Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
Pierre Bayard

Pour la fiction théorique

Postface à : Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, Paris : Les Éditions de Minuit, 2007, 162 p., EAN 9782707319821.

1La réception dont a été l’objet il y a juste dix années mon essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? a suscité en moi un sentiment de perplexité qui ne s’est pas atténué avec le temps.

2Cette perplexité tient d’abord au succès du livre, devenu en quelques jours un best‑seller et traduit depuis lors en plus de trente langues, avec des perspectives de croissance qui semblent illimitées puisque est infini le nombre de non‑lecteurs dans le monde bien décidés, contre vents et marées, à se battre pour conserver ce statut et pour se voir reconnaître leur droit à parler de livres qu’ils n’ont pas lus.

3Mais ma perplexité tient aussi aux comptes rendus que j’ai lus dans la presse française et internationale, qui, pour la plupart, semblaient prendre le livre au premier degré et donnaient à penser que l’intention de l’ouvrage — comme le titre l’indiquait, il est vrai — était de délivrer des conseils pratiques sur la meilleure manière de se comporter en société quand la conversation en venait à porter sur un ouvrage important que l’on n’avait pas lu.

4Les conversations dans les médias, avec les journalistes, ne firent qu’accroître ma perplexité. Lors d’une émission de télévision animée par Guillaume Durand et à laquelle participait Carla Bruni, plusieurs intervenants s’élevèrent pour critiquer le projet dont j’étais porteur et j’eus beaucoup de mal à me justifier publiquement et à expliquer que le titre du livre ne devait pas être entendu au pied de la lettre — malgré l’aide de Carla Bruni qui vint heureusement à mon secours, arguant de sa pratique personnelle de la lecture en diagonale.

5Je pris dès lors le parti de prévenir mes interlocuteurs, avant chaque émission à la radio ou à la télévision, du caractère humoristique de l’ouvrage, qui la plupart du temps les avait d’autant moins frappés qu’ils ne l’avaient pas lu et s’en tenaient au titre. Je fus tout de même réconforté par la réaction de Bernard Pivot, à qui je signalais avant une émission cet aspect du livre et qui me répondit avec un large sourire par cette formule : « Sans blague ! »

6Mais les journalistes ne furent pas les seuls dont la réaction me frappa. De nombreux libraires qui m’avaient invité à présenter mon livre m’expliquèrent à quel point sa lecture les avait déculpabilisés. Découvrant une nouvelle forme de souffrance au travail, je compris combien certains vivaient mal d’être mis par leurs clients en position de conseillers littéraires sans avoir le temps matériel de lire tous les ouvrages qu’ils recommandaient ou déconseillaient.

7La réception à l’étranger accrut encore ma surprise. À sa sortie en Angleterre en janvier 2008, l’ouvrage fut largement commenté dans la presse anglaise, donnant même lieu à un débat dans un magazine à grand tirage sur la question de savoir ce qu’il adviendrait de l’enseignement en Angleterre si ma théorie de la non‑lecture était enseignée dans les établissements secondaires.

8Le courrier des lecteurs, qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui, ne fit rien pour me rassurer. Nombre d’entre eux m’expliquaient leur satisfaction devant la possibilité qui s’offrait à eux de cesser enfin de lire les livres intégralement. Des étudiants en classes préparatoires m’écrivirent pour me remercier de l’aide que mon ouvrage leur avait apportée dans la préparation de leur concours. Un ecclésiastique me raconta comment mon livre avait changé sa lecture de la Bible.

9Et je ne compte pas les plaisanteries en boucle des journalistes et des lecteurs autour du thème « Je n’ai pas lu le livre, je peux donc en parler », ou de l’anecdote à multiples variantes sur cet étudiant interrogé lors d’un oral et qui, à la question de savoir s’il avait lu tel livre, aurait répondu par cette formule : « Pas personnellement. »

10Toutes ces réactions, qui se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui sous une forme ou sous une autre, me donnent le sentiment que ce livre a fait l’objet dès le départ d’un gigantesque malentendu, malentendu dont je me réjouis dans la mesure où il a sans doute joué un rôle dans son succès, mais qui me conduit à m’interroger sur ma manière d’écrire et sur les soubassements psychologiques qui la déterminent.


