Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Novembre 2017 (volume 18, numéro 9)
Augustin Voegele

Un triumvirat, une revue et un théâtre

Robert Kopp et Peter Schnyder (dir.),Gide, Copeau, Schlumberger. L’art de la mise en scène, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de La NRF », 2017, 336 p., EAN 9782072726385.

André Gide et le problème du théâtre

1C’est un ouvrage capital que le dernier recueil des « Entretiens de la Fondation des Treilles », dirigé par Robert Kopp et Peter Schnyder. Serge Bourjea, Marco Consolini, Laurent Gayard, Patrick Kéchichian, Frank Lestringant, Michel Leymarie, Pierre Masson, David H. Walker, sans oublier les deux éditeurs du volume : l’affiche est prometteuse, et l’ouvrage à la hauteur des promesses de l’affiche.

2D’André Gide, on pourrait penser que tout a été dit. Mais les gidiens, loin de se répéter, ou de remplacer la pensée par la polémique, travaillent de concert à renouveler, non l’œuvre de Gide elle-même, mais sa lecture. Il n’est que de lire les premiers mots de l’exergue pour comprendre l’esprit qui anime ce collège de chercheurs : « Notre entente ne s’établit pas autour d’un programme ; c’est notre programme qui [est] l’expression de notre entente » (Jean Schlumberger). Au « programme » de ce dernier opus collectif, L’Art de la mise en scène, autour d’André Gide, de Jacques Copeau et de Jean Schlumberger. Ce livre, tout en demeurant singulier, s’inscrit de la sorte dans un mouvement plus général de renouveau des études sur les usages gidiens du drame et de la mise en scène — renouveau que manifeste, entre autres, la tenue du colloque « André Gide et le théâtre » organisé à la Maison d’Espagne et à la BNF du 7 au 9 décembre 2017.

3Mais prévenons sans tarder un malentendu : la mise en scène, ce n’est pas le seul théâtre. C’est ce que notent R. Kopp et P. Schnyder dans leur avant-propos : « tout relève peu ou prou du théâtre : la vie sociale […], les relations entre écrivains […], l’écriture […] et même, dans le cas de Gide, la critique » (p. 9). La critique gidienne : on sait que P. Schnyder a donné sur le sujet un essai qui a fait date (Pré-textes : André Gide et la tentation de la critique, Paris, Intertextes, 1988). Il reprend ici, en la renouvelant considérablement, sa réflexion sur la posture critique adoptée par Gide, et sur la mise en scène dont s’accompagne cet ethos. Cette mise en scène de l’activité critique est à la fois artistique, esthétique, éditoriale, symbolique, culturelle, sociale et économique (voir p. 71-72) : il s’agit, pour Gide, de maîtriser sur tous les plans son image de critique. Car, s’il lui plaît de s’échapper à lui-même, s’il aime à se surprendre lui-même, et s’il redoute par ailleurs que ses lecteurs lui prêtent une identité figée et artificiellement cohérente, il tient néanmoins à affirmer sa qualité d’artiste : son devoir (à la fois culturel et social) est de donner des œuvres, et ce sont ses œuvres seules qui l’autorisent à juger (sans aucune forme de dogmatisme ou de présomption) celles des autres. En d’autres termes, pour Gide, l’émission de son discours critique doit être légitimée par une mise en scène de son activité artistique.

4Cette très riche contribution consacrée au caractère protéiforme et multidimensionnel de la pratique de la mise en scène est entourée d’études plus spécifiquement relatives à la question théâtrale chez Gide. Ainsi, Pierre Masson (p. 17-38) propose-t-il une analyse particulièrement intéressante du rôle, ou plutôt de la raison d’être de l’allégorie dans le théâtre gidien : l’allégorie, c’est la réalisation d’une idée — mais, au théâtre, c’est un vecteur d’abstraction, l’art dramatique étant sans doute la plus charnelle des expressions littéraires. Pourquoi, dès lors, Gide défend-il un théâtre où les mouvements de la chair comme ceux de l’âme sont mis à distance ? C’est que la part de la confidence est grande, dans Saül bien sûr, mais aussi dans Le Roi Candaule et dans Œdipe, à telle enseigne que l’allégorie appliquée au théâtre devient comme l’un de ces filtres figuraux qui permettent d’avouer (ou de s’avouer) l’inavouable. Est-ce là aussi ce qui explique la répugnance affichée de Gide pour les aspects théâtraux (mais non textuels) du théâtre ? Est-ce là ce qui explique qu’il ne cesse de vilipender acteurs et metteurs en scène (Copeau lui-même n’est pas épargné), qui semblent, après les virtuoses qui transforment les pièces de Chopin en morceaux de bravoure et de concours, ses victimes favorites ? Peut-être : on imagine volontiers Gide effrayé de voir incarnées sur scène ses hantises les plus intimes.

