flatteurs qu’à la parole déréglée. Foucault identifie un tournant important chez Platon, dont Les Lois loue le tyran Cyrus qui laisse ses vassaux s’exprimer pour donner des avis contraires aux siens. Ainsi, la parrêsia se transforme pour devenir conseiller du Prince. De même, elle devient individuelle et vise à transformer l’âme. Le moment platonicien est donc identifié comme le « tournant éthique » de la parrêsia, avec la figure de Socrate comme celui qui veut bousculer les fausses‑idées en devenant l’accoucheur d’âmes. Cette parrêsia éthique fait appel au maître comme « directeur de conscience » tels qu’on les découvre dans les écoles philosophiques de l’époque hellénistique et romaine. Cette parrêsia caractérise avant tout le régime de la parole du maître qui cherche à conduire l’âme des sujets vers une vérité et une bonne gouvernance de soi. Cette parole du maître antique s’oppose à la confession chrétienne, qui appelle à cette transparence de parole du pécheur qui doit avouer ses péchés devant un confesseur muet. Si Michel Foucault identifie trois écoles philosophiques qui illustrent différentes formes de cette parrêsia éthique, à savoir l’épicurisme, le stoïcisme et le cynisme, ces trois modalités reposent sur un fond identique, à savoir un souci éthique de soi, qui invite à mettre en place des justes principes pour une bonne gouvernance de soi, tandis que cet examen doit passer par l’intermédiaire d’un tiers, qu’il s’agisse d’un ami, d’un maître, d’un conseiller ou d’un publique.

4La nature philosophique de la parrêsia est une réévaluation de la sagesse antique qui permet de redéfinir la philosophie comme une activité critique. Si la vérité est au centre de tout discours philosophique, la parrêsia vise avant tout une mise à l’épreuve de la vie et non à l’élaboration d’un discours juste ou vrai. Elle n’est pas de l’ordre de la démonstration et du logos, mais d’une pratique de vie, d’un ensemble de règles qui vont définir et donner forme à nos comportements, à nos actes et à notre vie. « Le parrésiaste réalise la vérité dans sa vie même » (p. 16). La vraie vie n’est pas quelque chose qui se médite, pas plus qu’elle ne se contemple. Elle est une vérité qui se réalise dans la vie. Elle se réalise avant tout comme pratique.

Genèse de la parrêsia

5Michel Foucault parle pour la première fois de la parrêsia dans son cours au Collège de France du 10 février 1982, indiquant qu’il faut poser la question de la véridiction et de la gouvernance du sujet en remontant au‑delà de l’aveu chrétien. Il faut se tourner vers la philosophie antique qui élabore le souci de soi comme pratique du sujet et du dire‑vrai, avant tout comme parole du maître. Foucault dégage une première approche à partir de la physiologie épicurienne. Il cite Épicure qui parle de l’usage « d’une parole libre », de la parrêsia comme une technique qui permet au maître d’utiliser le champ des connaissances « pour la transformation, la modification, l’amélioration du sujet2 ». Ainsi, la parole libre est tout entière du côté du maître et apparaît comme une technique thérapeutique prescriptive, qui est aussi jeu.

