Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Septembre 2018 (volume 19, numéro 8)
titre article
Alex Bellemare

Politisation de l’utopie. La pensée utopique à l’époque des Lumières

Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique. Du roman à la Révolution, Paris : Classiques Garnier, coll. « Les Anciens et les Modernes – Études de philosophie », 2015, 398 p., EAN 9782812437052.

1Après un temps de relative désaffection et d’usure critiques, les études portant sur l’utopie, et plus particulièrement celles de l’Ancien Régime, semblent de nouveau à l’ordre du jour1. Dans ce paysage bariolé, l’ouvrage de Stéphanie Roza comble une lacune manifeste dans l’histoire de l’utopie, en cela qu’il décrit et analyse un moment relativement méconnu de sa généalogie entremêlée. En effet, la deuxième moitié du xviiie siècle a longtemps été le parent pauvre des études sur l’utopie de l’Ancien Régime. Axées sur ses rapports, souvent fantasmés, avec le socialisme et le totalitarisme, les critiques des textes utopiques de la période révolutionnaire notamment ont été prises dans des perspectives à la fois anachroniques et téléologiques : ces textes ont été décontextualisés, dépossédés de leur urgence, arrachés de leur criante actualité. En élisant Étienne-Gabriel Morelly, Gabriel Bonnot de Mably et Gracchus Babeuf comme figures emblématiques de la transformation graduelle de l’utopie en programme politique, S. Roza entend soumettre leurs textes, méconnus ou oubliés, à « un traitement spécifiquement attentif aux concepts employés, à la cohérence interne du discours, à ses éventuelles tensions : bref [à] un traitement philosophique » (p. 20). Cette façon prioritairement philosophique d’envisager les textes de Morelly, de Mably et de Babeuf, des minores que S. Roza entend en quelque sorte réhabiliter, est l’outil privilégié permettant d’explorer la mutation de l’utopie, qui passe globalement de la forme romanesque à une forme plus aboutie de projet politique au tournant des Lumières.

Microlecture de minores : vers un regard philosophique

2Au contraire d’autres critiques, bien plus prolixes en matière de typologie2, S. Roza choisit de laisser en plan la question, sempiternelle et épineuse, de la définition de l’utopie. La réponse est brusque, mais salutaire, volontairement décalée par rapport à des décennies de conflits définitoires : soit l’utopie est fictionnelle (romanesque, donc impraticable), soit elle est une expérience de pensée, dont l’application est activement envisageable. Ainsi, il apparaît d’emblée légitime de se demander ce qui est proprement « utopique » chez Morelly, Mably et Babeuf. Ces auteurs, qui ont des parcours et des formations plutôt dissemblables, partagent une même vision du politique et du social : ils ont tous les trois en commun d’avoir « proclamé la supériorité de l’idéal inactuel de la communauté des biens sur toute autre forme d’organisation sociale existante, et d’avoir tracé au moins une esquisse imaginaire d’une telle forme de vie collective » (p. 11). C’est à partir de cette parenté thématique que S. Roza exploite l’idée que l’utopie constitue une sorte d’idée-image, cristallisant politique et anthropologie dans une même figure.

3L’une des raisons évoquées pour justifier le changement de forme de l’utopie (qui transiterait du roman chimérique au programme pratique) est la biographie des trois auteurs sollicités. Au contraire des romanciers utopiques classiques, Morelly, Mably et Babeuf se sont personnellement impliqués dans les affaires courantes de la vie civique, ce qui pourrait « expliquer une orientation de plus en plus marquée […] vers un usage direct de l’idéal utopique, allant de l’intervention polémique dans la controverse idéologique, jusqu’à la tentative d’en promouvoir la réalisation pratique » (p. 17). De cette position pour le moins revendicative, deux présupposés émergent. Le premier : l’événement historique qu’est la Révolution travaille activement la pensée et l’imaginaire de l’époque, si bien que l’utopie, en s’y heurtant de plein fouet, devient plus pragmatique, moins imaginaire, davantage centrée sur l’espoir du possible. Le second : Morelly, Mably et Babeuf sont des auteurs qui auraient été injustement condamnés par l’histoire de la littérature et de la philosophie, si bien que l’un des mandats sous-jacents de S. Roza est « de donner une dignité philosophique à des auteurs ignorés de la tradition académique, sans doute trop exclusivement focalisée sur les “grands” philosophes » (p. 19). Si nous ne pouvons qu’être de l’avis de S. Roza en ce qui concerne l’influence de la Révolution sur les discours et les imaginaires, il est plus difficile, sur le plan scientifique, de défendre l’entreprise de réhabilitation de ces trois auteurs classés au rang des minores : les textes ne sont pas dignes ou indignes en soi, ils sont lus, ou bien abandonnés.

