Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Mars 2017 (volume 18, numéro 3)
titre article
Julien Côté

Dynamique(s) du groupe littéraire : microsociologies d’un objet polymorphe

La Dynamique des groupes littéraires, sous la direction de Denis Saint-Amand, Liège : Presses Universitaires de Liège, coll. « Situations », 2016, 192 p., EAN : 9782875621047.

1Le groupe littéraire, qu’il prenne la forme d’une bande d’amis, d’un cénacle, d’une école ou d’une Académie, qu’il se rassemble dans un salon, dans un café, dans un atelier ou autour d’une revue, qu’il produise peu, beaucoup ou même aucune œuvre, a fait l’objet de travaux relevant des approches sociales du littéraire depuis maintenant plusieurs décennies. En 1983, dans leur article « Approche institutionnelle du premier surréalisme (1919‑1924) », Jean-Pierre Bertrand, Jacques Dubois et Pascal Durand soutiennent que la « sociologie de l’institution littéraire » offre un modèle « particulièrement opératoire lorsqu’il s’agit de faire […] l’histoire d’une école, d’un mouvement1 ». Dix ans plus tôt, Rémy Ponton publie dans la Revue française de sociologie une étude sur le groupe du Parnasse, réalisée dans le cadre d’un séminaire animé par Pierre Bourdieu2 : elle sera la première d’une longue suite d’analyses qui porteront sur les luttes entre groupes littéraires au cours du xixsiècle3. Depuis, plusieurs générations de chercheurs issus des différents horizons des approches sociales du littéraire se sont intéressés aux diverses formes de collectivités qui structurent la vie littéraire.

2Le huitième numéro de la collection « Situations » des Presses universitaires de Liège – collection dirigée par Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand – propose ainsi de jeter un nouveau regard sur un objet qui traverse l’histoire récente des approches liant le littéraire et le social. La Dynamique des groupes littéraires, ouvrage collectif dirigé par Denis Saint-Amand, se penche autant sur la dynamique au sein des groupes – « sur les mécanismes de constitution des groupes littéraires et sur ce qui conduit à leur (inévitable) dissolution, sur leurs rites et leurs croyances, sur ce à quoi ils adhèrent et sur ce qu’ils rejettent, sur leurs forces de cohésion, sur leurs discours, sur ce qui les motive et les fait vivre, sur la manière dont ils se donnent à voir publiquement » (p. 5) – que sur la dynamique des groupes dans le champ littéraire. Dans son introduction, D. Saint-Amand affirme que l’étude des groupes littéraires s’est souvent restreinte à l’analyse des mécanismes de constitution ou de dissolution des groupes. C’est dans ce contexte que le chercheur propose d’envisager les « manières d’être » des groupes en optant pour une approche qui considérerait plutôt les échanges continus des membres. D. Saint-Amant propose ainsi de s’intéresser aux « conduites de vie »4, aux images de la collectivité – que ce soient les discours de présentation, les différentes formes de figuration5 que produisent les membres ou encore les mises en scène de soi extradiscursives –, aux rôles et fonctions distribués au sein de la collectivité, aux différences sexuelles, générationnelles ou ethniques qui structurent la cohésion du groupe, etc. Bref, le chercheur propose d’opter pour une méthode qui cesserait de s’intéresser uniquement aux moments charnières et qui prendrait plutôt en compte l’ensemble de la temporalité des groupes.

3Regroupant études de cas et réflexions transversales, l’ensemble de l’ouvrage, par la diversité des contributions qui le composent, offre un panorama des cas francophones et illustrent différentes approches possibles pour en étudier les rouages et les logiques.

Se positionner dans le champ : les groupes comme instances

4Comme le mentionne Joseph Jurt dans son article, « dès les années 1970, des chercheurs se réclamant de l’approche du champ se sont consacrés à des analyses de groupes littéraires en France » (p. 46). S’inscrivant dans la lignée de ces études, un ensemble de contributions s’intéresse au groupe littéraire en tant que vecteur de tensions et d’affrontements au sein du champ littéraire : positions, prises de position, stratégies rhétoriques, stratégies médiatiques et postures collectives sont décryptées et invoquées pour rendre compte d’un champ littéraire structuré, notamment, par des luttes symboliques entre groupes.