6Quelques semaines plus tard, le 10 mars 1982, Michel Foucault consacre une leçon entière à la parrêsia durant laquelle il tente de clarifier l’ouverture de cette parole libre qu’il définit comme techné et comme ethos. Très rapidement, il identifie la flatterie et la rhétorique comme les deux grands ennemis du franc parler, au point qu’il définit la parrêsia comme une anti‑flatterie. D’où l’abondante littérature sur la flatterie ou encore sur la colère. On pense ici à Sénèque qui écrira dans le De Ira un traité sur la maîtrise de la colère en définissant celle‑ci comme une folie passagère. Elle intéresse particulièrement Foucault car elle marque ce point où le colérique perd la gouvernance de soi. Elle est emportement violent d’une personne contre une autre, et trahit un exercice abusif de pouvoir de la personne colérique contre une autre. La question de la colère est d’emblée politique puisqu’elle intéresse le cas particulier de la colère du Prince à l’égard de ses sujets. Ce manque de contrôle de soi devient l’indice d’une impossibilité de gouvernance du soi, ce qui soulève des doutes quant à l’aptitude à gouverner les autres. La flatterie est le corollaire inverse de la colère, puisqu’il devient une manière dont un sujet tente de se concilier les faveurs d’un excès de pouvoir. Le flatteur est également celui qui nous empêche de se connaître, puisque par la parole, il tente de nous faire croire ce qu’on n’est pas. Il en va de même avec la rhétorique, où celle‑ci ne vise par une vérité mais une persuasion : elle ne cherche pas à changer la personne à laquelle on s’adresse pour qu’elle devienne souveraine. Le souci de Michel Foucault est de bien distinguer le régime de la parrêsia au sein des différentes formes de discours de l’Antiquité, avant de regarder comment cette parole fut traitée, proposant une lecture des textes comme le Peri parrhêsias de Philodème, la Lettre 75 de Sénèque à Lucilius et le Traité des passions de Galien. Il souligne ici combien cette parole libre ne permet de vivre une vie philosophique qu’à la condition de déterminer une manière d’être. Enfin, il conclut en rappelant la mutation d’être du sujet entre la philosophie gréco‑romaine et le christianisme. La vérité et l’obligation de vérité sont du côté du maître, alors que dans le christianisme, la vérité vient d’ailleurs, de la Révélation ou de Livre, tandis que la charge de dire la vérité incombe à celui dont l’âme va être guidée. Cette inversion de charge de la parole et du silence fascine Foucault. Il reviendra sur cette transformation, où dans la philosophie ancienne l’obligation du dire incombe au maître, tandis que dans le christianisme il va peser sur le disciple.

7Deux mois plus tard, Henri Joly invite Michel Foucault à l’Université de Grenoble pour s’entretenir sur l’histoire de cette obligation de tout‑dire et la manière dont celle‑ci s’enracine dans le souci de soi de la philosophie hellénistique et romaine. Tel est la première conférence qui ouvre le volume Discours et vérité3, et qui sera suivi par six autres conférences données à Berkeley près d’un an et demi plus tard. À l’occasion de cette première conférence, Michel Foucault va indiquer le cadre de ses recherches qui l’ont amené à se tourner vers les deux premiers siècles de l’Empire, mais il veut surtout considérer la dimension politique de la parrêsia. Ainsi, il se tourne vers Polybe qui évoque la parrêsia en regard de la démocratie et l’isegoria qui est la juste répartition des tâches. Ici, la parrêsia est un droit à la parole pour tous ceux qui affirment leur soi dans le champ politique.