4Évidemment, cette profession de foi n’empêche pas S. Roza de présenter une thèse forte et originale, à partir d’une relecture profonde et informée de l’œuvre de Morelly, de Mably et de Babeuf. Le parcours proposé est à la fois monographique et chronologique. En effet, les trois parties de l’ouvrage sont consacrées à l’étude, minutieuse et prioritairement textuelle, de chacun des trois auteurs mobilisés pour la démonstration d’ensemble. À l’intérieur de ces parties, qui souffrent parfois de la linéarité induite par cette division par auteurs, les chapitres sont centrés sur l’analyse (philosophique et politique) de textes que nous pouvons qualifier (de temps en temps difficilement, nous y reviendrons) d’utopiques. Ce faisant, malgré l’extrême richesse des développements, l’ouvrage se déploie le plus souvent par additions, ce qui donne l’impression que les commentaires fonctionnent en vase clos. La méthodologie adoptée par S. Roza est, au fond, celle d’une série accumulée de microlectures, dont les thématiques les plus saillantes sont l’idéal utopique, la conception de l’homme et l’usage de l’histoire.

5Il est par ailleurs étonnant de constater que la bibliographie est largement exempte d’autres textes utopiques de la même époque, qu’il s’agisse de romans, de contes ou de pièces de théâtre. La période révolutionnaire n’est pas sourde à l’appel de l’utopie que nous pourrions nommer, avec d’autres commentateurs du genre, « classique » ou « narrative », si bien qu’il aurait été stimulant – voire nécessaire – de procéder à la comparaison entre des textes de nature fictionnelle et ceux retenus par S. Roza, qui sont effectivement pour la plupart plus proches de la dissertation que du romanesque. Cela est d’autant plus frappant que l’objet même du livre est la fragmentation, la dissolution du genre de la fiction utopique, qui passe pendant la période révolutionnaire du roman à l’essai.

L’utopie comme expérience de pensée

6La première partie de l’ouvrage, intitulée « Morelly, ou les adieux au roman » (p. 23‑105), constitue une exploration des modalités formelles et énonciatives qui président à l’institution de la pensée utopique. En effet, l’œuvre de Morelly illustre, de façon métonymique pourrions-nous dire, la graduelle transformation de l’utopie sous forme romanesque à celle qui s’incarnera massivement, quelques décennies plus tard, dans le programme politique. S. Roza prend la pleine mesure de cette mutation d’envergure à travers deux textes principaux : La Basiliade et le Code de la nature.

7Publié en 1753, Le Naufrage des Îles flottantes, ou la Basiliade du célèbre Pilpai est un roman utopique qui s’inscrit, plus ou moins obliquement, dans la riche tradition de l’utopie narrative classique. Ce texte, plutôt oublié de l’imaginaire utopique, déforme et déconstruit les codes stéréotypés du récit de voyage classique, opératoires depuis l’Utopie de Thomas More. Ce n’est pas un Européen, grand explorateur courageux, qui découvre des terres inconnues, mais bien l’inverse. De plus, la clôture du monde idéal n’est pas de mise ici, au contraire des textes s’inscrivant dans la tradition moréenne : le voyageur est reçu favorablement et de façon bienveillante, a contrario des tendances à la xénophobie qui frappent d’ordinaire les civilisations utopiques. Le détournement du modèle utopique s’observe également dans le dispositif narratif stratifié. La Basiliade se présente sous la forme d’un conte oriental, écrit originalement par un sage, qu’un auteur anonyme aurait traduit de l’Indien au français.

