Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Novembre 2018 (volume 19, numéro 10)
titre article
Nikol Dziub

De quoi Tolstoïevski est‑il le nom ?

Pierre Bayard, L’ÉnigmeTolstoïevski, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2017, 160 p., EAN : 9782707344052.

Un parcours thérapeutique ?

1Avec son dernier opus, Pierre Bayard revient à l’hypothèse fondatrice de deux de ses essais marquants — Maupassant, juste avant Freud (Les Éditions de Minuit, 1994) et Peut‑on appliquer la littérature à la psychanalyse ? (Les Éditions de Minuit, 2004) —, à savoir que la littérature propose des modèles de description de la psyché humaine potentiellement aussi pertinents que ceux qui ont cours dans le champ psychanalytique. En l’occurrence, il s’agit de chercher dans l’œuvre de Tolstoïevski des topiques (ou des « polytopiques ») rendant compte de la complexité de certaines personnalités, ou plutôt de la multiplicité intérieure de certaines personnes.

2Tolstoïevski ? Oui, car l’un des grands mérites du travail de P. Bayard est de mettre fin à une supercherie critique vieille d’un siècle, et qui consiste, au nom d’une chimérique cohérence stylistique et idéologique, à scinder en deux l’auteur d’Humiliés et offensés, des Cosaques, de Crime et châtiment, de L’Idiot, de Guerre et paix, d’Anna Karénine, des Frères Karamazov et de Résurrection — de le scinder en deux et d’attribuer certaines de ses œuvres à un dénommé Dostoïevski, d’autres à un certain Tolstoï.

3C’est donc la question des personnalités multiples qui est au cœur de L’Énigme Tolstoïevski. La pensée de P. Bayard se développe en trois temps : « Passion », « Destruction », « Réconciliation ». On peut dire, pour résumer grossièrement la dynamique du livre, que P. Bayard commence par étudier les symptômes qui, dans le domaine amoureux, révèlent l’existence en certains individus de personnalités, sinon concurrentes, du moins difficilement conciliables ; après quoi il montre comment le conflit entre ces personnalités peut détruire la personne qu’elles habitent ; enfin, il indique quelles sont les solutions à la fois métaphysiques et sociales qui permettent de dépasser les souffrances et les angoisses liées à la multiplicité psychique.

4La première partie, donc, explore les intermittences du moi dans le contexte de la passion. Quatre configurations sont mises en valeur : le saisissement — c’est‑à‑dire l’impression d’être dépossédé de soi‑même par la passion amoureuse ; le désamour — comprenez le sentiment de distance vis‑à‑vis de soi-même qui s’ensuit de l’évanouissement du sentiment amoureux ou de son report sur un nouvel objet ; le polyamour — qui est en quelque sorte l’équivalent en synchronie de ce qu’est le désamour en diachronie, un seul et même individu hanté par des personnalités multiples aimant en même temps plusieurs personnes ; et pour terminer la plurivalence — soit le fait d’éprouver, à l’égard d’une seule et même personne, plusieurs sentiments contradictoires qui sont le fait de plusieurs personnalités distinctes voisinant au sein d’un « moi » dont l’unicité et l’unité ne sont qu’apparentes.

5La deuxième partie tente d’expliquer certains actes destructeurs à la lumière de la théorie des personnalités multiples. C’est d’abord le passage à l’acte, ce comportement violent en contradiction avec l’ethos global de la personne qui s’en rend coupable, qui est étudié. Puis viennent le meurtre — P. Bayard soulevant la délicate question de la responsabilité juridique de celui qui porte en lui plusieurs personnalités ; l’auto‑agression — seules les « polytopiques » proposées par la théorie des personnalités multiples semblant en mesure de rendre compte de ce qui se passe dans l’esprit d’un homme qui retourne sa violence contre lui‑même ; et la culpabilité — P. Bayard tentant de dépasser l’hypothèse freudienne du Surmoi (hypothèse qui est à la fois psychanalytique, sociale et morale), et défendant cette idée, que lorsqu’un homme se juge lui‑même, on assiste à une mise en scène juridique de l’affrontement entre deux de ses personnalités.