8Cette corrélation avec la démocratie amène Foucault à se tourner vers Platon et Euripide pour clarifier la parrêsia monarchique et la parrêsia démocratique. L’auteur tragique montre comment dans Ion (‑413) la parrêsia est un droit lié à la citoyenneté et dès lors n’est pas accordée à un étranger de la cité. De plus, ce droit de naissance passe par la ligne maternelle. Dans Hippolyte‑porte couronne (‑428) il évoque les femmes qui déshonorent leurs couches et leurs enfants, indiquant comment la parrêsia peut‑être entachée de fautes qui lorsqu’elles sont celles des parents, réduisent les enfants au statut d’esclave. L’accès à la parrêsia est donc un droit de naissance mais que l’on peut perdre par la faute des parents. Dans Les Phéniciennes (‑410), dans un dialogue avec Jocaste, Polynice évoque les malheurs de l’exil qui prive une personne de la parrêsia, le réduisant au statut d’un esclave qui doit supporter la sottise du Maître. « Autre souffrance, d’être fou avec les fous » (p. 27). Foucault conclut donc que le droit à la parrêsia est également un droit de dire la vérité face au sot ou au fou qui ne la détiennent pas. Avec Platon, la parrêsia devient synonyme de la démocratie dans La République, et Foucault rappelle l’exemple de Cyrius dans Les Lois, en mentionnant une monarchie militaire modérée où les soldats peuvent discuter avec les chefs, voire partager une forme d’amitié avec eux. La monarchie de Cyrius est donc une forme de gouvernement raisonnable dans laquelle le Prince accorde à ses sujets l’usage de la parrêsia. Platon évoquera également que celui qui pourra régir la cité doit pouvoir expulser les mauvaises passions. Pour ce faire, il faut trouver un « maître de morale », c’est‑à‑dire quelqu’un qui, par la parrêsia, ordonne « à chacun ce qui est conforme à la politeia. » (p. 31). Un autre passage de Platon qui retient l’attention de Foucault est le Gorgias, lorsque Socrate déclare que pour bien vivre, une âme doit posséder trois choses : le savoir, la bienveillance et la parrêsia. Ce moment socratique coïncide avec une fonction thérapeutique de la parrêsia qui aide à guérir ou à soulager l’âme. À partir de Platon, la parrêsia se transforme. Elle quitte sa dimension politique comme droit du citoyen ou comme modèle de bonne gouvernance politique pour devenir une pierre de touche de l’éthique. La parrêsia s’apprête donc à s’inscrire dans le cadre des pratiques du souci de soi. Elle implique une parole qui transforme le sujet alors que celui‑ci accède à la vérité. Cette action de transformation suppose qu’une âme qui veut se soigner ou se soucier de soi a besoin d’une autre qui se caractérise par la parrêsia. Cette transformation du politique vers l’éthique va amener Foucault à accomplir le mouvement complémentaire de l’éthique vers le politique en montrant comment la parrêsia fonde les pratiques du souci de soi, offre la base de toute bonne gouvernance, car celui qui ne sait pas se gouverner soi‑même ne pourra pas gouverner les autres. Ce mouvement consiste donc à lier la parrêsia à une pratique et une manière de vivre.

9Après avoir considéré les cyniques pour lesquels la parrêsia recoupe le vrai‑dire franc et direct avec un mode de vie libre et entièrement détaché des choses matérielles, l’intérêt de Michel Foucault se pose donc sur les écoles philosophiques du ie et iie siècles, à savoir la tradition épicurienne et les stoïciens. Ce seront ces écoles qui vont catalyser l’ensemble de son intérêt et de ses recherches pour les deux années à venir, alors que la conférence de Grenoble esquisse nombre de pistes qui seront étudiées plus en détails. En ce sens, la conférence qui ouvre ce volume propose au lecteur une première esquisse du domaine auquel Foucault va consacrer les deux dernières années de sa vie, tout en montrant qu’il n’est pas utile d’aborder cette notion de la libre parole dans sa généralité. Ce sera pourtant cette généralité qu’il propose de systématiser en ouverture de ses conférences de Berkeley.

Le courage du dire‑vrai : les conférences de Berkeley

10Michel Foucault résume pour ses auditeurs le sens étymologique de la parrêsia comme tout‑dire, à partir pan qui veut dire « tout » et la racine rêma qui désigne ce qui est dit par une personne, avant de considérer qu’il existe deux formes de parrêsia, la bonne et la mauvaise. La mauvaise consiste à tout dire ce qui vient à l’esprit, sans distinction, ce qui n’est pas loin du bavardage, alors que la bonne parrêsia est celle qui dit la vérité avec sincérité et franchise, car il dit son opinion, ce qu’il pense. Foucault remarque qu’il s’agit là d’une des caractéristiques importantes de la parrêsia qui articule « une exacte coïncidence entre croyance et vérité » (p. 82). Les autres caractéristiques sur lesquelles insiste Foucault sont la vérité, la prise de risque, la fonction critique et enfin le devoir moral qui est lié au fait de dire la vérité. Ainsi la parrêsia est une fonction d’autocritique de soi‑même et non une simple démonstration de la vérité. Il rappelle que son risque dépend d’une inégalité sociale ou politique entre le parrésiaste qui prend la parole pour dire la vérité et celui auquel s’adresse cette parole. Ce risque implique un courage et un danger dans la prise de parole par le parrésiaste, comme Platon le découvrira lorsqu’il critique Denys de Syracuse et que celui‑ci contraint le philosophe à l’exil. Ce risque est un choix de mort face à la vie dira Foucault, autre manière de dire le courage qui existe à ne pas se dérober à ce devoir du dire‑vrai.