8Malgré ces quelques qualités distinctives, qui ne sont par ailleurs pas inexistantes dans le large corpus des récits de voyage imaginaires de l’Ancien Régime, La Basiliade reprend le schéma traditionnel de la comparaison systématique entre deux mondes, entre deux modes d’organisation sociale profondément antithétiques. Le point focal du texte de Morelly, qui tient beaucoup, déjà, de la démonstration philosophique, est de s’inscrire contre la propriété privée, qui est bien sûr le principe organisateur des sociétés européennes, mais qui n’existerait nullement en utopie. En effet, cette stratégie collectiviste vise « à opposer aux principes politiques et moraux dominants l’imparable logique d’un modèle éradiquant tout à fait les malheurs sociaux en remontant jusqu’à leur source même » (p. 31), l’idée étant qu’il existe un fondement sociopolitique selon lequel tous travaillent une terre appartenant à l’ensemble, dont les fruits sont universellement partagés.

9Du point de vue des instances de pouvoir, La Basiliade est beaucoup moins restrictive et autoritaire que d’autres civilisations utopiques de la même époque. Effectivement, puisque le lien social est centré sur l’entraide primitive – plutôt que sur un contrat entre individus contraints vivant en société3 –, l’organisation politique est réduite à sa plus simple expression. Dans un tel monde, spontanément bon et naturellement juste, nul besoin d’écrire des lois, ni de construire des prisons. La seule loi qui existe, et qui se transmet de façon implicite par le contact avec le monde, est celle de la nature : l’individu serait corruptible seulement par le biais d’intermédiaires (politiques, juridiques, religieux). Par conséquent, l’individu vivant librement selon les lois de la nature serait automatiquement appelé à souscrire aux lois de la communauté des biens.

10Le texte de Morelly est une contestation théorique (et mise en fiction), bien davantage qu’un appel à l’application pragmatique d’un nouvel ordre du monde. S. Roza explique, par l’exemple de La Basiliade, que « [t]oute construction imaginaire d’une cité idéale implique nécessairement sa justification, même réduite et allusive, dans la nature de l’homme lui-même et du lien social » (p. 42). Il s’agit là d’un leitmotiv, d’une clé de lecture qui permet de penser, dans la longue durée, la métamorphose de l’utopie narrative qui passe du statut d’expérience de fiction à une reconfiguration du réel. En effet, anthropologie et utopie sont intimement liées : il ne peut y avoir de pensée politique et sociale sans réfléchir à la nature profonde de l’individu. Pour Morelly, du moins dans ce premier texte aux accents utopiques marqués, cette question trouve une résolution dans la pleine nature : les rapports sociaux et politiques sont naturellement exempts de la notion de propriété personnelle et d’intérêt individuel, précisément parce que l’individu, libéré des contraintes induites par les instances traditionnelles de pouvoir de l’Europe des Lumières, peut désormais vivre son état naturel, c’est-à-dire fondé sur l’amour, l’entraide et la communauté des biens.

11La Basiliade perpétue, en quelque sorte, l’imaginaire utopique classique, en cela que la civilisation idéale est postulée dans la fiction, et fonctionne ce faisant en vase clos. Pour répondre aux critiques voulant qu’une telle société, dont l’ancrage est la communauté des biens, soit impossible dans la réalité, Morelly écrit, en 1760, le Code de la nature,dans l’objectif déclaré de donner une dimension morale à l’hypothèse utopique. Le questionnement s’inverse alors : Morelly postule, en somme, que pour changer la société, il faut d’abord et surtout transformer l’homme. Dans ce texte, l’intérêt est porté sur les « conditions de possibilité d’une société effectivement porteuse d’une autre morale », plutôt que d’échafauder une « critique de la morale contradictoire avec la nature de l’homme » (p. 64). Ce changement de focale entraîne aussi, corrélativement, un changement de forme : nous ne sommes plus devant un texte romanesque, mais devant un ouvrage composite, contenant des dissertations, des morceaux pamphlétaires et même, fait plutôt novateur, un modèle de législation en bonne et due forme.