5Il n’en demeure pas moins que Gide produisit, sinon abondamment, du moins régulièrement pour le théâtre. David H. Walker consacre sa contribution (qui dialogue de façon très serrée avec celle de P. Masson) à une pièce inachevée, ou plutôt à un drame qui ne fut même pas véritablement commencé, et dont on n’a retrouvé, dans les papiers de Gide, que quelques ébauches : Le Curieux malavisé, d’après Cervantès. Inspiré à Gide par les chapitres 33 et 34 de la première partie du Quichotte, et rappelant assez évidemment Le Roi Candaule, ainsi que certains passages des Caves du Vatican relatifs aux Blafafoires, ce drame demeuré à l’état de projet en dit long sur ce que Gide attendait du théâtre (c’est précisément là l’une des richesses de ce volume collectif, qui prolonge et enrichit la réflexion pourtant a priori quasiment exhaustive de Jean Claude sur le théâtre gidien — voir André Gide et le théâtre, Paris, Gallimard, 1992). David H. Walker cite (p. 84) cette phrase du Journal de Gide, datée du 21 juin 1914 : « Le désir d’écrire une comédie me tourmente chaque jour et presque à chaque heure du jour ». Pourquoi le théâtre, et pourquoi en particulier la comédie ? Peut-être parce que Gide est attiré par l’« impersonnalité » (p. 89) propre aux personnages de théâtre — entendez : par une forme de singularité non personnelle qui laisse s’exprimer, via des mécanismes élémentaires qui sont ceux que décrit Freud dans ses textes sur le rêve et sur le mot d’esprit, les fantômes intérieurs de l’auteur, mais qui légitime par ailleurs la publication de ces hantises : non seulement elles peuvent se manifester sous la forme d’un pseudo-simulacre, mais surtout, elles peuvent intéresser (captiver) le lecteur ou le public dans la mesure justement où l’auteur lui-même ne semble plus directement intéressé (concerné).

Jacques Copeau, le Vieux-Colombier et quelques spectres

6Le théâtre et les spectres : vieux sujet, que Serge Bourjea parvient à renouveler brillamment en proposant une analyse « hantologique » (c’est-à-dire à la fois valéryenne et derridienne) des « manifestes » du Vieux-Colombier. L’enjeu est le suivant : déterminer qui hante Copeau dans les moments-clefs de sa carrière théâtrale. De très nombreux noms viennent sous la plume du chercheur de l’Université de Montpellier : citons, dans le désordre, Edward Gordon Craig (dont les réflexions sur l’art du théâtre influencèrent un Copeau pourtant réticent), Paul Fort (qui s’attacha à « donner la poésie en spectacle » – voir p. 118), André Suarès (et le Théâtre du Peuple de Bussang), mais aussi Shakespeare, Diderot, Marx, Ibsen, Strindberg, Maeterlinck, Lugné-Poe, André Antoine, Vsevolod Meyerhold… Sans oublier les peintres (Sérusier, Bonnard, Picasso), les compositeurs (Debussy, Fauré, Satie, Reynaldo Hahn), les institutions du spectacle (le Moulin Rouge, les Folies Bergères, le Casino de Paris)… Bref, c’est une synthèse spéculative de haut parage que nous offre S. Bourjea.