*

11Une explication simple pour rendre compte de ce qui semble bien être un malentendu consisterait à le mettre sur le compte de l’humour.

12Celui‑ci était à mon sens clairement explicité dans le titre, comme dans la quatrième de couverture, qui spécifiait que la meilleure manière de parler d’un livre était de ne pas l’avoir lu et d’en discuter avec quelqu’un qui ne l’avait pas lu non plus.

13Mais parler d’humour impliquerait que je sois moi‑même en mesure de définir avec précision quels passages du livre me correspondent et quels autres ne me ressemblent pas. Or une double incertitude fait qu’il m’est difficile de trouver une réponse adéquate aux questions qui me sont posées encore aujourd’hui, faute d’être en mesure d’arrêter avec moi‑même, sur le sens véritable de ce texte qui continue à m’échapper, une position commune.

14La première incertitude tient au fait que je me reconnais dans certains énoncés alors que d’autres me demeurent étrangers. Pour m’en tenir à la première page du livre, j’affirme ainsi, ce qui est vrai, que je suis originaire d’un milieu où il y avait peu de livres. Mais j’affirme également que je ne lis jamais, alors que je suis au contraire un grand lecteur, et que je fais cours sans avoir lu les livres dont je parle, ce qui n’est évidemment pas le cas. Ainsi le texte, à un premier niveau de lecture, apparaît‑il comme tissé d’énoncés qui me représentent et d’autres en lesquels j’ai peine à me reconnaître.

15Mais la deuxième incertitude est plus difficile encore à gérer. Elle concerne des énoncés pour lesquels mon sentiment d’adhésion est variable, c’est‑à‑dire que je suis incapable de dire si je les reconnais ou non comme valides, puisqu’ils me paraissent certains jours totalement aberrants quand ils me semblent à d’autres moments marqués au coin du bon sens.

16Or ces énoncés ambigus ne sont pas isolés, ils constituent même la trame du livre. Il en va ainsi de la thèse principale selon laquelle il faut apprendre à ne pas lire, et pas seulement à lire. À un premier niveau, celui auquel une partie de la presse anglaise a pris le livre, il est absurde de défendre l’idée selon laquelle il importe d’apprendre à ne pas lire. Ce n’est en tout cas certainement pas la fonction des enseignants, surtout dans les temps qui courent, d’inciter les étudiants à se détourner de la lecture.

17Mais d’un autre côté — et j’insiste sur cette formule qui résume ma pensée si tant est que celle‑ci puisse un moment se stabiliser —, il n’est pas faux que les grands lecteurs dont je suis pratiquent par moments des formes de non‑lecture, qui ne manifestent pour autant aucun mépris pour les livres, mais participent au contraire d’une forme de respect à leur égard.

18Si je parcours ainsi cette description trop longue, quitte à y revenir plus tard, ce n’est nullement par mépris pour l’auteur, mais parce que j’ai envie de connaître plus vite la fin, et je me réserve de retourner la lire tranquillement à un autre moment. Et si je feuillette ce livre‑ci, c’est que j’ai envie de cette première lecture en diagonale, à laquelle feront suite demain des parcours plus littéraux, voire marqués par des reprises quand telle ou telle page me séduira au point de m’inciter à la relire ou à l’apprendre par cœur.

19Et ce livre que j’ai acheté il y a quelque temps et n’ai toujours pas ouvert pour des raisons mystérieuses, il a pourtant toute sa place dans ma bibliothèque, et il est important pour moi de le savoir là, avec la présence chaleureuse d’un compagnon de vie vers lequel je suis sûr qu’un jour je me tournerai pour lui demander conseil ou réconfort.

20La prise de conscience de cette dualité par rapport à mes propres thèses me permet de mieux comprendre le sentiment de gêne que j’ai ressenti devant les réactions à mon livre et ma difficulté à y répondre de manière uniforme. Je trouvais que mes interlocuteurs avaient raison de s’en prendre à la thèse apparemment défendue et je leur donnais pourtant tort de ne pas en reconnaître la justesse.