12De manière pour le moins significative, Morelly, en écrivant un code de lois, donne à l’utopie ce dont, traditionnellement, elle n’a pas besoin. En effet, dans la civilisation idéale, il est de convention que les lois soient aussi rarissimes que possible : la société parfaite est par défaut régulatrice et engendre des citoyens que nous pourrions dire modèles. Or ici, les lois sont en grand nombre et décrites avec précision. Elles s’arc-boutent à trois principes primordiaux : supprimer la propriété privée sous toutes ses formes ; accorder aux citoyens, dans une même prérogative, droit de vie et droit de travail ; contraindre chaque individu à travailler pour le bien public en fonction de ses moyens personnels. Ainsi, ce sont les lois, dans le Code de la nature, qui instituent l’utopie. Dans l’esprit de Morelly, la société parfaite n’est possible que dans la suppression de la propriété privée. Bref, dans la perspective morellyenne, « l’utopie apparaît comme une expérience de pensée visant à faire émerger la véritable nature de l’homme, débarrassée des tares propres à la société existante » (p. 82). Avec le Code de la nature, l’utopie devient plus théorique que narrative, et par conséquent elle cherche à s’inscrire dans le temps historique, comme l’une des étapes possibles du progrès humain. C’est en cela, sans doute, que Morelly constitue l’un des pivots de la pensée utopique : il permet de jumeler théoriquement, par l’exercice d’une expérience fictionnelle, anthropologie et société, dans une histoire en train de s’écrire.

L’utopie, outil de contestation

13La transformation de l’utopie narrative à l’utopie programme est encore plus manifeste dans l’œuvre disparate de l’abbé de Mably, dont la dimension utopique est par ailleurs moins évidente, ou moins marquée, que dans celle de Morelly. C’est le décryptage de la fonction de l’utopie dans la carrière de Mably qui est le point central de cette deuxième partie, qui porte sur « La république utopique de l’abbé de Mably » (p. 107‑216). Le premier texte sur lequel se penche S. Roza est le dialogue, datant de 1758, Des droits et des devoirs du citoyen. Un passage utopique, localisé au cœur du dialogue, décrit « un scénario de contestation progressive de l’ordre établi » (p. 111). L’objectif, passablement séditieux, est de suggérer, d’élaborer un programme politique réformateur de la monarchie française. Chez Mably, la question utopique se rattache à une réflexion d’ordre anthropologique : il s’agit de poursuivre la philosophie politique des juristes qualifiés de « naturels ». Selon les concepts propres aux jusnaturalistes4, que Mably récupère à nouveaux frais, l’homme aurait deux qualités propres relativement à sa nature : la raison et la sociabilité. Ces deux qualités s’inscrivent dans une logique plus globale, et poursuivent un même but, soit celui de la tendance (naturelle) à l’autoconservation. C’est dans ce contexte anthropologique que Mably s’interroge sur la raison, sur la justification de l’organisation d’une société idéale. Au contraire de la théorie, fameuse et fortement critiquée, de Thomas Hobbes, stipulant grosso modo que l’institution de la société permet de contraindre la violence innée des hommes, Mably considère que « [l]e but de l’établissement d’une cité n’est ni la non-agression réciproque, ni l’attaque d’ennemis communs, ni le commerce, mais le “bien-vivre” » (p. 122).

14Cette notion de « bien-vivre », qui renvoie à l’ordre moral de l’utopie, est plus aisément atteignable dans la communauté des biens, celle-ci étant vue comme le dispositif social le plus à même d’exalter la liberté individuelle au profit du bien-être collectif. C’est en définitive la communauté des biens, autrement dit l’abolition totale de la propriété privée et de ses tares (compétition, violence, inégalité), qui constitue l’horizon moral de l’homme. En cela, la perspective mablyenne s’inscrit dans la conception perfectionniste de l’anthropologie : l’homme est perfectible, et ce perfectionnement passe nécessairement par la réformation de l’ordre social.