5Dans son article, J. Jurt reprend, synthétise et développe ses études précédentes sur les groupes symboliste et décadent en les articulant à celles d’autres chercheurs pour offrir une cartographie des luttes symboliques entre les principaux groupes de la seconde moitié du xixsiècle. Se concentrant sur l’évolution des symbolistes – des premiers admirateurs, en passant par le tournant de 1884 et les Mardis de Mallarmé, jusqu’au « début de la fin » que représente l’année 1891 –, J. Jurt présente les jeux de délimitation, d’opposition et d’adéquation qui structurent les rapports avec parnassiens, naturalistes et décadents.

6S’intéressant plutôt au champ littéraire belge de la fin du xxsiècle, Gérard Prunelle montre comment le Groupe de Liège, formation « ambiguë », puisque ne reposant sur aucune structure – « ni manifeste, ni discours théorique, ni dogme, ni stabilité de sa composition » (p. 178) –, semble se caractériser avant tout comme étant un label. Reposant sur un vaste réseau formé autour de Jacques Izoard et composé de poètes et d’organes de production et de promotion, le « Groupe de Liège », « élément rhétorique capital » (p. 177), serait avant tout une étiquette ayant permis d’augmenter la visibilité de Liège – qui subissait jusqu’alors l’attractivité des pôles que sont Paris et Bruxelles (p. 168). En positionnant la ville « contre et face à Bruxelles » (p. 178) et en s’articulant autour « d’une ouverture la fois large (la France [capable d’octroyer une dimension internationale au groupe]) et orientée (la modernité) » (p. 177), le groupe parvient à venir renforcer la position de Liège comme « centre-périphérique » (p. 168).

7Olivier Lapointe s’intéresse à l’apparition de l’Académie canadienne-française dans le champ littéraire et à la lutte médiatique qui s’ensuit : discours promotionnels et « contre-discours qui cherche[nt] à saper la légitimité de la nouvelle instance de consécration » (p. 144) fleurissent dans les journaux de l’époque. Articulée autour d’arguments nationalistes – « toute nation digne de ce nom doit se doter, comme la France, d’une académie nationale » (p. 148‑149) – et de la « convocation réitérée » (p. 148) d’un imaginaire de l’Académie Française, la stratégie médiatique de Victor Barbeau et de ses collègues, s’appuyant sur un vaste réseau de relations, se heurte rapidement à une opposition féroce. Journalistes et chroniqueurs hostiles au groupe insistent sur le manque de légitimité de l’Académie – elle n’émane pas d’une initiative étatique contrairement à l’Académie Française (p. 149) – et dépeignent l’apparition de cette nouvelle instance comme un processus d’autopromotion et d’auto-consécration.

8Si Paul Aron ne s’intéresse pas directement aux luttes et affrontements entre groupes, son article n’entre pas moins en dialogue avec les précédents en proposant d’articuler l’étude des groupes avec l’histoire sociale du monde culturel, c’est-à-dire en optant pour une approche qui ne se réduit pas à l’étude du champ littéraire, mais qui s’intéressent plutôt aux liens qui peuvent exister entre différents champs. Refusant la « territorialisation des recherches » (p. 73), P. Aron invite à considérer le groupe symboliste belge comme étant « lié à une “communauté émotionnelle” » (p. 83) composée d’un agrégat de créateurs, oui, mais également d’avocats, d’hommes politiques, de directeurs de centres culturels, d’esthètes et de beaucoup d’autres agents appartenant au monde social de la fin du xixsiècle. P. Aron montre comme les écrivains symbolistes belges disposent ainsi d’un important capital social qui leur permet notamment « d’exister par ailleurs, en opérant un fructueux va-et-vient entre le littéraire et les autres domaines qu’ils maîtrisent » (p. 83).