11La croyance inhérente à la vérité de la parole du parrésiaste est ce qui caractérise le régime de la parrêsia. Elle rend cette parole incompatible avec la conception que nous nous faisons de la vérité depuis Descartes. Avant de pouvoir ériger une idée fondée avec certitude, Descartes doit passer par le doute radical. Il soumet le sujet rationnel à l’épreuve de la folie ou du sommeil. C ‘est seulement après avoir éradiqué tout possibilité de doute et fondé en raison sa position de sujet, qu’il pourra fonder mathématiquement un savoir et une connaissance du monde objectif. Une telle approche est inconciliable avec la vérité de la parrêsia car ces vérités ne requièrent pas de preuves ou de démonstrations, de théories de vérité. Ces vérités ne sont pas simplement vraies pour celui qui les dit, elles sont vraies en elles‑mêmes, car le parrésiaste a une obligation morale de dire vrai. « Il est supposé dire la vérité ; ce qu’il croit est vrai et ce qu’il dit qu’il croit, nous devons le croire, par ce que c’est vrai. Voilà le parrésiaste » (p. 92). Cette croyance n’a rien de religieuse. Elle tend plutôt à placer cette vérité du côté de la morale, à la croisée d’une autorité intellectuelle qui contraint celui qui parle à l’obligation de dire vrai. Ceci permet de tracer une filiation entre la sagesse et la parrêsia, dans la mesure où le parrésiaste est comme « une version démocratique du sage » (p. 96). S’il n’existe aucune preuve, aucun critère pour démontrer sa sincérité, une expérience pourtant qui relève bien plus de l’épreuve que de la preuve permet de montrer la sincérité parrésiaste, à savoir le courage. Le courage de dire vrai lorsque l’on dit quelque chose de dangereux, lorsque l’on parle contre l’opinion commune.

12À côté du courage, il est encore deux autres dimensions qui caractérisent la parrêsia selon Foucault, à savoir la provocation qui est inhérente à cette parole libre et franche qui se doit de dire la vérité, et qui éclate chez les cyniques, lorsque l’ironie socratique et la volonté d’éveiller les consciences endormies aboutit à un véritable art du sarcasme et de la provocation. Cette volonté de provoquer pour transformer les âmes pointe vers le troisième aspect de la parrêsia, à savoir que celle‑ci est une technique de direction spirituelle. Un philosophe épicurien comme Philodème rédige un traité technique sur la parrêsia qui explique les procédures d’assistance mutuelle qui ont lieu au sein des communautés épicuriennes. Après avoir insisté sur les rapports entre parrêsia et rhétorique, marquant comment cette opposition pousse la première vers la philosophie, tandis que la seconde relève de la sophistique, ce mode dialogique de questions et de réponses pour découvrir ou dire la vérité est typique des dialogues platoniciens. Elle relève de cette opposition dans le Phèdre entre un « logos » qui dit la vérité et un « logos » qui ne peut pas dire la vérité. Ce sera au début de l’Empire que nous verrons progressivement la parrêsia être intégrée à la rhétorique, notamment dans les Institutions oratoires de Quitilien (p. 92), où le rhéteur romain évoque les exclamations comme une technique pour intensifier les émotions de l’auditoire et parmi lesquelles il cite la libera oratio qui est une figure rhétorique entièrement libre et naturelle que Foucault identifie avec la parrêsia. « Elle est le degré zéro de la figure rhétorique » (p. 98).

13Tout en retraçant l’évolution de certaines dimensions spécifiques de la parrêsia antique, Foucault attire l’attention sur cette relation avec la rhétorique, ainsi que celle avec le politique, où elle passe d’une figure démocratique établissant un lien entre les citoyens vers une figure monarchique, où elle détermine la relation entre le prince et ses conseillers. Ainsi, la parrêsia évolue de l’agora vers la cour du monarque, selon un mouvement qui exclut le peuple de la discussion et du processus de décision. Si cette dimension prime dans l’analyse de Foucault, ce sera la dernière dimension à laquelle il finit par attacher le plus d’importance, à savoir la parrêsia comme un art ou une technique de vivre. Ici, c’est le Socrate de l’Apologie qui incarne la figure du parrésiaste, qui interpelle les gens dans la rue pour leurs demander ce qu’ils savent, tout en les invitant à prendre soin d’eux‑mêmes. Dans l’Alcibiade, il s’oppose aux flatteurs et prend le risque de fâcher l’homme politique en lui disant qu’il n’est pas capable d’être le premier entre les Athéniens. Ici le philosophe prend donc la figure du parrésiaste qui est associé au souci de soi. La parrêsia devient donc une procédure technique avec laquelle le philosophe guide le disciple. Elle est une technique de direction spirituelle et psychagogique, car elle permet de conduire les âmes.