15Au contraire d’autres utopistes de la même époque, et au premier chef Morelly, Mably envisage l’utopie dans la longue durée historique. Pour ce dernier, l’amnésie du passé – faisant de l’histoire un cycle ininterrompu de catastrophes politiques – est responsable, dans les sociétés, des pires désastres. Mably en tire un principe général : si l’histoire se répète sans relâche, cela est une preuve que la nature humaine, elle, est absolument immuable, immune à l’usure du temps. Selon lui, l’histoire n’est qu’un réservoir de contre-exemples à ne pas imiter. Afin de reprendre le contrôle sur le temps, Mably propose aux Français de séparer l’événementiel du durable, « en fixant un certain nombre d’institutions et de règles susceptibles de substituer au flux non maîtrisé des événements, porteur de despotisme, un ordre régulier, réglé par de lois respectueuses des droits fondamentaux » (p. 135). Dans Des droits et des devoirs du citoyen, le rôle que joue l’utopie est proprement contestataire : elle n’est pas un plan, mais une critique à partir de laquelle il est possible de penser les réformes nécessaires pour changer le régime politique qui accable les Français.

16Dans des Doutes proposés aux philosophes économistes, un texte relativement mineur et circonstanciel, Mably poursuit sa réflexion sur l’utopie, qui prend alors une variante encore plus manifestement philosophique. Dans ce texte polémique, Mably s’attaque au lien que certains penseurs de l’économie postulent indissoluble entre propriétés personnelle, mobilière et foncière. Pour l’abbé, il ne saurait y avoir d’équivalence entre ces différentes parties de l’homme : la propriété privée demeure au centre de toutes les querelles, de toutes les guerres. Bref, la source même des dysfonctionnements sociaux se trouverait dans l’exaltation (européenne) de la propriété individuelle, qui crée, partout, de l’inégalité et de l’excès.

17C’est certainement dans De la législation, dialogue publié en 1776, que l’abbé de Mably pose le plus explicitement les termes « d’une articulation inédite entre utopie communautaire et utopie républicaine » (p. 176). Comme ailleurs dans son œuvre, l’utopie est d’abord, pour Mably, le lieu d’une discussion sur la nature de l’homme et des sociétés dans lesquelles il évolue. Pour qu’une société idéale soit mise sur pied, il importe que l’État prenne en charge les questions relatives à l’économie, à la religion et à l’éducation. Du point de vue des finances publiques, il faut que le trésor soit aussi minuscule que possible, afin de ne pas sécréter la cupidité des élus ; du point de vue de la religion, il faut tolérer les cultes dans la mesure où ceux-ci sont des liens politiques forts (le rôle de la religion étant, dans l’esprit de Mably, de renforcer le lien politique) ; du point de vue de l’éducation, il faut que la jeunesse soit formée sur les enjeux moraux et sur l’égalité entre tous (la morale se situe alors au cœur du lien social). Bref, la meilleure configuration politique est celle qui privilégie un lien social fort entre les individus et un État juste, c’est-à-dire égalitaire. En cela, le miroir renversé d’une telle société utopique serait tous les pays dont la monarchie encourage la paresse de certains membres de la communauté, et légitime en même temps l’injustice de certains magistrats devenus tout-puissants. Pour Mably, la réflexion qui lie utopie et perfection aboutit à une restructuration profonde du lien social : l’abolition de la propriété privée permettrait des individus plus libres, plus magnanimes, de même que des sociétés plus unies, et par conséquent plus fortes.