Se positionner dans le groupe : individualités & dynamiques collectives

9Si le groupe peut souvent passer pour une entité uniforme et stable dans les manuels d’histoire littéraire, il n’en reste pas moins qu’il est formé d’un ensemble d’individus qui y occupent différentes positions et que ces positions doivent être considérées non comme une fin, mais plutôt comme s’inscrivant dans un processus constant de restructuration. Les études de David Vrydaghs et d’Aline Marchand délaissent l’étude du groupe à l’intérieur du champ littéraire pour plutôt se concentrer sur l’étude de l’individu à l’intérieur du groupe.

10Dans son étude sur René Crevel, D. Vrydaghs montre comment une conduite de vie – « mode de régulation du collectif fondé sur la valorisation implicite d’une série de comportements et, partant, sur la mise au ban des attitudes dévalorisées » (p. 120) – en vient à désigner certains membres comme outsiders, c’est-à-dire comme individus transgressant les normes établies (l’homosexualité de Crevel, notamment, est perçue comme étant un comportement déviant par les surréalistes). Selon D. Vrydaghs, la réaction et l’attitude adoptées par ces outsiders viendront soit renforcer le poids de ces normes – « lorsque l’outsider accepte cette (dis)qualification et rompt avec le groupe » (p. 128) – soit « atténuer les tensions » (p. 128) – comme le fait Crevel en refusant les « effets d’éloignement » (p. 126), refus « visible par la multiplication des gages d’adhésion » (p. 126).

11En étudiant le colloque de Cerisy-la-Salle « Le Nouveau Roman, hier, aujourd’hui », moment de « cristallisation » (p. 155) du regroupement des néo-romanciers, A. Marchand en présente le fonctionnement interne en « repér[ant] les stratégies de positionnement des Nouveaux Romanciers, au moment où la marque néo-romanesque se transforme en Nouveau Nouveau Roman » (p. 161). La chercheuse dégage trois « modalités de positionnement » (p. 161) : l’exclusion distinctive, « stratégie individuelle de rupture avec le groupe » (p. 161) qu’exemplifie Butor ; la captation inclusive, stratégie épousée par Robbe-Grillet et Ricardou qui se présentent comme porte-parole du groupe ; l’adaptation sélective, positionnement incarné par Sarraute, Ollier, Simon et Pinget qui, quoique s’inscrivant dans le groupe, « manifestent leur singularité en sélectionnant dans leur travail les traits qui convergent avec le Nouveau Roman » (p. 163).

La peur de l’école

12Les groupes littéraires se distinguent notamment les uns des autres par le degré de liberté qui est laissé aux membres. Si le groupe, dans l’imaginaire qui s’y rattache, prend souvent la forme d’une école où un maître intransigeant châtie, rejette, pétrit et absout, plusieurs regroupements, tout au long du xxsiècle, se sont éloignés de toute forme de rigorisme doctrinal. Les articles de Michel Lacroix et d’Antoine Piantoni entrent ainsi en dialogue en invoquant, tous deux, des collectivités où l’absence de dogme devient un socle d’où s’élève le principe de régulation des groupes.

13M. Lacroix propose de distinguer les groupes-communautés des groupes-communion. Parcourant l’histoire des revues québécoises du siècle dernier, le chercheur constate que ces groupes se caractérisent par un refus de s’afficher comme étant des ensembles uniformes et unifiés : « on ne trouve ni papes ni chapelles littéraires au Québec » (p. 129). Contrairement à la France qui a eu son lot de groupes-communion – exigeant à ses membres « de rompre avec soi-même, avec la société, complètement, pour s’engager vraiment dans un projet de révolution littéraire (ou politique) » (p. 138) – le Québec, où de 1840 à 1960 la prédominance de l’Église catholique « était telle qu’une structure sociale, distincte et autonome, basée sur la Communion, était virtuellement impossible » (p. 136), serait traversé par des groupes-communautés revendiquant une polysémie de voix et au sommet desquels on ne retrouve pas un, mais plutôt une pluralité de maîtres (p. 133).