7Mais les angoisses de Copeau sont aussi (d’abord ?) d’ordre religieux : c’est ce qu’établit l’article de Patrick Kéchichian, qui étudie le rôle du motif du commencement dans l’imaginaire théâtral et religieux du metteur en scène. Si le journaliste et critique compare la trajectoire spirituelle de Copeau à celle des « convertis de la guerre » (dont fait partie Henri Ghéon — voir p. 179), c’est pour mieux mettre en valeur la singularité du cheminement du « pape » du Vieux-Colombier. S’appuyant sur des données biographiques (la relation adultérine de Copeau avec Suzanne Bing, qui lui donna un fils, Bernard ; ses retraites à Solesmes ; les tentations de chaque jour telles qu’elles s’expriment dans son Journal…), P. Kéchichian fait le portrait d’un homme à la foi patiente, à qui l’esprit de prosélytisme était étranger, même si sa conception du théâtre (à la fois comme art, comme genre et comme lieu social) fut inévitablement influencée par son retour au sein de l’assemblée universelle des catholiques.

Redécouvrir Jean Schlumberger

8Jean Schlumberger est peut-être, des trois hommes dont s’occupe principalement le volume, celui qu’on connaît le moins bien. Plusieurs contributions permettent de se familiariser avec lui — à commencer par celle de Michel Leymarie, qui retrace la trajectoire éthique, esthétique et politique du natif de Guebwiller depuis la reprise de La NRF (en 1919) jusqu’à la mort de Jacques Rivière (en 1925). Posant la « question du lien avec les thèses de L’Action française » (p. 208), Michel Leymarie évoque (comme, on le verra, Laurent Gayard) la discorde entre Schlumberger et Rivière sur le problème de l’engagement ou non de La NRF en faveur d’une cause politique déterminée. Au-delà du Schlumberger « critique et créateur » (p. 211), c’est donc un Schlumberger politiquement vigilant, inquiet, lucide aussi (il ne se fait aucune illusion sur le traité de Versailles, ou sur l’efficacité de l’occupation de la Ruhr) que nous sommes invités à découvrir.

9« Cornélien » : l’adjectif que Robert Kopp choisit d’accoler au nom de Schlumberger est sans doute celui qui convient le mieux à l’auteur de La Mort de Sparte, tant les rencontres et le dialogue avec Corneille rythmèrent sa vie spirituelle. Mais pourquoi Corneille ? Parce qu’il est un « professeur d’énergie » dont la leçon peut être profitable aux citoyens d’une époque constitutivement veule (c’est l’avis également d’un Gustave Lanson ou d’un Paul Déroulède — voir p. 271-272). Mais aussi parce que « la pudeur, la discrétion, la retenue » (p. 276) sont des vertus cornéliennes particulièrement chères à un Schlumberger qui cultive, en littérature comme ailleurs, une forme d’impersonnalité. C’est de là que découle, entre autres, l’effacement de l’auteur dans ses romans, où la parole est laissée, très largement, aux personnages : le dialogue est une forme chère à l’écrivain, qui goûte d’ailleurs grandement le Jean Barois de Roger Martin du Gard, « roman réussi [à ses yeux] dans la mesure où il se rapproche d’une pièce de théâtre » (p. 263).

10Laurent Gayard donne, de son côté, un très beau texte sur la mise en scène de la guerre chez Gide, Copeau et Schlumberger. Outre les précises indications biographiques qui permettent au lecteur de se faire une idée de ce que fut la guerre de chacun des trois membres de ce prestigieux triumvirat, il faut signaler l’originalité du corpus retenu, L. Gayard citant et commentant (voir p. 236-240) des poèmes de guerre de Gide, de Schlumberger et de Drieu — poèmes qui, s’ils ne sont pas impérissables, mériteraient cependant que la critique leur accorde plus d’attention. Mais c’est surtout par l’aperçu qu’il donne des débats entre Schlumberger et Rivière autour de l’avenir de La NRF après la Première Guerre mondiale que cet article est précieux : Rivière (pourtant auteur, avec L’Allemand, d’un manifeste anti-germanique pour le moins virulent) veut, sans exclure des préoccupations de la revue les considérations actuelles, que La NRF reste relativement désengagée, tandis que Schlumberger (qui peut compter sur le soutien de Ghéon) voudrait en faire une revue partisane — et c’est ainsi que se met en place une intéressante scénographie des postures d’écrivains et d’intellectuels en cette période de redéfinition des tâches de la littérature et de la culture.