L’utopie à l’âge de la Révolution

18Dans la troisième et plus imposante partie de l’ouvrage, qui porte le titre « Gracchus Babeuf, utopiste en révolution » (p. 217‑355), S. Roza s’attache à décrire la dimension utopique de l’œuvre d’un citoyen pleinement impliqué dans les événements révolutionnaires. C’est un brouillon de lettre, destinée à un aristocrate et écrite en juin 1786, qui ouvre la réflexion de Babeuf sur l’utopie, qu’il place d’emblée au village, à la campagne. Les thématiques phares de l’imagination utopique s’y trouvent déjà : le gouvernement devrait être dirigé par des sages supérieurement justes, la communauté devrait être sous une surveillance extrême, la fraternité et l’entraide seraient les fondements de l’ordre social. Fait notable, chez Babeuf, la question de la communauté des biens n’est pas prise dans l’étau d’un idéal politique. Les institutions que sont la monarchie et l’Église peuvent, selon lui, coexister avec le partage universel des ressources et des biens. Cependant, ces institutions, sans être abolies, doivent être réformées pour qu’elles assurent le plein épanouissement de l’individu. Cette exaltation du potentiel humain passe, encore une fois, par une réflexion sur l’état de nature. L’objectif poursuivi par les sociétés humaines devrait être, ultimement, d’accomplir les vues de la nature elle-même, c’est-à-dire la satisfaction des besoins vitaux et la conservation matérielle de l’individu. Ainsi, dans cette perspective, la notion de progrès est limitée à l’atteinte de l’idéal d’égalité. L’utopie trouve ainsi dans l’histoire une matrice opératoire : pour Babeuf, le temps humain est envisagé comme la disparition successive d’inégalités fondamentales (les femmes, les pauvres, les dominés de toutes sortes).

19C’est dans le Cadastre perpétuel, dédié à l’assemblée nationale en 1789, que la réflexion utopique de Babeuf s’inscrit le plus nettement dans l’actualité de la Révolution. La distinction sur laquelle s’ébauche l’utopie concerne la distance séparant lois naturelles et lois sociales. Ce sont les lois sociales qui ont la charge de corriger les inégalités produites par les “lois naturelles” » (p. 280), essentiellement parce que les lois naturelles ne sont pas égalitaires en soi. Les lois sociales sont un rempart contre les dérives potentielles de la loi du plus fort, favorisant les individus qui sont naturellement plus robustes, plus doués, plus débrouillards. Ainsi, parmi les lois sociales de base se trouve la limitation du revenu personnel au strict nécessaire, puisque la distinction par le mérite et l’argent n’est qu’une construction sociale (et culturelle) jugée néfaste. Autrement dit, les lois naturelles sont par définition faillibles ; partant, il est nécessaire de les encadrer par des lois sociales permettant à l’individu de s’épanouir dans une collectivité égalitaire. Dans le contexte du Cadastre perpétuel, Babeuf utilise l’utopie comme un outil d’émancipation qui, dans le cadre urgent de la Révolution, permettrait au citoyen de prendre racine dans une communauté des biens déchargée des inégalités d’avant.

20Pendant la Révolution, Babeuf, profondément impliqué, travaille activement à l’idée d’une égalité généralisée, qui serait, en définitive, le véritable objectif de toute transformation sociale d’envergure :

l’égalité au sens plein du terme, c’est-à-dire une égalité qui ne se limite pas aux droits politiques mais qui assure le plein exercice de ces droits à tous, impliquant que le minimum vital soit assuré (la subsistance), que les moyens intellectuels soient à la disposition de chacun (l’éducation) et que les règles communes soient toujours conditionnées par l’approbation majoritaire (la souveraineté). (p. 308)

21Au contraire de Mably, Babeuf projette la communauté de biens dans le futur proche (plutôt que de trouver des exemples approchants dans le passé), comme le terme, en quelque sorte, de la Révolution alors en marche.

22Babeuf est ancré dans son époque et, conscient que la communauté des biens n’est peut-être pas une option réaliste, du moins à court terme, privilégie alors un mode de production fondé sur la distribution. Dans La Conjuration des égaux, Babeuf se montre de plus en plus en faveur d’un modèle autarcique, abolissant le commerce entre nations. Dans cette ultime variante de l’utopie, Babeuf favorise des institutions fortes, dont le mandat serait la moralisation de la vie individuelle comme collective, en remplaçant la peur par la vertu dans une perspective républicaine.