14A. Piantoni retrace la crise de la notion d’école qui commence à la fin du xixsiècle et qui s’opère au profit d’un autre terme, le groupe, qui s’accorde mieux à la promotion de l’individualité et de la singularité. Selon le chercheur, le cas du groupe des poètes fantaisistes illustre le rejet du terme école au début du xixsiècle : « en vertu du manque de rigidité qui est son principal marqueur, le groupe est perçu comme un espace de liberté où le principe communauté ne s’appuie sur aucune régulation interne coercitive » (p. 118).

Les quatre temps du cénacle

15Reprenant les principaux éléments du chapitre 3 de leur ouvrage L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au xixsiècle – seule étude d’envergure à s’être penchée sur les groupes littéraires de façon systématique et transversale (p. 6) –, Anthony Glinoer et Vincent Laisney proposent de « modéliser la temporalité institutionnelle du cénacle » (p. 20). Selon les chercheurs, au moins quatre phrases structureraient la vie du cénacle : une phase de formation, une phase de cohésion, une phase d’institutionnalisation et une phase de dissolution. La condition première à la formation d’un cénacle reste avant tout un réseau de relations (souvent amicales ou familiales) qui formera la « cellule-souche » (p. 22). Ensuite vient « l’homogénéité » des positions, nécessaire au sentiment d’évoluer entre soi, comme principe d’agglomération (p. 21). Une fois le groupe formé, la communauté vit un moment de cohésion durant lequel les adhésions communes et les aversions partagées cimentent le groupe. Si le groupe décide de quitter son isolement pour s’exposer au public, quatre défis – qui sont autant d’épreuves susceptibles de dissoudre la communauté – jalonneront cette phase d’institutionnalisation : « la dénomination (baptême du mouvement), la médiatisation (lancement du mouvement), la mobilisation (intervention collective) et la hiérarchisation (élection d’un chef) » (p. 26). Finalement, différents facteurs peuvent être invoqués pour expliquer la mort des groupes. Outre des facteurs conjoncturels (la disparition du chef, l’instabilité du lieu de réunion, un bouleversement historique, etc.), des « trajectoires dégénératives se dessinent » (p. 36) : l’appel d’ailleurs, l’absence de combat commun, un engagement trop fort ou trop faible sur le front littéraire, la contamination de la communauté par des éléments extérieurs (écrivains de second ordre, relations amoureuses, admirateurs), sont autant de causes récurrentes que l’autopsie révèle.

Œuvres de groupe

16Si l’étude des phénomènes socio-historiques demeure l’approche la plus souvent choisie pour étudier le groupe littéraire, l’étude des textes offre également des clefs pour en comprendre les principes de régulation, les mécanismes et les logiques. Caroline Crépiat, analysant les numéros du Chat Noir, montre comment la collectivité autour de la revue parvient à fabriquer une cohésion de groupe – malgré la diversité des horizons géographiques et esthétiques – et comment une logique de connexions entre les membres, reposant notamment sur « la mise en scène d’un sujet lyrique exclusif et, plus largement, d’une société centrée sur elle-même » (p. 97), structure les œuvres de cette communauté « qui ne cesse de s’auto-représenter » (p. 97).


***

17La diversité des contributions au sein de cet ouvrage illustre bien la nature polymorphe du groupe et la pluralité des approches possibles pour en étudier les rouages. L’ensemble permet de réaffirmer la pertinence de l’étude sociologique des groupes littéraires en montrant comment l’étude du « microsociologique » (p. 5) permet non seulement de mieux comprendre les positions et prises de position collectives aussi bien qu’individuelles, mais offre « également des clefs pour comprendre le fonctionnement du champ à une époque donnée » (p. 6) et, partant, les mécanismes de la vie littéraire. Il reste néanmoins dommage que les études se concentrent uniquement sur certaines zones de la francophonie (France, Québec, Belgique) : il y a fort à parier qu’une étude comparée prenant en compte différentes zones géographiques pourrait jeter un nouvel éclairage sur « la littérature vécue collectivement » (p. 16).