14Cette parrêsia comme art de vivre forme une sorte de contre‑mouvement à son évolution politique. En se déplaçant de l’agora vers la cour des rois, elle passe d’une parole démocratique où tout citoyen à le droit de dire ce qu’il pense vers un espace creusé par un rapport de force entre le roi et ses conseillers. La parrêsia comme technique de vivre va déloger la relation du maître et du disciple (où le maître a l’obligation de dire la vérité et le disciple écoute cette parole), vers le modèle stoïcien de l’amitié où deux personnes se parlent et se disent la vérité dans un échange à deux. Ainsi, le rôle du maître et du disciple se trouve dès lors profondément transformé, où l’on passe du rôle du maître qui dit la vérité vers celui du disciple qui dévoile son âme. La parrêsia comme parole du maître laisse place à l’aveu du disciple. Cette transformation est importante car elle ramène la parrêsia à une forme d’aveu comme complet dévoilement de soi, qui sera le rôle qu’elle occupe dans le christianisme.

Vers une histoire de la vérité ou comment repenser le sens de la philosophie

15À travers ses derniers textes et ses dernières interventions, comme la conférence de Grenoble et les séminaires de Berkley, nous pouvons mesurer combien Michel Foucault est revenu sur ses recherches précédentes pour tenter de repenser radicalement l’enjeu de la philosophie. L’analyse des discours visait à montrer comment le sujet occidental s’est constitué comme objet de savoir, comme un ensemble de positivités à partir duquel pouvait se concevoir un évènement tel que la naissance de l’homme. Cette problématique trouvait ses racines dans l’anthropologie kantienne, mais se déclinait selon une perspective nietzschéenne. Près de vingt ans plus tard, le philosophe décide de revenir au sujet lui‑même, en se déprenant du sujet tel que l’avait pensé Descartes, c’est‑à‑dire comme un sujet qui s’énonce comme être de pensée. Loin des régimes de discours et de l’institution du cogito, il s’intéresse aux pratiques du sujet, pour montrer comment il s’est constitué lui‑même au travers d’une herméneutique de soi dans une culture qui privilégie le souci de soi. Si l’analyse des régimes du discours relève d’une étude de l’idéologie comme histoire des idées, le détour par la philosophie antique de Michel Foucault déplace son objet. Lui succède donc le geste même de la parole et la problématique de celui qui dit la vérité. Si la question de la vérité est habituellement étudiée comme des jeux de pouvoir entre une société et ses représentations, à présent, Foucault veut questionner celui qui dit la vérité, le « Wahrsagen » de Nietzsche, pour comprendre quel rôle il joue dans le processus de constitution du soi, et comment il contribue à une généalogie de l’attitude critique dans nos sociétés. Ainsi, l’évolution d’un usage démocratique de la parrêsia vers son usage spirituel est fondamental pour Michel Foucault car elle explique son analyse des jeux de vérités dans la culture du souci de soi. Elle montre comment certaines pratiques se transfèrent et transforment jusque dans la patristique chrétienne.

16Les séminaires sur la parrêsia sont essentiel pour comprendre le dernier Foucault. Ils mettent en place un dispositif qui mène de la Grèce antique à la réflexion kantienne sur les Lumières. Lorsqu’il définit la parrêsia comme une parole qui parle en son nom propre, qui dit ce qu’elle pense parce qu’elle est son propre porte‑parole, et donc se distingue du prophète, du sage ou du professeur, voilà qui relaie la critique de Kant lorsque celui‑ci dénonce la dépendance que nous entretenons avec le tuteur, le banquier ou le médecin qui tentent de nous garder dans un rapport de dépendance. La parrêsia au contraire est à la base un discours d’émancipation. Elle ne cherche pas à maintenir l’autre dans un état de dépendance. Le discours de la parrêsia cherche à ce que l’autre apprenne à se gouverner lui‑même, à s’émanciper et donc à trouver sa propre vérité.