Vers une politisation de l’utopie

23Au sortir de ce parcours monographique et biographique, S. Roza conclut qu’il y aurait, à travers le temps, « une politisation progressive de l’utopie » (p. 357), dont le principal impact serait un changement de forme : elle passerait du roman imaginaire au programme politique. Cette mise en relief du politique dans l’utopie s’illustre surtout dans les liens entre histoire et société idéale ; la réflexion utopique s’insère de plus en plus dans les débats philosophiques et sociaux. Il s’agit moins d’un rêve, que la fiction met à distance, qu’un espoir, qu’une volonté éventuellement mise en application. Ce qui unit les perspectives de Morelly, de Mably et de Babeuf, c’est la constante mise en valeur de la communauté des biens (dans des variantes certes différentes dans le détail), comme forme d’organisation sociale supérieure à toutes les autres façons de structurer le monde.

24S. Roza insiste pour ne pas produire des filiations explicitement marquées entre ces différents auteurs, préférant, à juste titre, parler d’affinités électives :

[l]es pensées de Morelly, Mably et Babeuf puisant aux sources de l’utopie classique, présenteraient trois versions successives de la communauté des biens, des versions qui présenteraient des traits communs, avant tout parce que ces traits constituent autant de prises de position relatives à une attitude similaire face au monde. (p. 365)

25Pour Morelly, l’utopie est un outil critique, restant au stade de la pensée théorique, qui est au service de la moralité : la société devrait idéalement permettre à l’individu de s’épanouir dans la bonté. Selon Mably, la communauté des biens est l’idéal par excellence de l’homme, le point culminant de son progrès. L’utopie, en cela, est double, puisqu’elle est à la fois une conception de l’individu et une manière de penser la société. Chez Babeuf, l’urgence induite par la période révolutionnaire change drastiquement l’horizon de l’utopie : elle n’est plus un espoir lointain, elle est un programme politique que l’on pourrait appliquer dans le réel.

26Ce parcours, pour convaincant qu’il soit, laisse néanmoins quelques questions en plan. D’abord, il est parfois difficile de saisir la nature proprement utopique de certains textes mobilisés au fil de l’analyse, qui sont plus manifestement philosophiques ou théoriques. Ainsi, le mot « utopie », chez S. Roza, convient dès lors qu’une réflexion sur l’organisation (possible) de la société surgit, ce qui rend la notion tellement polysémique qu’elle englobe des textes qui ne sont pas (habituellement) associés à la tradition du genre. Ensuite, il aurait été important – ou à tout le moins intéressant – de sonder, en parallèle, des textes utopiques considérés plus classiques, qui continuent effectivement d’exister dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Les exemples littéraires choisis comme illustrations ou contre-exemples sont puisés chez des romanciers (Rousseau, Sade, etc.) qui ne sont pas toujours, ou épisodiquement, des auteurs utopiques. Cette comparaison – qui n’avait pas besoin d’être systématique – aurait pu être utile pour démarquer la production de Morelly, de Mably et de Babeuf de la tradition de l’utopie romanesque, prise dans la forme conventionnelle du récit de voyage. Enfin, la méthode employée, c’est-à-dire une série de lectures philosophiques appliquées, donne parfois l’impression d’une addition d’analyses de textes, intelligentes et bien menées, certes, mais qui fonctionnent de façon autonome.

27L’ouvrage de Stéphanie Roza n’en demeure pas moins une contribution importante pour les études utopiennes, ne serait-ce parce qu’il comble une lacune importante s’agissant des utopies de la deuxième moitié du xviiie siècle. Il s’agit surtout d’un livre marquant la nécessité de lire les utopies de près, sans l’a priori qui les a longtemps cantonnées dans des lectures téléologiques repliées sur elles-mêmes.