La NRF, le Théâtre du Vieux-Colombier et l’amitié

11Mais ce ne sont pas que des individus (Gide, Copeau, Schlumberger) qui sont au centre de ce recueil d’études : ce sont aussi des groupes d’amis et des institutions littéraires, à commencer, on l’aura compris, par La NRF et le Théâtre du Vieux-Colombier. Entre l’un et l’autre, quels rapports et quelle hiérarchie ? C’est la question que pose Marco Consolini, dont la contribution s’ouvre sur une double affirmation palinodique : « Le Théâtre du Vieux-Colombier a été le théâtre de La NRF […]. Le Théâtre du Vieux-Colombier n’a pas été le théâtre de La NRF » (p. 141). Introduction audacieuse, mais pertinente : oui, La NRF a constitué un « modèle éthique et relationnel » (p. 142) pour le Vieux-Colombier ; mais l’« orgueil », l’« autoritarisme », le « caractère dictatorial » qui constituaient l’« envers des admirables qualités de chef » de Copeau (ce sont les mots de Jean Delay, cités p. 153) ont contribué à dissocier (sans jamais provoquer pour autant de divorce) les deux institutions. On appréciera tout particulièrement la dimension pragmatique de la réflexion de M. Consolini, qui détaille les stratégies « commerciales » de Copeau (qui voulut fidéliser les spectateurs en créant notamment la société des Amis du Théâtre du Vieux-Colombier), et qui tente par ailleurs (avec succès à notre sens) de montrer en quoi le Vieux-Colombier, « conçu pourtant comme une entreprise ayant délibérément choisi l’adresse à un “moindre public” » (p. 171), préfigure les théâtres publics « démocratiques » des années 1950-1960.

12Aussi bien le Vieux-Colombier n’est-il pas qu’un théâtre : c’est une institution culturelle qui se voue à des tâches multiples, et qui accueille, entre autres, des conférences — dont celles, fameuses, de Gide sur Dostoïevski (1922). C’est sur ces conférences que s’arrête Frank Lestringant (p. 39-67) — mais aussi, surtout peut-être, sur les désaccords successifs de Gide et de Copeau, qui n’aboutirent pourtant jamais à une brouille sérieuse, même au moment de Perséphone (1934), ce mélodrame autour duquel s’affrontèrent, outre Gide et Copeau, Stravinsky, Ida Rubinstein, Kurt Jooss et André Barsacq (on se référera, sur le sujet, au brillant essai de Tamara Levitz, Modernist Mysteries : Perséphone, Oxford, Oxford University Press, 2012). En somme, ce sont les étapes (ou les stations) qui scandent le développement de la mésintelligence entre l’écrivain et le metteur en scène qui sont au cœur de cette étude qui permet, par contraste, de mesurer la force d’une amitié qu’aucune dissension ne sut troubler en profondeur.

13C’est cette amitié, élargie à un groupe d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes, qui fit que La NRF et le Théâtre du Vieux-Colombier purent se garder de tous les écueils, et éviter les pièges innombrables que tendit l’époque aux entreprises et aux institutions culturelles. Or, où l’amitié s’exprime-t-elle mieux que dans des lettres ? Il fallait donc que ce recueil rendant compte de recherches novatrices alimentées par l’analyse des documents qu’abritent les fonds Gide et Schlumberger de la Fondation des Treilles se close (p. 283-322) sur un florilège de lettres inédites échangées entre Schlumberger et Copeau entre 1908 et 1923. Ces quelques fragments d’une correspondance qui attend d’être éditée in extenso sont des documents plus qu’importants, qui contribuent à faire de ce volume ce qu’il serait même sans ce précieux supplément — à savoir un ouvrage de référence que tout amoureux de La NRF et de ses alentours se doit d’avoir dans sa bibliothèque.