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21Or ce n’est pas la première fois, dans mon existence d’écrivain, que je suis confronté à cette difficulté à coïncider avec moi‑même. J’avais ressenti – et continue à ressentir – des sentiments analogues à propos d’un livre intitulé Demain est écrit, paru l’année précédant Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, premier volume d’une trilogie sur l’anticipation littéraire et artistique, qui comprend également Le Plagiat par anticipation et dont le dernier volume, Le Titanic fera naufrage, a paru cette année.

22Dans ce livre, je — je, si je peux dire, puisque c’est de cela qu’il est question — tentais de montrer comment il arrive à certains écrivains de décrire avec une relative précision non pas des événements de leur existence qui leur sont arrivés, ce qui serait banal, mais des événements ultérieurs, comme des rencontres amoureuses, des maladies ou les circonstances de leur propre mort. Ainsi Maupassant aurait‑il décrit avec un temps d’avance l’irruption de la folie dans Le Horla, Pouchkine sa mort en un duel dans Eugène Onéguine ou Jack London son suicide dans Martin Eden.

23A priori cette thèse est insensée, puisqu’il est difficile d’imaginer comment certains événements de notre vie future pourraient, par une forme de rétrocausalité, exercer des effets sur notre vie présente. Si j’excepte des moments de forte excitation psychique ou de prise de stupéfiants, je ne peux que considérer avec le plus grand scepticisme la thèse selon laquelle le futur influerait sur le présent, thèse que quelqu’un a pourtant défendue dans un livre qui porte mon nom.

24Mais est‑ce si sûr ? Le caractère convaincant de certains exemples du livre comme les nombreux témoignages d’écrivains et d’artistes qui me sont parvenus depuis m’incitent par moments à penser que cette thèse n’est pas nécessairement fausse, et qu’il arrive bien à certains créateurs de percevoir à l’avance et à leur insu les délinéaments de leur vie à venir.

25Pour dire les choses plus simplement, je me trouve donc en accord et en désaccord avec cette thèse de la prémonition littéraire, et il en va de même avec de nombreux énoncés que je formule dans mes livres, à propos desquels mon degré d’adhésion varie selon les jours quand ce n’est pas selon les heures de la journée ou selon mon humeur.

26Ce clivage entre ce que je pense et ce que je pense s’est creusé en moi au fil des livres, à mesure que s’imposait à mon insu un narrateur qui prenait la parole à la première page sans que je parvienne à limiter ses pouvoirs et développait des thèses qui me paraissent parfois intéressantes, mais parfois aussi totalement saugrenues.

27Cette figure de narrateur a véritablement surgi en 1996 avec un livre sur Proust, Le Hors‑sujet, où, dépossédé de ma propre voix comme par un phénomène de dibbouk, je vis avec une certaine stupéfaction mon occupant intérieur se lancer dans le projet titanesque, après avoir déclaré à la première phrase que Proust était trop long, de retirer les digressions, ou ce qu’il considérait comme telles, de la Recherche du temps perdu.

28Ce narrateur a entrepris depuis, dans le cadre de la critique interventionniste dont j’ai posé les fondements, de contester les solutions policières proposées par les écrivains dans Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet ou L’Affaire du chien des Baskerville, d’améliorer les œuvres dans Comment améliorer les œuvres ratées ?, de les attribuer à d’autres dans Et si les œuvres changaient d’auteur ? ou de se projeter lui‑même dans le passé, suivant un procédé analogue à Retour vers le futur, dans Aurais‑je été résistant ou bourreau ? ou Aurais‑je sauvé Geneviève Dixmer ?

29La délégation involontaire de mon écriture à un narrateur autonome a plusieurs effets, dont le premier est générique. La présence d’un narrateur‑personnage installé au pôle d’énonciation a pour résultat d’introduire une part massive de fiction dans des textes qui se présentent pourtant comme des textes théoriques. Telle est la raison pour laquelle je les présente comme des fictions théoriques, pour bien marquer que la part de fiction et la part de théorie s’y entremêlent, y compris pour moi‑même, de manière inextricable.