6La troisième partie, enfin, croisant problématiques métaphysiques et sociales, décrit certains des remèdes ou certaines des échappatoires que découvrent ou qu’adoptent les personnages de Tolstoïevski confrontés au mystère des personnalités multiples qu’ils portent en eux. Le premier recours n’en est pas un, il s’agit au contraire du plus terrible des aveux d’échec : c’est le suicide. La deuxième solution est radicale : Dieu serait l’instance subsumante qui permettrait, soit en faisant disparaître les contradictions, soit en faisant triompher une personnalité au détriment des autres, de résoudre le problème de la multiplicité intime (mais la théologie tolstoïevskienne n’est pas si simple, nous y reviendrons). Le troisième recours est particulièrement intéressant : selon l’auteur d’Aurais‑je été résistant ou bourreau ? (Les Éditions de Minuit, 2013) et d’Aurais‑je sauvé Geneviève Dixmer ? (Les Éditions de Minuit, 2015), l’empathie, en tant que faculté de reconnaître l’altérité hors de soi, pourrait permettre à l’homme d’accepter l’altérité en lui‑même. Enfin, dans un ultime chapitre, P. Bayard décale légèrement le problème, pour poser la question des personnalités multiples du point de vue non plus de l’individu, mais de la société. « Comment construire une société respectueuse de notre pluralité » (p. 144) sans sombrer dans l’anarchie ? Ce qu’affirme P. Bayard, c’est que, si les topiques freudiennes, et en particulier la seconde bien entendu, ont connu un tel succès, c’est qu’elles ne mettaient pas en péril l’ordre social. La théorie des personnalités multiples, au contraire, en invalidant tout jugement, semble socialement dangereuse : une reconnaissance systématique de la multiplicité intime des individus qui composent une société fragiliserait en effet l’unité organique du corps social et empêcherait l’accomplissement des actions (notamment éducatives et juridiques) qui le maintiennent en bonne santé.

7« Passion », « Destruction », « Réconciliation » : on serait tenté de voir là un itinéraire de rédemption (c’est ainsi sans doute que le Tolstoïevski d’après la crise de 1878‑1879 eût lu le livre de P. Bayard) s’il n’était pas évident qu’il s’agit bien plutôt d’un parcours thérapeutique. Car ce que propose en creux P. Bayard, c’est un répertoire nouveau de diagnostics et de thérapies à l’usage de ceux qui se mêlent de psychanalyse (au sens étymologique plutôt que freudien du terme) : s’inscrivant dans la continuité d’un courant de pensée né en France à la fin du xixe siècle avec les travaux de Henri Bourru et de Prosper Burot, mais qui a eu bien plus de succès aux États‑Unis qu’en Europe, la réflexion menée dans L’Énigme Tolstoïevski pourrait bien ouvrir la voie à une évolution (sinon à une révolution) des pratiques psychothérapeutiques.

Pour en finir avec le jugement — mais pas avec Dieu

8L’essai de P. Bayard ne s’adresse pas aux seuls psychothérapeutes. C’est d’abord, comme son titre l’indique, un essai littéraire. Au fond, ce que décrit P. Bayard, c’est le mode de fonctionnement de la pensée littéraire — Comment pense la littérature ? eût fait un excellent sous‑titre pour L’Énigme Tolstoïevski. D’après P. Bayard, ce que conteste implicitement (et inconsciemment) Tolstoïevski, c’est le primat de l’Un sur le multiple. Des théoriciens de la psyché comme Freud ont toujours voulu réduire la pluralité et la multiplicité à l’unité et à l’unicité : la santé serait du côté de l’Un, quand le multiple serait constitutivement pathologique. La tâche de la littérature, forme pratique de la pensée, serait dès lors de mettre en valeur d’autres modèles, et de renverser de la sorte la hiérarchie morale et sociale qui assure la prééminence de l’Un. L’une des vertus de la littérature serait d’être capable de penser comme normaux des faits et des comportements que d’autres disciplines, plus théoriques, ne peuvent appréhender qu’après les avoir classés comme déviants. En somme, la littérature serait une pensée qui se serait libérée du devoir de juger. P. Bayard n’insiste‑t‑il pas, dans le dernier chapitre, sur le fait que la théorie des personnalités multiples qui d’après lui sous‑tend l’œuvre entière de Tolstoïevski rend impossible tout jugement ? Il y a deux raisons principales à cela. D’une part, « des personnalités agressives, voire sadiques, sont toujours susceptibles de surgir en nous » ; et « les places institutionnelles de juge ou de bourreau, en assurant l’impunité à ceux qui les occupent, ne peuvent qu’exaspérer ces tendances profondes de l’être humain » (p. 147‑148). D’autre part, le juge « ne peut se prétendre meilleur que celui qu’il prétend redresser » (p. 148) : en effet, le « coupable » porte en lui, à côté de la personnalité qui l’a conduit à la violence, d’autres personnalités irréprochables ; et le juge, lui, est habité, comme celui qu’il prétend punir, de personnalités violentes et dangereuses.