17Selon Frédéric Gros, la parrêsia forme le point d’un recentrement philosophique du dernier Michel Foucault, « mais une philosophie précisément décentrée, entièrement repensée comme vigueur critique, courage de la pensée, puissance de transformation de soi, des autres et du monde » (p. 18). Ce décentrement a dû être pensé à travers différentes figures qui apparaissent dans des temps et des périodes différentes de l’histoire de la pensée. Le geste de Michel Foucault cherche avant tout à dresser une histoire de la pensée critique. Cette histoire montre comment le rapport entre parole et vérité est constitutive du sujet, comment il détermine ses modalités à travers le temps. Au moment où Foucault prononce ses conférences sur la parrêsia, il aborde de nouvelles figures comme le néo‑libéralisme4 ou encore le questionnement de Kant sur les Lumières. Si la parrêsia scelle ce que Henri Joly a appelé le « Retour aux Grecs », il est évident que ce retour n’est pas historique. Il ne revient pas dans la Grèce antique pour découvrir une sagesse ancienne et oubliée. Il propose une lecture diagonale et transhistorique de cette parole libre et libérée qui invite par sa franchise même à une certaine forme d’affranchissement, celui de tout dire et tout critiquer. Il s’agit de tracer une autre histoire qui met en évidence les temps forts de cette histoire de la vérité et du dire‑vrai. La vérité vient prendre place au cœur d’une critique historique comme fonction d’un discours qui produit du sujet.


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18Une telle histoire soulève bien des questions, à commencer par l’impressionnante adhésion à cette parole libre durant l’Antiquité par l’ensemble des écoles philosophiques, et la manière dont elle se métamorphose en aveu tout en privilégiant d’autres formes dominantes de discours philosophique comme la dialectique, la logique ou la rhétorique. Il faudrait également s’interroger sur la rareté d’une telle parole, son apparition discontinue à travers le temps et l’histoire. Vu son importance au sein des différentes écoles philosophiques de l’Antiquité, pourquoi est‑ce que la parrêsia devient incompatible sinon impossible à partir de Descartes ? En effet, de la philosophie gréco‑romaine, Foucault nous invite à nous tourner vers la philosophie des Lumières et Kant pour renouer avec une pensée critique qui élabore un programme d’émancipation de l’homme. Une telle parole libre et critique éclot dans une jonction particulière : le courage du parrésiaste et le contexte politique dans lequel il va prendre la parole, comme la démocratie grecque ou les monarchies éclairées du xviiie siècle. Plus proche de nous, Michel Foucault évoque la figure de Baudelaire et sa conscience aiguë de la modernité qui est prise dans une discontinuité du temps, marquée par « le transitoire, le fugitif et le contingent5 ». Le moderne s’oppose à la mode qui est une fuite du temps. Il possède une attitude « volontaire » qui permet d’héroïser le présent. C’est ainsi que Foucault rappelle comment Baudelaire se moque des peintres qui « trouvant trop laide la tenue des hommes du xixe siècle, ne voulaient représenter que des toges antiques6 ». C’est ainsi qu’il convient de comprendre le « Retour aux Grecs » de Foucault, non comme un retour aux toges antiques, mais comme la volonté de développer une acuité du présent au sein d’un perspectivisme nietzschéen, où l’attitude « héroïque » du moderne rencontre le courage de vérité qui circule dans la libre‑parole. Comme le souligne Foucault, être contemporain n’est pas juste une attitude au temps et au présent. Il est aussi un rapport à soi dont le dandysme est la figure centrale d’une démarche ascétique qui vise un constant travail sur soi‑même. Ainsi, Socrate, Kant et Baudelaire nous aident à penser une même émancipation, un commun souci de soi, de même qu’ils nous montrent comment, loin d’être une figure antique, la parrésia est un extrême contemporain.