30Cette délégation à un narrateur sépare assez profondément, à mon sens, ces textes des écrits traditionnels de sciences humaines, où l’auteur et le narrateur tendent à coïncider. Il est en effet habituel de considérer que celle ou celui qui dit « je » dans un essai théorique est l’auteur(e), et que la personne réelle n’a pas des opinions différentes de celle qui utilise ce pronom. On imagine mal découvrir un jour que Jacques Rancière est en réalité un théoricien d’extrême‑droite, ou que Michel Onfray dissimulait derrière ses invectives un thuriféraire freudien.

31La seconde conséquence de cette désappropriation, liée à la première, est qu’il m’est très difficile de répondre aux questions sur ces livres, puisqu’il m’arrive souvent de ne pas partager les opinions de mon narrateur, ou de ne les partager que de temps en temps – et pas nécessairement le jour où l’on m’interroge à leur sujet –, et que je me retrouve dans la situation de défendre des thèses qui me sont étrangères, à l’instar d’un avocat qui serait commis d’office et devrait endosser le système de défense invraisemblable d’un criminel pour lequel il n’éprouverait en lui‑même guère de sympathie.

32Je suis ainsi contraint de gérer en permanence des situations de communication complexes où j’essaie d’expliquer à mes interlocuteurs, qui me prennent parfois pour un demi‑fou, que je ne me reconnais pas dans les opinions que j’ai développées noir sur blanc, et où je vois l’incompréhension grandir dans leur regard quand j’ajoute pour me rattraper que je suis tout de même d’accord avec ces thèses, même s’il conviendrait de prendre quelque distance avec elles, et ce en dépit de leur justesse profonde.

33Comme l’écrit le personnage d’Éric Chevillard dans La Nébuleuse du crabe, Crab « ne dit rien qu’il ne démente avec la dernière énergie et quantité de preuves à l’appui, quelques instants plus tard, avant d’opposer à ces mêmes preuves de solides arguments qui les ruinent définitivement, sauf élément nouveau. Or cet élément nouveau, Crab est toujours en mesure de le fournir. Sa ligne de conduite n’apparaît donc pas très nettement ».


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34Comment puis‑je rendre compte, d’un point de vue freudien, de cette énigmatique dépossession de moi‑même qui m’interdit d’avoir sur mes propres livres un point de vue uniforme ?

35Il m’est souvent arrivé de parler des narrateurs que j’héberge comme de paranoïaques, puisqu’ils semblent partager avec cette affection psychique un certain nombre de caractéristiques. L’une d’elles est un sens aigu et pathologique de la justice, qui les conduit aussi bien à contester les solutions policières de certaines œuvres qu’à entreprendre de rectifier ce qu’ils perçoivent comme des malformations littéraires, à attribuer les œuvres à d’autres auteurs que ceux de la couverture, voire à défendre des théories peu crédibles comme celle des univers parallèles.

36Une autre caractéristique de la paranoïa est la rigueur apparente avec laquelle est édifié le délire logique qui sous‑tend ses démonstrations. Car contrairement à celui de la schizophrénie, le délire paranoïaque possède sa logique propre, ce qui le rapproche d’ailleurs de la théorisation et nous enseigne sur elle, et il n’est pas anodin que Freud comme Lacan aient mis l’accent sur les points communs entre délire et théorie, ainsi que sur leur volonté similaire de construire du sens.

37Mais si la paranoïa peut qualifier la pathologie de ces narrateurs, à commencer par celui de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, obsédé par l’idée de lire le moins possible et de transmettre universellement son goût de la non‑lecture, elle ne suffirait pas à expliquer ce phénomène même de la dépossession, qui me conduit à laisser la parole à des personnages défendant des thèses dans lesquelles je ne peux raisonnablement — en tout cas pas toujours — me reconnaître.