9La pensée littéraire, du moins telle que la pratique Tolstoïevski, serait donc ennemie du jugement. La littérature semble de fait capable de comprendre le fonctionnement de certaines psychés particulièrement complexes parce qu’elle observe avant de condamner — parce qu’elle se veut descriptive, et non normative. De là aussi, sans doute, le déferlement de criminels dans l’œuvre de Tolstoïevski. Un, en particulier, retient l’attention de P. Bayard : Smerdiakov, le parricide des Frères Karamazov. C’est que le roman de Tolstoïevski a été commenté par Freud, qui s’est appuyé dessus (ainsi que sur l’Œdipe roi de Sophocle et le Hamlet de Shakespeare) pour construire sa théorie du complexe d’Œdipe — procédé que P. Bayard juge méthodologiquement abusif :

Il est certes difficile de nier que le fantasme de meurtre du père soit présent dans les chefs‑d’œuvre cités par Freud. Mais il existe une multitude d’œuvres dans lesquelles il serait moins aisé de les faire apparaître, et il paraît difficile, à la seule vue de trois exemples soigneusement sélectionnés, d’en faire une clé générale du fonctionnement humain (p. 86‑87).

10C’est à la « tendance à la généralisation » dont Freud fait montre que s’attaque P. Bayard. Oui, le fantasme de parricide est au cœur de l’histoire contée dans Les Frères Karamazov mais ce fantasme est singulier, il est le fait d’un homme et non de tous les hommes (et même d’une personnalité parmi d’autres au sein de cet homme, pas de l’ensemble de sa personne). De même qu’il construit une équivalence entre unité et unicité d’une part, santé d’autre part, Freud prétend proposer des topiques et des modèles descriptifs applicables à tous : or la littérature, au contraire, défend la multiplicité et la pluralité à la fois à l’intérieur de la psyché et dans ce qu’on pourrait appeler le corpus psychique composé par l’humanité. À quoi il faut ajouter que même le meurtre du père Karamazov par son fils (illégitime) ne doit pas forcément être considéré comme une réactualisation du geste d’Œdipe : P. Bayard souligne notamment le fait que Smerdiakov commet le crime alors qu’il est sous l’influence morale du deuxième fils Karamazov, Ivan, « adepte de la théorie selon laquelle, puisque Dieu n’existe pas, tout est permis » (p. 84). En d’autres termes, à côté des explications psychiques/familiales des actes violents, il convient de réhabiliter les explications à dimension métaphysique. Ou, pour être plus précis, il convient de (se) rappeler que les pathologies psychiques peuvent avoir une origine métaphysique.

11C’est précisément ce que la littérature sait faire — et Tolstoïevki, en particulier, s’est abondamment occupé du problème de Dieu. Si, dans les dernières années, il a fait de l’Être Suprême un principe unificateur en qui se résorbent tous les conflits, il avait auparavant proposé d’autres hypothèses théologiques plus respectueuses de la multiplicité constitutive à la fois de l’univers et de la psyché : P. Bayard rappelle ainsi la rencontre décisive de Pierre Bézoukhov avec Platon Karataïev, dans Guerre et Paix. Ce que Pierre apprend auprès de Platon, c’est que « l’infini [est] en toute chose » : or « l’idée d’infini implique la mobilité, puisqu’il est impossible à l’être humain de tout saisir en même temps. Toute idée ou perception peut dès lors être démentie par une autre sans produire de déchirure » (p. 133). Guerre et paix, par suite, pourrait bien être l’œuvre de Tolstoïevski où la pensée littéraire exerce le plus librement ses droits : car non seulement l’écrivain signale le rôle des traumatismes métaphysiques dans la genèse des souffrances psychiques ; mais il propose en outre une thérapie à dimension théologique fondée sur la valeur de multiplicité.

Tolstoïevski : un auteur à redécouvrir

12Il est donc urgent de redécouvrir — de réhabiliter même — Tolstoïevski. Si ses œuvres ont été maintes fois commentées, sa figure reste mal connue (un peu moins mal à présent, grâce à P. Bayard, qui donne au lecteur, au début de son livre, une série de repères chronologiques). Et, sans tomber nullement dans un néo‑beuvisme qui serait d’autant plus malvenu que la personne de Tolstoïevski abrite des personnalités multiples dont certaines s’expriment bien plus clairement dans l’œuvre que dans la vie de l’écrivain, il va de soi cependant qu’il est difficile d’aborder une œuvre aussi riche et complexe sans avoir un minimum d’informations biographiques sur son auteur.

13Car c’est aussi cela qui est en jeu dans la lecture à dimension psychanalytique (toujours dans le sens étymologique du terme) que P. Bayard propose des récits de Tolstoïevski : la redéfinition des rapports entre un écrivain et son œuvre. La querelle est ancienne : elle opposa Flaubert (qui tenait que « l’auteur doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part1 ») et George Sand (pour qui c’est folie que de vouloir, en tant qu’auteur, être « celui qui doit disparaître, celui qui s’annihile, celui qui n’est pas2 ») ; elle opposa (à distance dans le temps) Proust (selon qui « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices3 ») et Sainte‑Beuve avec son fameux « tel arbre, tel fruit4 ».

14La théorie des personnalités multiples invite à penser la question à nouveaux frais : peut‑on comprendre, d’une part Crime et châtiment ou Résurrection pris séparément, d’autre part l’œuvre de Tolstoïevski considérée comme un tout, sans connaître certains éléments biographiques qui font sens en ceci, qu’ils donnent de précieuses indications sur ce que fut la personnalité de l’écrivain, ou plutôt sur ce que furent ses personnalités ? Et quel rôle, par ailleurs, faut‑il attribuer à l’œuvre dans le développement ou la cristallisation instable de ces personnalités multiples ? Celui d’un canal de dérivation ou d’un réseau de canaux ? Celui, cathartique, d’un exutoire ? Celui d’un laboratoire ? Cette dernière hypothèse est sans doute la plus séduisante — d’autant qu’elle est ambivalente : l’œuvre de Tolstoïevski lui a certes servi à chercher l’apaisement dans une forme d’unité (en témoigne la quête d’une sérénité mystique placée sous le signe de l’Un qui s’exprime et se raconte dans les œuvres produites après la crise de 1878‑1879) ; mais elle lui a aussi servi, en lui permettant de s’inventer de nombreux doubles, de Raskolnikov à Bézoukhov ou Lévine, à élaborer sa multiplicité. On serait presque tenté de dire que l’écriture fut pour Tolstoïevski le support d’une culture esthétique de la multiplicité : en effet, assoiffé, moralement comme métaphysiquement, d’unité, il était pourtant soucieux, en tant qu’artiste, d’exploiter les richesses d’une diversité intime foisonnante. Certes, dans son œuvre comme dans sa vie, l’Un finit, d’un point de vue idéologique, par prendre le pas sur le multiple. Mais, même dans les récits de la dernière période (à commencer par Résurrection), la multiplicité psychique est représentée de manière exceptionnellement subtile. Et ce n’est pas la moindre vertu du livre de P. Bayard que de nous faire redécouvrir le profond intérêt littéraire comme psychologique ou psychanalytique de ces œuvres de la fin qui durent à une idéologie caduque d’être condamnées au Purgatoire des Lettres.


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15Dernière minute : Au moment de mettre sous presse, nous apprenons qu’une « querelle de L’Énigme Tolstoïevski » fait rage depuis quelques jours dans les universités françaises. Certaines sommités, vexées qu’on ait osé mettre le doigt sur leur erreur, s’obstinent à nier que Dostoïevski et Tolstoï sont des inventions de critiques mal renseignés (ou trop peu courageux pour s’attaquer au mystère des personnalités multiples), et reprochent à Pierre Bayard d’avoir mystifié ses lecteurs en réunissant les « deux écrivains » en une seule et même personne d’auteur. Quoique la mauvaise foi de ces professeurs soit flagrante, nous tenions, par honnêteté intellectuelle, à ne pas étouffer leur voix.