38Aussi le modèle le plus convaincant n’est‑il pas selon moi le modèle freudien, mais plutôt celui des personnalités multiples, modèle qui naquit en France à la fin du xixe siècle avant d’être surpassé par celui de la psychanalyse et d’émigrer aux États‑Unis, où il connut son heure de gloire dans les années soixante, en particulier pour expliquer le comportement psychologique de criminels en série, qui donnaient le sentiment d’héberger en eux plusieurs personnes d’âges et de sexes différents, et parfois des familles entières.

39Popularisé par des films comme Psychose, ou plus récemment Split, le modèle des personnalités multiples semble réservé à des individus pathologiques et ne guère convenir à des personnalités moins ostensiblement troubles. Il est pourtant conforme à ce que nous enseigne l’expérience de la psychanalyse et à ce qu’elle nous fait découvrir de notre multiplicité interne et de notre difficulté à trouver à celle‑ci une place dans les limites du langage.

40Quiconque a fait l’expérience de la cure sait combien l’énoncé qu’il vient de formuler est souvent démenti par le suivant, plus proche de la vérité ou contradictoire avec le premier, sans qu’il soit jamais possible d’arrêter un moment la chaîne des mots sur une formule satisfaisante dans lequel il puisse reconnaître la particularité de son destin.

41Et c’est d’une certaine manière le but de l’analyse que de permettre au sujet de finir par trouver quelques termes singuliers qui lui paraissent exprimer le moins mal possible ce en quoi son expérience est incommensurable à toute autre, ce que le regretté François Roustang résumait avec humour en affirmant que le but ultime d’une analyse était pour le patient d’expérimenter l’incompréhension foncière de son psychanalyste.

42C’est cette multiplicité en nous de points de vue différents qu’essaie d’exprimer la fiction théorique, laquelle se propose de capter quelques‑uns des fantasmes inconscients qui nous traversent à la lecture des œuvres et de mettre en scène nos partages intérieurs, qui nous rendent inaptes à coïncider avec nous‑mêmes. Dans cet espace transitionnel de la rencontre avec l’œuvre, où cesse de dominer la logique des processus secondaires, Proust est et n’est pas trop long, le docteur Sheppard a tué et n’a pas tué Roger Ackroyd, et il est important et absurde d’apprendre à parler de livres que l’on n’a pas lus.

43Pour cette raison, et même si son choix me place en permanence dans des situations de communication complexes et parfois ingérables, le dispositif de la fiction théorique me paraît le mieux adapté – en tout cas en ce qui me concerne car je n’ai nulle prétention à en recommander l’exercice ou à le transmettre à quiconque – pour exprimer la diversité de notre vie inconsciente et les contradictions qui la tissent, si l’on dépasse le sujet de l’énonciation cartésien qui a souvent cours en sciences humaines.

44La fiction théorique présente l’avantage de ne pas offrir des théorisations monophoniques mais de donner à voir le mouvement même de la pensée en train de se constituer, une pensée infiltrée de fantasmes, de rêveries venues de l’enfance, d’énoncés contradictoires. Elle conduit donc à la production de textes mobiles, au sens de Calder, qui offrent peu de prise directe au commentaire, puisqu’ils sont construits de manière à se dérober à toute affirmation tranchée.

45Elle implique de ce fait un type particulier de lecteur, qui accepte l’idée – sans appeler immédiatement le SAMU quand on lui dit que l’on n’est pas d’accord avec ce que l’on a soi‑même écrit – qu’un texte de sciences humaines, comme une œuvre littéraire, puisse être peuplé de personnages et ne pas exprimer directement la voix de l’auteur, mais cette pluralité discordante de points de vue inconciliables qui constitue l’inconscient.

46En se refusant à proposer des affirmations univoques, elle rend implicitement un vibrant hommage à la capacité de la littérature, dont elle emprunte le principe de la polyphonie, de ne pas s’enfermer dans un discours réducteur, mais de proposer, par l’ambiguïté de ses énoncés et la pluralité des voix qui la traversent, des énigmes qui donnent à vivre et à penser.